Réformer la gouvernance économique européenne
Le projet européen suscite de moins en moins l’adhésion des citoyens. Y adhérer, c’est croire à la nécessité de construire un destin commun aux peuples d’Europe qui forment un ensemble de 500 millions de personnes au sein d’un monde de 7 milliards d’individus encore en croissance démographique.
Selon le traité sur l’Union européenne, « l’Union est chargée de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples. […] L’Union œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein-emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique.
« Elle promeut la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres. »
Le désenchantement constaté actuellement tient au fait que les dispositions prévues par le traité sur l’Union ne sont pas respectées. En France, la clause du pacte social inscrite dans notre constitution, « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi », n’est pas non plus respectée.
La capacité de la zone euro à maîtriser sa monnaie a été sérieusement mise en cause
La seule façon de préparer vraiment l’avenir est de créer le capital humain et matériel public ou privé qui sera utilisé alors. Selon le grand économiste américain Robert Eisner1, c’est à cette seule condition que l’avenir de nos enfants et de nos petits-enfants sera assuré, en investissant dans les outils qui leur permettront de satisfaire leurs besoins.
L’innovation doit être au cœur d’une politique économique destinée à fournir aux citoyens une vie meilleure. C’est le moyen de garder suffisamment d’avantages compétitifs par rapport au reste du monde et de maintenir, voire de développer notre niveau de vie.
Les conditions pour innover
Savoir investir quand il le faut
Pour innover, des investissements matériels et immatériels très coûteux sont le plus souvent indispensables. Il faut agir à temps et avec des moyens financiers suffisants pour que l’innovation arrive sur le marché au bon moment.
On l’a souvent oublié en France et en Europe, c’est ainsi que des idées nées ici ont été reprises ailleurs, notamment aux États-Unis, où elles ont été amenées au stade de produits commercialisables, alors que nous en restions, en Europe, au stade des prototypes ou des produits de laboratoire.
Innover, ce n’est pas seulement acquérir des connaissances scientifiques et techniques, mais aussi développer un savoir-faire, qui se décline en méthodes de conduite de programme, en procédés de fabrication, en outillages, en formation et maintien à niveau d’équipes disposant des connaissances et des « tours de main » nécessaires, en méthodes d’assurance de la qualité, etc.
UNE MONNAIE UNIQUE DÉFICIENTE
La crise de l’euro
La crise financière, provoquée par l’insolvabilité de la dette titrisée et transformée par le système bancaire des ménages américains les plus pauvres, résulte de la mise à découvert des instruments financiers fondés sur ces actifs fictifs.
L’emploi vient principalement de la dynamique de l’économie
L’effondrement du système bancaire américain s’est propagé en Europe du fait de la diffusion sans contrôle de ces dérivés. La perte de confiance dans le crédit a fait peser un risque majeur sur le système bancaire, amenant les États à garantir les banques, soit par renforcement de la création monétaire, soit par des prêts ou des nationalisations permettant d’augmenter le niveau de fonds propres, diminuant l’effet de levier et le risque de défaut.
Dans la zone euro cette crise n’a pas pu être gérée au niveau de la Banque centrale européenne (BCE), qui ne disposait ni des outils ni de la légitimité pour le faire. Les États se sont trouvés en première ligne pour préserver leurs banques. N’ayant pas la maîtrise de l’émission monétaire ils ont dû s’endetter.
La crise de confiance s’est ensuite portée sur les États dont le niveau d’endettement paraissait excessif (Grèce, Irlande, Portugal) ou qui avaient des difficultés à soutenir leurs banques comme en Espagne. La capacité de la zone euro à maîtriser sa monnaie a ainsi été sérieusement mise en cause.
Une crise économique durable en Europe
Cette crise bancaire et financière a eu des effets directs sur l’activité économique, notamment en raréfiant le crédit aux entreprises, générant des baisses d’activité, du chômage.
Briser le lien entre risque bancaire et risque souverain
Le dernier élément en cours de mise en place est ce qui s’appelle l’Union bancaire. L’idée de l’Union bancaire est de viser, via deux mécanismes, à briser le lien (doom loop) entre le risque bancaire et le risque souverain. Les États (Espagne, Irlande) ont été amenés à se mettre en difficulté financière pour sauver leurs banques de la faillite. Ils ont la possibilité d’obtenir des aides pour soutenir les banques, mais ce sont eux qui restent garants du remboursement des fonds ainsi mobilisés.
Les États ont donc décidé de mettre en place un superviseur des banques, chargé de veiller à ce que les banques mettent en place les bonnes garanties de remboursement : le Mécanisme de supervision unique ou MSU5.
L’Union bancaire repose sur un deuxième mécanisme, le Mécanisme de résolution unique6 (MRU), chargé de traiter le cas des banques dont le bilan mettrait en évidence la faiblesse.
En revanche, tant qu’il n’existera pas un dispositif permettant au système financier de venir en aide lui-même aux banques en difficulté, il restera un risque important pour les États.
De plus, les conditions posées par les marchés financiers pour continuer à financer la dette des États, sous le contrôle de la BCE, du FMI et de la Commission européenne, les ont conduits à mettre en œuvre des budgets de rigueur, conduisant à une stagnation de la croissance, voire à des récessions encore plus graves, et à adapter leur marché du travail pour redonner de la compétitivité aux économies locales et retrouver de la croissance.
La zone euro, à l’exception de l’Allemagne, a ainsi connu une explosion du taux de chômage et une baisse ou une stagnation du PIB. Les difficultés du système bancaire ont mis fin à la solidarité implicite qui existait entre les États depuis la création de l’euro.
Le recyclage des excédents des balances de paiements générés par les pays excédentaires vers les déficits des pays déficitaires, qui a fonctionné dans les premières années de l’euro (et qui fonctionne normalement à l’intérieur des pays disposant d’une monnaie commune) n’a pas conduit au financement d’éléments productifs susceptibles de ramener à l’équilibre la balance des paiements des pays déficitaires, prolongeant ainsi la crise.
Une zone monétaire inachevée et non souveraine
La zone euro ne satisfait pas à tous les critères d’une zone monétaire optimale et l’euro n’est pas une monnaie souveraine. Dans la zone euro la mobilité des travailleurs est faible, les infrastructures intra- Union ne sont pas suffisamment développées, les règles pas suffisamment harmonisées, cela ne crée pas un espace économique unifié et dynamique.
L’absence de langue commune, frein à une appropriation collective, ne permet pas de générer un réel sentiment d’appartenance à un ensemble commun.
Comme le souligne Robert Mundell2, « dans le monde réel, bien sûr, les monnaies sont principalement l’expression de la souveraineté nationale ».
Des mesures d’urgence
Pour faire face à la crise de la zone euro, la BCE et les gouvernements ont été amenés à prendre différentes mesures pour conforter leur monnaie, souvent le dos au mur.
La création monétaire doit être limitée au financement de dépenses créatrices de richesse réelle
La BCE, en décidant de racheter sans limites sur les marchés secondaires, sous certaines conditions3, les obligations publiques des États membres au travers du programme OMT (Opérations monétaires sur titres ou Outright Monetary Transactions) mis en place le 6 septembre 2012, s’est dotée de capacités opérationnelles réelles et efficaces.
De leur côté, les gouvernements ont difficilement mis en place les moyens de garantir la stabilité du système monétaire de l’euro, avec le FESF (Fonds européen de stabilité financière) et le MES4.
Cependant, les soutiens apportés par le système sont subordonnés à la mise en place de conditions socialement coûteuses pour les bénéficiaires.
Des réformes trop limitées
Si les réformes engagées ont permis de mettre un terme provisoire à la crise de l’euro et ont donné de nouveaux instruments permettant de contrôler la situation monétaire, elles ne sont pas allées jusqu’à mettre en place un véritable gouvernement économique à l’échelle européenne, cohérent avec le marché unique, la politique européenne de concurrence ou le commerce international, au service du projet européen qui devait accompagner la monnaie commune.
Seule la BCE, dont la logique de fonctionnement est cependant très limitée par ses statuts, s’est dotée de moyens d’action lui permettant de préserver l’euro.
Redéfinir les interactions entre États
De plus, la mise en place de la monnaie unique impose, de redéfinir les interactions entre États participants, qui ne peuvent plus se régler par le jeu des taux de change : coordination des politiques budgétaires, programmes de développement économique compensant les éventuels écarts de compétitivité, mais aussi de gérer les relations avec le reste du monde.
Il reste nécessaire d’expliciter et de discuter ce que pourrait être ce « projet politique global », clé du bon fonctionnement de la monnaie commune. Cela suppose une coordination des politiques budgétaires par une organisation ad hoc dans le cadre du traité du MES, même si cela n’y figure pas explicitement.
Mais c’est une telle remise en cause des mentalités, de la répartition des pouvoirs entre États, qu’il y a fort peu de chances que cela puisse se produire sans que les États n’y soient acculés.
REVIGORER LE PROJET EUROPÉEN
Siège de la BCE à Francfort-sur-le-Main. © FOTOLIA
Mettre l’Europe au service de l’emploi
L’emploi vient principalement de la dynamique de l’économie, elle-même stimulée par la dynamique industrielle. Mais il y a aussi des causes structurelles liées à la fluidité du marché du travail, notamment à la mobilité géographique et aux moyens d’adapter la force de travail aux besoins.
Sur ces trois points, les situations des différents États de l’Union sont très différentes, et les politiques européennes devraient chercher à réaliser une certaine convergence, au moins pour faciliter la mobilité des travailleurs et l’adaptation aux besoins7.
Mais le point essentiel pour l’emploi vient de la prise en compte de l’objectif de plein-emploi des Européens par les institutions, Conseil européen, Commission, BCE, MES comme un des critères déterminants de leurs actions.
La BCE pourrait rapprocher son fonctionnement de celui de la Federal Reserve. Depuis toujours, la FED mène ses actions en vue de satisfaire à son objectif « d’emploi maximum ».
Responsabiliser les acteurs notamment financiers
La création monétaire au profit des banques doit être soigneusement encadrée pour éviter tout aléa moral (par titrisation des prêts aventureux, financement de fonds d’investissement prédateurs, etc.).
La séparation juridique et opérationnelle stricte des deux types d’activité bancaires, banque de prêt, dépôt et création de monnaie d’une part, banque de marché d’autre part, en créant des banques dédiées à chacune d’entre elles, permettrait aux États de ne plus être exposés aux risques de faillite des banques de marché tout en garantissant partiellement les dépôts.
Faire des choix industriels porteurs
Comme l’écrit Didier Lombard dans un récent ouvrage8 : « Les succès antérieurs européens dans les hautes technologies (télécoms, Ariane, Airbus) montrent que cette situation n’a rien d’inéluctable si nous savons réagir à temps et à la bonne échelle. »
« La politique c’est faire des choix. » Ces choix doivent reposer sur trois critères : la demande mondiale pour la production du secteur donné ; nos avantages compétitifs dans ce secteur, permettant de passer d’une vision du partage international du travail par les coûts à une vision du partage international du travail par les compétences9 ; l’existence d’un marché intérieur dynamique sur lequel s’appuyer.
Renforcer le rôle de la BCE pour financer l’investissement
Les politiques mises en place depuis 2008 ont très fortement ralenti l’économie.
La BCE, « Réserve fédérale » de l’Europe
L’Europe ne pourra continuer à compter dans l’avenir que si les pays qui la composent sont solidaires et décident de coordonner leurs plans d’investissement. Le financement correspondant devrait être assuré par des prêts de la Banque centrale européenne à un taux faible fixé par le conseil des chefs de gouvernement et le statut de la BCE modifié en conséquence. Tout risque de défaut d’un État disparaîtrait alors10.
La BCE, par un changement de ses statuts, devrait devenir la « Réserve fédérale » de l’Europe. Enfin, la création monétaire, que ce soit au profit de l’État ou du secteur privé, doit être limitée au financement de dépenses créatrices de richesse réelle.
La BCE n’étant pas en mesure de racheter des obligations souveraines sur le marché primaire, elle ne peut avoir de politique sélective sur les taux d’intérêt. Il faut lui donner cette possibilité d’adapter les interventions en fonction de la situation de chaque pays de la zone euro pour leur permettre de retrouver de la croissance.
Les déficits publics, s’ils sont nécessaires notamment en période de chômage important, ne doivent être que la contrepartie d’une croissance à terme des investissements publics matériels (infrastructures, défense nationale, sécurité publique, système de santé, entretien du patrimoine public, etc.) et immatériels (éducation, formation professionnelle, R&D à long terme, etc.), de bons déficits donc, et non des déficits subis comme aujourd’hui.
L’État serait alors à la base d’une création monétaire enrichissant la Nation et l’Europe ce qui contiendrait l’inflation. On ne doit pas avoir peur du libre-échange si l’on sait garder et développer les activités qui ont un avantage comparatif ce qui suppose d’investir dans le capital humain dans les domaines de l’éducation, de la formation et de la recherche.
L’intervention de l’État est indispensable pour que certains investissements soient effectués, c’est le cas des grandes infrastructures de transport et de télécommunications, le cas bien évidemment de l’éducation et des moyens militaires de défense.
N’oublions pas l’importance des avantages technologiques et la contribution qu’ont toujours eue les investissements de l’État pour les faire naître.
Pratiquer la préférence européenne
La pratique de la préférence européenne, inscrite dans les traités, doit être renforcée. L’application des règles de concurrence libre et non faussée ne doit pas interdire comme actuellement les regroupements souhaitables d’entreprises européennes ni les investissements publics de R&D favorisant l’émergence de nouvelles technologies dans les entreprises européennes.
Protéger de façon éclairée le patrimoine et les savoir-faire essentiels
Il faudra également mieux protéger le patrimoine européen en contrôlant soigneusement les demandes d’acquisition par des acteurs non européens concernant les entreprises stratégiques, les infrastructures et le patrimoine matériel et intellectuel des États européens.
Multiplier les plans d’austérité en réponse aux demandes des marchés financiers ne peut que contribuer à miner un peu plus la croissance et contribuer à renforcer la crise jusqu’au constat qu’il faut supprimer l’euro, ce qui serait à coup sûr une catastrophe économique sans précédent pour la plupart des pays européens.
Tous les décideurs politiques ou économiques auraient une responsabilité écrasante dans un tel échec. Ce n’est qu’en revenant aux raisons qui ont justifié la construction européenne, et le lancement de cette monnaie commune, en renforçant ce projet commun et en créant les moyens de fédérer son fonctionnement, que les Européens pourront sortir par le haut.
Il faut une mobilisation forte de tous les acteurs pour y parvenir et faire comprendre que l’avenir repose sur la mise en œuvre de plus de solidarité financière entre pays au travers d’institutions européennes efficaces.
__________________________________________
1. Robert Eisner (1922−1998) a été président de la prestigieuse American Economic Association. Son livre testament, The Misunderstood Economy : What Counts and How to Count It (Harvard Business School Press), publié en 1994, contient beaucoup de clés pour résoudre nos problèmes économiques actuels, même si certaines de ses propositions sont à adapter au monde d’aujourd’hui.
2. Robert Mundell est un économiste canadien, prix Nobel d’économie en 1999, à l’origine de la théorie des zones monétaires optimales.
3. Le pays doit faire l’objet d’un programme approprié du FESF ou MES, les obligations concernées sont d’une durée inférieure à trois ans et les liquidités créées sont neutralisées.
4. Le Mécanisme européen de stabilité remplace le FESF depuis le 27 septembre 2012. Cette institution financière, limitée à l’Union européenne, peut lever jusqu’à 700 milliards d’euros, pour aider les pays de l’Union s’ils satisfont aux exigences du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) avec un droit de veto pour l’Allemagne et la France du fait du poids de leur contribution supérieure à 20 %.
5. Sa responsabilité a été confiée à la BCE. Cette dernière doit tester les 124 plus grandes banques d’ici novembre 2014 et vérifier que leurs fonds propres et leur bilan sont cohérents avec les critères prudentiels postcrise.
6. Le fonctionnement du MRU est encore en débat. Deux thèses s’affrontent, d’un côté les partisans de la contribution des parties prenantes, banques, actionnaires, clients des établissements concernés, de l’autre ceux qui veulent que les États interviennent en garantie des avoirs des clients.
7. La Commission et les États membres ont lancé en 2013 un programme en ce sens.
8. L’Irrésistible Ascension du numérique, Odile Jacob, 2011.
9. Selon le rapport Gallois, un emploi dans l’industrie génère 3 ou 4 emplois dans le reste de l’économie.
10. La spéculation qui a provoqué la crise de l’euro portait principalement sur le risque de défaut sur la dette souveraine de pays membres. Si cette possibilité disparaît l’ensemble de la zone est solidaire. Les exemples japonais, américains montrent que si la zone monétaire est de taille suffisante le risque est faible.