Regards croisés sur l’Allemagne
Regards sur l’Allemagne par deux de nos camarades qui y résident avec grand plaisir, l’un comme industriel qui nous parle du monde du travail et d’une nation multiculturelle, l’autre comme diplomate qui aborde le sujet de la relation franco-allemande.
Installé en Allemagne depuis 2004, Alain Hermann (99) travaille comme chef de projet chez Procter & Gamble, dans la région de Cologne. Cela lui a permis de faire certaines observations générales sur le monde du travail en Allemagne.
L’Allemagne est réputée pour son modèle de codécision entre direction et comité d’entreprise.
On peut toutefois régulièrement constater dans les médias que contrairement à une idée reçue, la confrontation sous forme de manifestation, de grève ou d’interruption brutale des négociations, n’est pas absente du paysage allemand, mais elle est davantage perçue comme un moyen de pression pour atteindre un accord plus favorable aux employés que comme une attitude de blocage.
Dialogue social
L’immigration est une composante fondamentale de l’Allemagne contemporaine. La venue d’immigrants de Turquie, d’Europe de l’Est ou des Balkans date de plusieurs décennies et va très probablement se poursuivre.
Lors d’un salon de jeunes diplômés où je représentais Procter & Gamble, j’ai constaté que la grande majorité des diplômés de disciplines scientifiques étaient arrivés en Allemagne pour étudier et cherchaient à y rester pour travailler.
Plusieurs collègues originaires de France ou d’Europe du Sud avaient initialement prévu de rester deux à trois ans puis de repartir. Plusieurs années après, ils sont toujours là, convaincus par la qualité de vie – moi aussi, du reste. Ils ont fait venir leur partenaire et, pour certains, ont même pris la nationalité allemande.
A. H.
Le comité d’entreprise se consacre à un seul sujet à la fois, par exemple l’égalité salariale entre permanents et intérimaires ou des modèles de 3 x 8 moins pénibles pour les employés. Il choisit ensuite le moment opportun pour avancer ses pions dans le respect des intérêts de l’entreprise et du site, la concurrence entre les sites pour réduire les coûts de production étant vive.
Certes, la situation économique étant favorable, les syndicats ont une marge de manœuvre plus importante que dans d’autres pays, mais cette attitude constructive s’est aussi manifestée pendant la crise de 2008–2009, où les employés ont été mis temporairement à temps partiel (Kurzarbeit), subventionné par l’État.
Cela a permis aux entreprises de réduire les coûts tout en conservant les compétences.
Un jeu gagnant-gagnant
À Paris, une campagne promotionnelle peut vanter les mérites de l’apprentissage professionnel en alternance. Ce type de campagne n’est pas nécessaire en Allemagne, où l’apprentissage bénéficie d’une notoriété et d’une reconnaissance importantes.
Les entreprises formatrices, grandes comme petites, peuvent observer leurs apprentis, et conserver les meilleurs, garantissant ainsi un flux continu de bons techniciens déjà habitués au fonctionnement de l’entreprise. Les meilleurs techniciens du site, en particulier ceux qui sont assignés aux gros projets globaux, sont en grande majorité passés par l’apprentissage interne.
Pour l’anecdote, la cafétéria du site de Procter & Gamble forme également des cuisiniers, même si c’est loin d’être son core business. Reprendre ensuite des études pour atteindre des postes de management est assez fréquent, mais demande bien sûr un investissement en temps conséquent, surtout si cela se produit en parallèle de la vie professionnelle.
Une nation multiculturelle
L’Allemagne a une réputation de pays peu excentrique et tourné vers l’extérieur. L’organisation de la Coupe du monde de football en 2006 a marqué un tournant. Le slogan du tournoi, Die Welt zu Gast bei Freunden, « Le monde est invité chez des amis », a vraiment été mis en pratique.
DO YOU SPEAK GERMAN ?
Au cours de mes premières années en Allemagne, mes collègues allemands m’ont souvent abordé en anglais et il a été souvent nécessaire de répondre plusieurs fois en allemand pour qu’ils « acceptent » de changer de langue.
Cela part d’une bonne intention, mais n’est pas probablement pas la meilleure méthode pour inciter quelqu’un à apprendre la langue locale.
A.H.
L’équipe d’Allemagne, plus jeune, plus « multiculturelle » et plus sympathique que les précédentes, ainsi qu’une météo exceptionnelle, ont aussi contribué à donner l’image d’un pays accueillant et ouvert.
Bien sûr, tout n’est pas rose. Les mouvements populistes comme Pegida ou AFD ou les cellules criminelles néonazies en témoignent. L’arrivée massive de réfugiés au cours des derniers mois représente un défi colossal. De manière générale, les habitants des grandes villes comme Berlin, Munich ou Cologne seront probablement plus ouverts aux étrangers que ceux des petites villes de l’Est.
Mais cela ne doit pas masquer le fait que l’Allemagne devient de plus en plus un pays multiculturel.
Les Français médiateurs
Pour des raisons économiques évidentes, le nombre d’arrivants d’Europe du Sud a beaucoup augmenté ces dernières années. Les Français peuvent jouer un rôle de « médiateurs culturels » entre les mentalités allemandes et méditerranéennes qui, sans entrer dans les clichés, peuvent être assez différentes.
Lors d’un de ses premiers projets, il a fallu à Alain Hermann arrondir les angles entre le bureau espagnol d’ingénierie, adepte d’une certaine « souplesse » méditerranéenne, et l’entreprise allemande d’installation, tout en « rigueur » germanique. Il a fallu faire preuve de doigté pour concilier les contraires.
Les Français et leur culture sont appréciés dans ces situations de médiation, mais aussi plus généralement. Beaucoup d’Allemands s’excusent presque de ne pas avoir retenu le français appris à l’école des années auparavant.
Il est possible de se débrouiller en anglais, en particulier dans les grandes villes, mais, comme dans tous les pays du monde, l’expérience est bien plus riche si l’on peut s’exprimer, même imparfaitement, en allemand, car on obtient ainsi l’opinion « non filtrée » de son interlocuteur.
De plus, parler l’allemand permet d’échanger avec les nombreux immigrants, en particulier les moins qualifiés, qui ont appris l’allemand sur place mais rarement l’anglais.
DIALOGUE D’AVENIR
Le « Dialogue d’avenir franco-allemand » est un réseau franco- allemand auquel j’ai participé en 2010. Il regroupe chaque année dix Français et dix Allemands entre 25 et 35 ans qui ont un « lien particulier » avec l’autre pays, par exemple pour y avoir travaillé ou étudié.
Au cours de plusieurs séminaires, organisés dans différentes villes françaises et allemandes, divers sujets politiques, économiques, culturels sont abordés avec des experts reconnus.
Nous avons ainsi eu l’occasion de rencontrer à Berlin un des proches conseillers de la chancelière Angela Merkel. Cela a été, et est toujours, car nous avons une association d’anciens très active, l’occasion de rencontrer des gens intéressants de milieux divers. Jusqu’à présent, les X ont été peu représentés dans ce programme créé en 2007, alors que la formation généraliste de l’X s’y prête pourtant bien.
A. H.
De chaque côté du Rhin
Stéphane Reiche (03) travaille en Allemagne depuis un an, et bien que basé à Berlin, il a professionnellement « un pied de chaque côté du Rhin », si l’on considère l’ambassade comme une excroissance du territoire français.
Un pied de chaque côté du Rhin, sans être englouti par les flots (au fond, le rocher de la Lorelei). © FRANCK MONNOT / FOTOLIA
Sur un plan plus personnel, son origine franco-allemande, le fait d’avoir grandi en Alsace à quelques centaines de mètres de l’Allemagne et de la Suisse et d’avoir poursuivi sa scolarité dans un lycée franco-allemand renforcent cette impression de semi-immersion, de positionnement à l’interface de ce « couple franco-allemand » qui réapparaît comme un serpent de mer dès qu’il s’agit d’évoquer la construction européenne.
Au sein du service économique régional de l’ambassade de France, il est notamment en charge des sujets relevant du ministère français du Développement durable, tels que les transports, l’énergie et l’environnement.
Développement durable
D’un point de vue politique, les événements tragiques survenus au début de l’année 2015 (attentats de Charlie Hebdo, crash de Germanwings) ont contribué à renforcer la « fraternité franco-allemande », telle que l’a qualifiée le président Hollande lors de sa conférence de presse commune avec la chancelière Merkel, à l’occasion du Conseil des ministres franco-allemand (CMFA) du 31 mars 2015 : « Dans ces instants-là, nos deux peuples font corps. »
Ce CMFA a été l’occasion de s’engager sur un certain nombre de projets économiques communs, allant du financement de réseaux énergétiques transfrontaliers à la promotion des énergies renouvelables et de l’efficacité énergétique, en passant par le développement des infrastructures de recharge de véhicules électriques ; et toujours dans une perspective européenne.
En dépit – ou à cause – des différences dans leurs systèmes énergétiques respectifs, la nécessité d’une intensification de la coopération entre ces deux pays voisins engagés tous deux dans un processus de « transition énergétique » est grande, comme le souligne la déclaration conjointe sur l’énergie.
Une position commune
Depuis le CMFA du 19 février 2014, la défense d’une position commune franco-allemande dans l’élaboration du « 4e paquet ferroviaire » a été significative. A notamment été défendue la possibilité du choix de modèle de gouvernance, en particulier celui de l’entreprise ferroviaire verticalement intégrée, où la France et l’Allemagne reviennent à une situation similaire du fait de la loi de réforme ferroviaire française.
Il reste à voir sous quelle forme précise les deux volets de ce 4e paquet, le volet technique et le volet politique, seront adoptés, possiblement de façon imminente.
Compléments en Europe
DES DIFFÉRENCES SUBTILES
Tout comme le dialogue social, les discussions interministérielles sur un projet de loi sont non moins intenses en Allemagne que celles qui se déroulent en France.
Cependant, en l’absence de recours à une instance supérieure d’arbitrage, la chancellerie fédérale ayant un mandat moins fort que les services du Premier ministre, leur aboutissement peut être sujet à un processus plus long, qui, pour l’exprimer positivement, implique une anticipation accrue.
S. R.
Il paraît évident qu’en soi la relation franco-allemande ne suffit pas pour la réalisation d’une ambition européenne ; il est donc intéressant d’examiner à l’aide de quelques exemples concrets les possibilités et les difficultés de généraliser cette dynamique bilatérale. Ainsi, la déclaration franco-allemande sur l’énergie salue les travaux du forum énergétique pentalatéral (Benelux, Allemagne, France, Autriche, Suisse), ainsi que la plateforme de coopération électrique avec les treize États voisins « électriques » de l’Allemagne.
Par ailleurs, certaines propositions de la France et de l’Allemagne sont susceptibles de générer des oppositions fortes dans d’autres pays européens. Ainsi, la Pologne, la République tchèque et d’autres ont vivement réagi à l’introduction de nouvelles modalités du salaire minimum dans le transport routier de marchandises en Allemagne, mais aussi en France – les périmètres d’application étant cependant différents entre nos deux pays.
Sur un autre sujet, relevant du transport aérien cette fois, on peut signaler le retrait de « IAG » (British Airways-Iberia) de l’Association des compagnies aériennes européennes (AEA), du fait du désaccord avec la volonté de « concurrence loyale » à l’égard des compagnies aériennes des pays du Golfe, portée par la France et l’Allemagne au conseil des ministres des Transports en mars 2015. Notons que Qatar Airways est actionnaire à 10 % de IAG.
Négociations climatiques
Au-delà du simple horizon européen, l’élan franco-allemand à géométrie variable peut se retrouver sur d’autres terrains de discussions, à l’instar des négociations climatiques, où l’Allemagne a affiché sa volonté de soutien à la France pour que la COP 21 soit un succès.
Ainsi, le 6e dialogue climatique de Petersberg (sommet international à la mi-parcours entre deux conférences climat) et la présidence allemande du G7, mais aussi les réunions de travail pour aider d’autres pays à formaliser leurs « contributions volontaires » à l’effort de réduction des émissions de gaz à effet de serre, ne sont que quelques exemples de cette implication allemande à l’international en faveur de l’obtention à Paris d’un accord universel et contraignant.
La défense d’une position commune franco-allemande a été significative dans l’élaboration du « 4e paquet ferroviaire ». HULLIE
LA PREMIÈRE SEMAINE EUROPÉENNE DU DÉVELOPPEMENT DURABLE
Un autre triangle que le fameux triangle de Weimar (Allemagne, France, Pologne) est celui composé de l’Allemagne, de l’Autriche et de la France.
Il aura permis de lancer, du 30 mai au 5 juin 2015, la première Semaine européenne du développement durable, qui prend la suite des semaines organisées respectivement dans ces trois pays et qui a vocation à être portée également dans d’autres pays européens, pour autant que la dynamique se poursuive.
S. R.
Ne pas sombrer
Sur un plan national, et bien que se voulant fer de lance des énergies renouvelables, les discussions actuelles autour de la limitation des émissions dans le secteur énergétique, et partant, celles provenant des centrales au charbon, font bien sentir que cet effort n’est pas sans prix pour l’Allemagne.
Si ces discussions, tant interministérielles que sociétales, où les enjeux environnementaux et climatiques affrontent les enjeux d’économie et d’emploi, aboutissent in fine d’une façon qui satisfasse les différentes parties, l’espoir outre-Rhin serait que cela ne puisse qu’en renforcer la crédibilité de l’Allemagne dans son implication internationale à empêcher que d’autres soient engloutis par les flots.
À la différence du batelier de Heinrich Heine qui, de par sa faiblesse individuelle, finit par s’écraser contre les rochers, c’est ici l’insuffisance de l’effort collectif qui est en jeu. Un grand et beau défi pour le couple franco-allemand, pour l’Europe et pour la communauté internationale.