Refuser la misère
Claire Hédon est journaliste et directrice des magazines à RFI. Engagée depuis vingt-cinq ans comme « alliée » avec ATD Quart Monde, elle préside l’association en France depuis 2015. Invitée par le groupe X‑Solidarités, Claire Hédon est venue présenter les orientations d’ATD Quart Monde.
Pour elle, les personnes en situation de pauvreté ont une expérience, des savoirs. C’est donc avec elles que nous pouvons, tous ensemble, agir pour trouver des réponses aux grands défis actuels.
L’année 2019 va être pour nous une année importante. Nous suivrons avec vigilance la mise en œuvre de la stratégie de lutte contre la pauvreté annoncée par le président de la République, le 13 septembre dernier. Par ailleurs, nous espérons que le débat autour des élections européennes de mai 2019 sera l’occasion de mettre au centre la question de l’égale dignité de tous.
Faire des personnes des partenaires
Certaines mesures du plan pauvreté sont intéressantes, comme encourager l’accès aux crèches des enfants de milieux défavorisés. Le président Emmanuel Macron a aussi annoncé « un choc de participation ». Le contenu reste à préciser. Nous voulons croire que les personnes en situation de grande pauvreté seront reconnues comme de réels partenaires pour l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques publiques visant l’accès de tous aux droits fondamentaux.
Surtout, l’ambition affichée par le président Emmanuel Macron d’« éradiquer la grande pauvreté en une génération » nous paraît essentielle. C’est la première fois qu’un tel objectif est proclamé au plus haut sommet de l’État.
Éradiquer la misère, seul objectif raisonnable
Dès la fondation du mouvement dans le camp des sans-abris à Noisy-le-Grand en 1957, Joseph Wresinski a affirmé que la misère ne se gère pas mais qu’elle se détruit. Il a mis en œuvre une approche très originale où les personnes en situation de pauvreté sont des partenaires incontournables de toute action sérieuse pour obtenir les droits fondamentaux pour tous et le respect de la dignité de tous. Joseph Wresinski a présenté les propositions politiques qui en découlent en 1987 dans son rapport « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » au Conseil économique et social.
Cette approche a aussi inspiré les Objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies adoptés en 2015, qui prévoient notamment « l’élimination de la pauvreté dans tous les pays et sous toutes ses formes » en « ne laissant personne de côté ».
L’action du gouvernement s’appuie sur la loi de juillet 1998 qui fait de la lutte contre la pauvreté et les exclusions un « impératif national » afin de garantir « l’accès effectif de tous aux droits fondamentaux » : emploi, logement, protection de la santé, éducation, culture… Le cadre législatif est là, il est temps d’agir.
“Les personnes en situation de pauvreté
sont des partenaires incontournables”
Ils résistent face au rejet et au mépris
En France, 2,2 millions de personnes survivent avec un revenu inférieur à 40 % du revenu médian, soit 680 euros par mois. Cent mille jeunes sortent chaque année du système scolaire sans diplôme ni qualification.
La violence de la misère casse des vies. Partout dans le monde, des enfants, des femmes et des hommes font face à la faim ou à des conditions de vie très difficiles, ainsi qu’au rejet et au mépris.
« Souvent, on ne nous croit pas. On ne cesse de décider sans nous, on ne nous demande rien », dit Maria. « Avec ma conseillère de la Mission locale, ça se passait tellement mal que j’ai bloqué son numéro de téléphone », confie un jeune.
Au Royaume-Uni, une mère de famille, qui a recueilli son fils lorsqu’il a perdu son logement, s’entend dire : « On réduit votre aide sociale. Prévenez-nous lorsque vous l’aurez mis dehors ! » Ailleurs, des familles sont chassées des villes au nom du développement économique : « Depuis que nous avons été déplacés, la faim est revenue. Ici, il n’y a ni travail, ni école, pas de centre de santé et même pas un lieu de prière. On ne tient que parce qu’on s’entraide », dit un père de famille. D’autres se retrouvent dans des zones inondables, polluées et dangereuses, comme ces habitants d’un quartier de Dakar où l’eau croupie stagne en permanence. Ensemble, ils s’efforcent de drainer des rigoles. Beaucoup tissent ainsi des solidarités et inventent des possibles, en pensant avant tout à leurs enfants.
Une solidarité créative et innovante
Cette résistance au quotidien est le moteur de projets innovants comme « Territoires zéro chômeur de longue durée ». Initié par ATD Quart Monde, ce projet est expérimenté dans dix territoires depuis 2017 et va être étendu. À l’origine, une conviction : personne n’est inemployable. En se mobilisant au niveau d’un territoire, en mettant au centre les personnes les plus éloignées de l’emploi, on peut créer de l’emploi.
Cette conviction suscite aussi des initiatives comme l’aventure de l’association 82–4000 : des passionnés de montagne permettent à des jeunes qui n’ont jamais approché un sommet de vivre l’expérience d’une randonnée en haute montagne.
Penser ensemble une autre société
Les personnes engagées dans notre mouvement s’associent au combat des personnes en situation de grande pauvreté en vue de construire une société autrement. À ATD Quart Monde, nous nous appuyons sur la contribution de tous, avec des partenaires divers – entreprises, mairies, services de protection de l’enfance, laboratoires de recherche.
Vivre dans la grande pauvreté, c’est aussi un autre regard et une autre compréhension du monde. Depuis plus de quarante ans, les Universités populaires Quart Monde permettent à des personnes exclues d’avoir un espace de réflexion. Elles mettent des mots sur leur expérience, la « croisent » avec d’autres personnes vivant des situations analogues et d’autres issues de divers milieux, et dialoguent avec des élus, des professionnels, des universitaires sur des thèmes divers : les exilés, le développement des jeunes enfants, le mariage entre personnes du même sexe, etc.
Croiser les savoirs
Le Croisement des savoirs et des pratiques est une manière d’être et d’agir et une philosophie qui permettent à des savoirs très différents, qui s’ignorent ou se rejettent, de se rencontrer. Cette démarche fait émerger de nouvelles compréhensions utiles pour faire reculer la pauvreté et l’exclusion sociale.
Elle a ainsi permis de changer des pratiques professionnelles pour des magistrats, des éducatrices de jeunes enfants, des médecins ou des enseignants qui ont suivi des coformations où professionnels et personnes en situation de pauvreté croisent leurs représentations.
Pauvres et cochercheurs
En suivant cette démarche, nous menons avec l’université d’Oxford une recherche sur les dimensions de la pauvreté dans six pays (Bangladesh, Bolivie, États-Unis, France, Royaume-Uni et Tanzanie). Les résultats, qui seront rendus publics à l’OCDE le 10 mai 2019, permettront d’aller au-delà des approches actuelles essentiellement monétaires.
Avec le CNRS et le Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), nous avons organisé en 2017 un colloque « Croiser les savoirs ? Recherches participatives avec les personnes en situation de pauvreté ». Et en 2018, nous avons lancé avec elles un espace collaboratif, des rencontres où militants Quart Monde ayant l’expérience de la pauvreté, chercheurs et praticiens examinent, chacun avec leur point de vue, des recherches en sciences humaines incluant la participation de personnes en situation de pauvreté.
Besoin de tous
Notre civilisation industrielle est à un tournant. Des changements majeurs devront intervenir pour éviter un désastre. Pour trouver des solutions, il est urgent de rejoindre les plus pauvres qui, chaque jour, inventent à partir de presque rien ce qui permet de faire vivre leurs proches.
Nos sociétés ont besoin de tous. Ceux qui vivent le fléau de la misère et aussi tous les autres, ceux qui en paraissent les plus éloignés, protégés par leurs diplômes qui leur garantissent de solides sécurités dans la société.
Depuis la fin des années 50, quand déjà des élèves de l’École participaient à des travaux de drainage au camp de Noisy-le-Grand, notre mouvement a toujours pu compter sur des élèves et anciens élèves de Polytechnique comme Bruno Couder (71), Jacques Gallois (45), Philippe Huet (75), Pierre-Yves Madignier (75), Eva Simon (2007), Xavier Verzat (77), Thierry Viard (71), Philippe Vidal (79) et beaucoup d’autres.
Nous avons tous à gagner à une société plus humaine et plus inclusive, engagée pour l’avenir de la planète. Nous vous appelons à nous rejoindre et à nous soutenir !
Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde
Né en 1917 dans un camp de réfugiés, fils d’immigrés polonais et espagnol, devenu prêtre en 1946, Joseph Wresinski découvre le bidonville de Noisy-le-Grand en 1957 où vivent 252 familles dans une immense et durable précarité. Il y vivra onze ans et fondera en 1966 l’association ATD Quart Monde qui a pour but de défendre la dignité et les droits des personnes vivant dans la grande pauvreté.
Homme visionnaire, il s’oppose à toutes formes d’assistanat : « Ce n’est pas tellement de nourriture, de vêtements qu’avaient besoin tous ces gens, mais de dignité, de ne plus dépendre du bon vouloir des autres. »
Son influence permettra la création en France du RMI et la reconnaissance par les Nations unies de la Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté, considérée comme une atteinte aux droits de l’Homme : « Là où des êtres humains sont condamnés à vivre dans la misère, les droits humains sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré. »
Il est l’inventeur de l’expression Quart monde, qui désigne le rassemblement des pauvres et des non-pauvres engagés dans un même refus de la misère, ainsi que du mot illettrisme, qu’il a combattu toute sa vie.
Pour en savoir plus www.joseph-wresinski.org
Pour approfondir
Grard (Marie-Aleth), Une école de la réussite pour tous, CESE, 2015.
Soule (Véronique), Un emploi, c’est mon droit, éditions Quart Monde, 2018.
Tardieu (Bruno), Quand un peuple parle – ATD Quart Monde, un combat radical contre la misère, La Découverte, 2015.
Tardieu (Bruno), Tonglet (Jean) (dir.), Ce que la misère nous donne à repenser, avec Joseph Wresinski, Actes du colloque de Cerisy, Hermann Éditeurs, 2018.
Actes du colloque au CNRS du 1er mars 2017, « Croiser les savoirs avec tou.te.s ? Recherches participatives avec les personnes en situation de pauvreté », téléchargeable sur croisersavoirs.sciencesconf.org
ATD Quart Monde https://www.atd-quartmonde.fr/