Réformer l’école : pourquoi ? comment ?
De tout temps, il y a eu des échecs scolaires, des jeunes qui ne réussissaient pas à l’école, que l’école ne parvenait pas à faire réussir. Et même, l’ampleur de ces échecs était plus grande autrefois qu’aujourd’hui. La question de l’échec scolaire n’est donc pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est l’absolue nécessité de le réduire drastiquement, voire de l’éliminer. Car l’échec scolaire, moins ample qu’il y a quelques décennies, est plus grave, et pour le jeune qui en est victime et pour toute la société, son fonctionnement et sa cohésion.
Ses conséquences sont en effet beaucoup plus lourdes aujourd’hui (et le seront dans le futur), car l’insertion économique et sociale, la capacité à réussir sa vie dépendent beaucoup plus qu’il y a trente ans de la réussite scolaire. Le chômage, par exemple, non seulement est plus fort chez les peu qualifiés, mais ce handicap s’est accru depuis le milieu des années soixante-dix.
Être peu qualifié est un obstacle désormais quasi insurmontable pour trouver sa place dans notre économie, dans notre société. C’est la raison pour laquelle la Commission du débat national sur l’école, que j’ai eu l’honneur de présider, a axé son rapport sur la réussite de tous les élèves1.
Il faut alors réformer l’école, et c’est urgent, car il faut, et c’est urgent, que chaque élève désormais réussisse. Que l’école fasse vraiment réussir tous les élèves. Dans cette phrase qui trace l’objectif de la réforme, ce sont les mots faire (le faire et ne pas se contenter de le dire), vraiment (le faire vraiment, en s’organisant pour), tous (et notamment les élèves qui ont du mal à réussir), enfin réussir, qui sont essentiels. Que veut, en particulier, dire réussir ? Nous avons considéré qu’il fallait penser la réussite éducative comme un mélange bien dosé de deux exigences :
• d’abord fournir à chacun au cours de la scolarité obligatoire le bagage nécessaire à la poursuite de ses études et, au-delà, à la réussite de sa vie. C’est ce qu’il est convenu d’appeler la problématique du socle, et que le présent dossier illustre abondamment. Il faut faire en sorte que tous les élèves maîtrisent ce socle, c’est-à-dire que la problématique du socle ne peut se réduire à des questions de définition de ce qu’il contient, mais doit définir et appliquer les mesures et politiques nécessaires à cette maîtrise universelle. Le socle ne saurait être constitué à partir des disciplines ; il doit contenir les connaissances, mais aussi (et surtout) les compétences et les règles de comportement sans lesquelles le futur adulte (future personne, futur travailleur, futur citoyen) échouera dans sa vie ;
• ensuite, dès lors que le socle est maîtrisé et même en parallèle avec cette maîtrise, offrir aux élèves une variété plus grande, en diversifiant et typant davantage les filières et les options pour s’adapter plus à leurs souhaits et leurs talents et, par là, favoriser leur propre investissement dans leur réussite : la réussite scolaire dépend en effet – je m’excuse de rappeler ce truisme – de l’effort et du travail individuels, lesquels seront d’autant plus fournis par le jeune qu’on lui proposera, au-delà et en plus du socle, ce qu’il a envie d’apprendre : on ne fait guère boire un âne qui n’a pas soif.
Un système éducatif qui fonctionne pour, à la fois, faire maîtriser un socle commun à tous et proposer des cursus plus diversifiés et conformes aux souhaits de chacun, tel est l’objectif, l’enjeu central de la réforme. La part grandissante de l’école dans l’éducation et la socialisation de la jeunesse, la nécessité croissante d’être formé et qualifié pour trouver sa place dans une société démocratique de la connaissance font, je crois, de la réforme éducative le principal chantier à entreprendre dans notre pays.
Comment conduire cette réforme ?
En 2003–2004 ont été réalisés, sur l’initiative du président de la République, un grand débat national, destiné à faire s’exprimer tout le pays (et pas seulement les experts ou les politiques) sur les lignes souhaitables de notre système éducatif, puis une synthèse de ces souhaits en une proposition construite de politique, enfin une loi d’orientation et de programme qui a retenu quelques aspects de cette synthèse. Tout ce processus, très original, avec ses réussites et ses échecs, est désormais derrière nous, et il est inutile d’y revenir2. La loi, avec ses insuffisances, trace un cadre. Mais il faut rappeler que la réforme de l’école n’est pas exclusivement, n’est même pas d’abord d’ordre législatif. Elle réside au premier chef dans l’action quotidienne et opiniâtre, qu’il faut axer beaucoup plus sur les pratiques éducatives que sur les structures.
Le système éducatif est, en effet, pour l’essentiel, une » organisation de main-d’œuvre « , c’est-à-dire que son coût, son fonctionnement et sa réussite sont en majeure partie dépendants des hommes et des femmes qui y travaillent, professeurs et chefs d’établissement en particulier : c’est d’abord de leurs pratiques éducatives que résulte la capacité à faire réussir ou non tel groupe d’élèves, ou tel élève pris isolément. Et il faut savoir qu’en ce moment même, du fait du baby-boom de l’après Seconde Guerre mondiale, presque la moitié des enseignants et les deux tiers des chefs d’établissement et des inspecteurs sont en train de partir en retraite (d’ici 2013). C’est une occasion unique qu’il est urgent de saisir – en espérant qu’il ne soit pas déjà trop tard -, pour davantage orienter les personnes qui vont remplacer leurs aînés vers la réussite de tous les élèves.
Comment réformer ?
La première réponse est alors simple à énoncer sur le papier compte tenu de ces préliminaires : il faut bâtir une grande politique de la ressource éducative, toute aimantée, si je puis dire, par la réussite de tous les élèves : métier, recrutement, formation, évaluation, carrière, tels sont les sujets capitaux à réformer de façon prioritaire. Sujets connus depuis longtemps, sur lesquels existent nombre de rapports, dont les préconisations ne sont d’ailleurs pas toujours convergentes, ce qui implique de faire de vrais choix politiques. Le critère principal de la décision doit être, je le répète, de retenir en ces matières les dispositions qui se traduiront le plus (en probabilité ou en ampleur) par la réussite de tous les élèves : réformer le métier, les responsabilités, la formation (initiale et continue), l’évaluation, la carrière des enseignants et des chefs d’établissement, de sorte que leur capacité à faire progresser les élèves, et notamment ceux qui sont en difficulté, soit accrue.
Donnons un seul exemple : les pratiques pédagogiques doivent, plus qu’actuellement, être tournées vers cette réussite de tous ; cela signifie d’une part des pratiques qui se soucient beaucoup plus d’accompagner réellement et efficacement les élèves, plutôt que de transmettre simplement des savoirs. Non que ces deux objectifs soient antinomiques, bien entendu ; mais ils ne s’identifient pas : suivre, évaluer, aider les élèves doit être au cœur du nouveau métier d’enseignant – donc de sa formation et de son évaluation nouvelles.
Cette orientation générale des pratiques pédagogiques vers l’accompagnement et la réussite de tous doit d’autre part se doubler d’une certaine personnalisation : tous les élèves ne progressent pas, ne comprennent pas de façon identique, ni au même rythme, ni de la même façon, ni sur les mêmes supports, ni à partir de la même curiosité, etc. D’où une attention quasi individuelle, une capacité à diversifier ses façons d’expliquer, de suivre, d’aider, qui constitue proprement le cœur du métier : l’enseignant doit devenir un professionnel, ou un spécialiste de la réussite de tous les élèves3. Cette seule exigence a d’immenses conséquences. Et c’est précisément l’objet de cette politique de la ressource éducative que de les tirer.
Le second axe de la réforme part de l’idée élémentaire qu’il est difficile, dans les établissements et dans les classes, de faire réussir tous les élèves, plus exactement que c’est différemment difficile. Même si l’on forme, recrute, évalue et aide autrement les enseignants et les chefs d’établissement, pour qu’ils travaillent autrement, les situations, les possibilités, les difficultés ou facilités de faire progresser les élèves sont extrêmement variables selon les élèves, et donc selon les établissements, écoles primaires, collèges et lycées.
D’où le second axe central de la réforme : il faut davantage qu’aujourd’hui diversifier les établissements scolaires, et le faire de façon maîtrisée, ceci valant entre autres en termes de moyens éducatifs, quantitatifs et qualitatifs, entre établissements. De façon maîtrisée, cela signifie en sachant ce que l’on fait et pourquoi on le fait – ce qui implique d’évaluer les établissements, leur environnement, leur fonctionnement, leurs résultats, de donner plus de marges de manœuvre aux chefs d’établissement et aux professeurs, avec pour contrepartie de bien évaluer les résultats de ces initiatives accrues et d’en tirer les conséquences, enfin de beaucoup diversifier les moyens : postes et profils d’enseignants, de non-enseignants, ressources éducatives, financières, etc., doivent différer d’un établissement à l’autre.
Le relatif échec, depuis vingt ans, de notre politique de zones d’éducation prioritaire vient en grande partie d’une insuffisante diversification à leur profit : il est vrai, pour s’en tenir à ce seul critère, que plus de postes d’enseignants ont été implantés dans les écoles primaires et les collèges de ZEP qu’ailleurs, mais assez peu puisqu’en moyenne, en collège par exemple, il y a 22 élèves en moyenne par classe dans ceux qui sont en ZEP, alors qu’il y en a 24 dans ceux qui sont ailleurs. Deux élèves d’écart en moyenne, c’est substantiel (et d’ailleurs difficile à réaliser pour le cadre éducatif qui le décide), mais on comprend que cela n’ait pas eu beaucoup d’effet.
Au-delà du cas des ZEP, il faut précisément profiter des départs en retraite pour » reconfigurer » le système : faire beaucoup plus que remplacer les départs ici, et ne pas les remplacer tous là. Des classes dans des environnements culturels et sociaux très difficiles doivent avoir, par exemple, de cinq à dix élèves ; dans les environnements favorisés, elles peuvent au contraire contenir plus d’élèves qu’actuellement, sans dommage pour les progrès et apprentissages des élèves. Cette diversification maîtrisée ne doit pas être que quantitative. Ainsi, par exemple, en début de carrière, seuls des enseignants volontaires doivent être affectés dans des établissements difficiles (il faut les y avoir préparés à l’IUFM, et davantage en tenir compte dans leurs rémunérations et la poursuite de leur carrière qu’actuellement) : ceci, qui est proclamé depuis vingt ans, je crois qu’il faut enfin le faire.
Abbréviations
CEG : Collège d’enseignement général
CES : Collège d’enseignement secondaire
CNP : Conseil national des programmes
CPGE : Classes préparatoires aux grandes écoles
DEP : Direction de l’évaluation et de la prospective
EPLE : Établissement public local d’enseignement
HCEE : Haut Conseil de l’évaluation de l’école
IEN : Inspecteur de l’Éducation nationale
IPES : Indicateur des performances des établissements scolaires
IUFM : Institut universitaire de formation des maîtres
LOLF : Loi organique sur les lois de finances
PEGC : Professeur d’enseignement général de collège
PIRLS : Progress in International Reading Literacy Study
PISA : Programme international pour le suivi des acquis
SVT : Science et vie de la Terre
ZEP : Zone d’éducation prioritaire
Cette diversification doit être maîtrisée, ai-je écrit à plusieurs reprises, car elle ne saurait se traduire par des inégalités croissantes, sans être justifiées, entre établissements. C’est à viser à rendre ces derniers plus efficaces, à tendre vers l’égalité de la qualité de l’offre scolaire, qu’elle doit au contraire concourir. On peut alors, pour compléter ces quelques lignes, citer, sans l’approfondir, une condition essentielle pour que cette maîtrise soit effective et orientée vers l’égalité de l’offre : cela suppose que soit redéfinie, développée, enrichie la fonction de » cadre supérieur éducatif territorial « . Les inspecteurs, les cadres administratifs et de gestion (avec les chefs d’établissement eux-mêmes) seraient, dans cette perspective et après rénovation de leurs missions, de leur formation, de leur recrutement, de leurs moyens, les principaux animateurs et garants de la maîtrise de cette diversification, l’évalueraient, et seraient évalués notamment sur elle.
Pratiques éducatives orientées vers la réussite, diversification maîtrisée du système, tels sont, je crois, les deux axes principaux de la réforme : c’est à eux qu’elle doit s’attacher, c’est par eux qu’elle doit commencer.
Réforme de longue haleine, et qui suppose ténacité et courage. Mais rien n’est sans doute plus urgent, ni plus nécessaire (et possible) que de faire vraiment réussir tous les élèves : au-delà d’un mot d’ordre ou d’un slogan facile, ce devrait être une obsession de l’action. À vrai dire, ce devrait constituer un engagement de la Nation à l’égard de sa jeunesse.
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1. Cf. Pour la réussite de tous les élèves, rapport remis au Premier ministre le 12 octobre 2004, coédition La Documentation française et le SCEREN-CNDP.
2. Les documents et publications qui le décrivent sont accessibles sous plusieurs formes : d’abord en consultant le site Internet dédié à ce processus www.debatnational.education.fr, puis en se procurant les ouvrages qui en sont résultés : Les Français et leur École. Le miroir du débat, Dunod, avril 2004, le rapport de la Commission, cité dans la note précédente, et la loi elle-même du 25 avril 2005. J’ai par ailleurs relaté tout ce processus – débat, rapport et loi – dans un livre récent : Débattre pour réformer. L’exemple de l’École, Dunod, 2005.
3. Bien sûr, de nombreux enseignants font déjà cela, et bien. D’autre part, un article de loi le prescrit (article L.912–1 du code de l’éducation). Mais tout cela ne suffit pas, ne suffit plus. Il faut que ce soit réellement la pratique de tous les enseignants, et qu’elle soit surtout mise au service des élèves en difficulté.