Réglementation, normes et urgence
La crise liée à la pandémie de la Covid-19 a créé des situations inédites. Le monde de la normalisation n’a pas été épargné, même si ses membres étaient peut-être parmi les mieux familiarisés avec les outils numériques de réunions virtuelles et de travail à distance. L’Afnor a dû elle aussi faire face à des besoins inédits et proposer des solutions totalement nouvelles.
Le sujet des masques barrières est emblématique des problèmes qu’il a fallu résoudre, combinant une urgence, à savoir le besoin de freiner la diffusion du virus ; un besoin normatif, à savoir déterminer quel référentiel et quelles performances de masque retenir ; et enfin un besoin réglementaire, à savoir quels produits pouvaient être mis sur le marché qui répondissent aux exigences de santé publique.
Normaliser dans l’urgence
L’urgence venait d’abord de ce que nous manquions cruellement de masques en France, à commencer par ceux à destination des personnels de santé. Nombreux étaient pourtant ceux qui estimaient que les masques étaient la seule réponse à portée de main immédiate pour limiter la propagation dans le public. Il fallait donc en faciliter la fabrication en France, très rapidement, en grande quantité et avec des matériaux simples.
Afin de permettre à toute entreprise, même étrangère à ces domaines, de se lancer dans la production des masques et autres équipements de protection dont l’Europe manquait, Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, avait dès le 18 mars 2020 demandé que l’ensemble des organismes de normalisation des pays européens permettent la consultation et le téléchargement gratuit d’une vingtaine de normes européennes et internationales relatives aux équipements de protection, dont naturellement l’EN ISO 14683 et l’EN 149, ce qui a été fait dès le 20 mars ; cet accès a très vite été étendu par l’Afnor, dès le 30 mars et à son initiative, aux normes utilisées pour les respirateurs artificiels.
REPÈRES
Avant la crise, il existait deux référentiels, l’un définissant des masques très filtrants (masques FFP, norme NF EN 149), régis par la réglementation sur les équipements de protection individuelle (EPI) et le droit du travail, donc difficiles à produire, l’autre des masques évitant les projections (« masques chirurgicaux », norme NF EN ISO 14683), plus simples mais toujours en matériau spécifique, jetables et relevant eux du règlement sur les dispositifs médicaux. Il est à relever qu’aucune norme internationale n’existe en ce domaine.
Faire vite et assez bien
Pouvoir fabriquer et mettre sur le marché ces produits supposait, normalement, de disposer des résultats de nombreux et longs essais, pour évaluer l’efficacité, la durée de vie et les conditions d’emploi de ces équipements. Cela demanderait du temps. Il fallait trouver une nouvelle solution, en mode « vite et assez bien ».
Il y a eu plusieurs événements déclencheurs : la confirmation d’une grave pénurie de masques à usage sanitaire pour les personnels de santé et les patients ; la confirmation par des professionnels de santé français de l’utilité des masques pour le grand public (contrairement à certains messages officiels dubitatifs à l’époque), ce qui devait s’effectuer sans que cela fût au détriment de l’équipement des professionnels de santé ; l’intérêt déclaré de la filière textile, via le comité stratégique de filière Mode & Luxe, pour réorienter une partie de sa force de production vers la fourniture de masques ; l’annonce d’une consultation faite par la direction générale des entreprises auprès de la direction générale de l’armement, experte en matière d’équipement du combattant en contexte nucléaire, radiologique, biologique ou chimique.
Il est important de souligner que cette démarche visait à fournir aux autorités des solutions de repli, et non pas de substitution par rapport aux masques existants (FFP1, 2 ou 3 selon la norme NF EN 149), ni aux masques chirurgicaux (fabriqués selon la norme NF EN ISO 14683).
“Les intentions
et la bonne volonté
des grandes catégories d’acteurs (offre, demande, pouvoirs publics
ou sachants) étaient excellentes.”
Mettre en relation l’offre et la demande
L’option finalement retenue dans la démarche normative s’inspire dans la pratique de l’esprit de ces deux normes, avec une approche visant à évaluer systématiquement la protection de l’environnement vis-à-vis d’émissions potentiellement contaminantes du porteur, en prenant également en compte une éventuelle composante protection du porteur. Par ailleurs, côté offre, l’Afnor avait été destinataire d’une sollicitation du comité stratégique de filière Mode & Luxe pour aider cette filière à bâtir une solution industrialisable et répondant aux recommandations des autorités sanitaires, nationales ou internationales. On voyait commencer à fleurir sur internet des tutoriels de valeurs inégales, certains présentant même des défauts marqués. Du côté de la demande, les collectivités territoriales, les structures nationales à forte présence locale (sapeurs-pompiers, La Poste, etc.) souhaitaient voir émerger des solutions concrètes pour leurs agents ou administrés.
Enfin, l’Afnor avait pu s’assurer de la disponibilité de la très grande majorité des experts membres de la commission de normalisation « Appareils de protection respiratoire ». Il n’y avait donc pas lieu d’organiser la création d’un tour de table à la fois représentatif et équilibré : celui-ci existait déjà. Pour résumer, les intentions et la bonne volonté des grandes catégories d’acteurs (offre, demande, pouvoirs publics ou sachants) étaient excellentes. Il existait un matériau normatif dans lequel puiser, pour l’adapter.
Retirer les contraintes non indispensables
Le besoin identifié de solutions pouvait se résumer ainsi : il est nécessaire de proposer aux entreprises et de manière générale à tout producteur (artisan, mais également particulier) ainsi qu’à la population des modèles de masque limitant la propagation du virus, faciles à fabriquer, notamment en retirant des deux normes existantes (NF EN ISO 14683 et NF EN 149) les contraintes non indispensables dans le cadre d’une utilisation immédiate et une protection appropriée aux situations de pandémie. Des équipes ciblées de la direction générale des entreprises et de la direction générale de l’armement avaient commencé l’élaboration de cahiers des charges, mais avaient des difficultés à réunir toute l’expertise nécessaire.
Rassembler un grand nombre de parties prenantes diverses, établir un référentiel national recueillant un consensus très large, voilà qui était très précisément le métier de l’Afnor. Un premier travail d’inventaire des référentiels existants a été engagé, avec l’aide notamment de notre homologue chinois, la SAC (Standardization Administration of China), qui nous a fourni la traduction anglaise des référentiels chinois (normes GB et GB/T) utilisés pour la production en Chine, d’où provenait la majorité des masques disponibles à l’époque.
L’Afnor entre en scène
Grâce à ses premières propositions d’action jugées pertinentes par l’ensemble des parties prenantes, l’Afnor fut adoubée par consensus pour conduire les travaux nécessaires. Un challenge supplémentaire a été ajouté, qui était d’établir le premier référentiel en moins de huit jours pour répondre à l’urgence de la pandémie, car, en aval de la production d’un document normatif, nous avions bien conscience des phases d’appropriation et de déploiement du référentiel. Une poignée de personnes de l’Afnor s’est mise au travail immédiatement. Dès le 19 mars, la présidente de l’une des commissions de normalisation compétentes en matière d’équipements de protection individuelle, Madame Ewa Messaoudi (société Honeywell), a été approchée pour conduire les travaux. Avec elle, une feuille de route a été construite et validée le dimanche 21 mars. L’objectif d’un document prêt à la publication le 27 mars (le vendredi suivant) a été estimé extrêmement ambitieux, mais atteignable.
La rapide normalisation de l’Afnor Spec
Heureusement, il existait une base de départ solide, les experts de deux commissions de normalisation existantes, celle sur les appareils de protection respiratoire de type masque FFP (équipement de protection individuelle, EPI) et celle sur les masques chirurgicaux (dispositif médical) que l’Afnor a contactés dès le dimanche 23 puis réunis dès lundi 24 en leur associant les experts complémentaires identifiés par les parties prenantes à l’initiative du projet. À raison d’une à deux réunions extrêmement minutées par jour, avec une communauté « sachants » et une communauté « utilisateurs », d’une mise en forme des résultats obtenus le soir par l’équipe de l’Afnor pour les réunions du lendemain, le document, l’Afnor Spec, était finalisé dans sa dixième version le 27 mars au soir grâce à la formidable mobilisation de 150 experts de tous organismes, enthousiasmés par le projet et soucieux de contribuer à la création de cette solution française.
Il restait cependant à donner une existence légale au type de produit défini par ce nouveau référentiel, un masque barrière n’était en effet ni un masque chirurgical ni un équipement de protection individuelle ; la participation, bienvenue et appréciée, des pouvoirs publics aux travaux de normalisation ne suffisait pas ; à la suite d’une coordination quotidienne avec les autorités publiques ou sanitaires, la note interministérielle du 29 mars fournissait le cadre dans lequel la connexion serait établie entre le quoi et le comment.
Méthodologie de l’Afnor
L’Afnor avait mis au point en 2019 une méthodologie normative simplifiée permettant l’établissement accéléré de référentiels normatifs (en six à douze mois, par rapport à une durée usuelle de trois années !), à la fois par le processus de travail collaboratif mis en œuvre et par le livrable fourni. L’Afnor disposait également de l’organisation, des outils et du savoir-faire associés pour faire travailler de nombreuses personnes à distance et en interaction (notamment en visioconférence). Il restait cependant à utiliser tout cela en même temps, ce qui était nouveau, de manière extrêmement intense, et à aller beaucoup plus vite que dans un cadre même accéléré !
Une diffusion nationale et internationale large
L’Afnor Spec S76-001 « Masques barrières » pouvait alors être publiée et rendre le service attendu. Il aura fallu exactement huit jours calendaires pour déboucher sur la publication du document. Celui-ci était manifestement bien attendu, puisque les téléchargements ont démarré très rapidement, dans des proportions totalement inconnues de la normalisation, faisant disjoncter le serveur de l’Afnor à plusieurs reprises. Le premier millier de téléchargements était atteint au bout de quelques heures seulement, les 60 000 franchis le 30 mars (en trois jours !), le million dépassé le 29 avril. Naturellement, compte tenu de la criticité de ce document pour la crise que nous connaissions, sa mise à disposition par l’Afnor était totalement gratuite.
Un document de base pour une réponse européenne
La diffusion a été également internationale : c’est à nos homologues italiens et espagnols que le document a été adressé en priorité, compte tenu de la situation prévalant sur le plan national. La diffusion s’est ensuite rapidement accélérée, avec une version anglaise disponible dès le 30 mars, puis une version allemande, ensuite une version espagnole et une version arabe. De nombreux pays ont demandé à reprendre l’Afnor Spec dans leur collection ou à pouvoir s’en inspirer. L’Autriche, le Brésil ont repris le texte français ; la Belgique, l’Espagne, le Portugal s’en sont fortement inspirés.
En accompagnement, l’Afnor a mis en place, le lendemain de la publication du référentiel, des communautés avec les experts des tutoriels (par exemple, Anne Gayral, de l’Atelier des Gourdes, animatrice de la communauté Artisanat fait maison), une foire aux questions (avec le Dr Carenco, médecin hygiéniste, animateur de la communauté Utilisateurs), ainsi qu’une plateforme collaborative d’échanges (intitulée Parcours croisés, détournée pour l’occasion de son usage habituel d’échanges entre experts qualité, sécurité, environnement). Cette interaction avec les utilisateurs, grâce aux questions posées et aux suggestions reçues, a permis d’améliorer et de compléter le document initial, débouchant sur la diffusion d’une version 1.10, enrichie et plus évolutive, un mois après la première version.
Dans la foulée, la Commission européenne a demandé aux normalisateurs européens de produire une version consolidée applicable pour toute l’Europe, sur la base du document français, saluant ainsi notre rôle fondateur, et rassemblant le meilleur des autres initiatives nationales. Cela a été fait en trois semaines seulement – nouveau record –, sous la conduite de la France : l’Accord d’atelier européen Community face coverings (CWA 17553:2020) a été publié le 17 juin, répondant à la demande de la Commission de consolider le marché intérieur européen.
“Il aura fallu exactement
huit jours calendaires pour déboucher sur la publication du document.”
Une mobilisation hors normes
Ainsi, avec des normes qu’il faut habituellement plusieurs années pour élaborer, des normes qui sont parfois confondues avec la réglementation, les organismes de normalisation ont su mobiliser dans les meilleurs délais leur expertise et leur volonté de contribuer à la protection de tous au service du bien commun. Ils ont apporté des solutions pragmatiques dont le succès confirme à l’évidence qu’elles répondaient très largement aux attentes de notre pays.
En conclusion, tout ce travail innovant de formalisation consensuelle de connaissance s’est concrétisé grâce à quelques facteurs clés : une étroite collaboration entre les acteurs de la normalisation et les pouvoirs publics, pour que les produits adaptés puissent trouver très rapidement leur place sur le marché et pour que les essais de validation des performances des produits industriels soient au juste niveau. Cette réussite est surtout le fait des plus de cent cinquante experts qui ont su de très bonne grâce s’adapter au rythme infernal imprimé par l’Afnor et se sont rendus disponibles aux bons moments pour finaliser la mise au point des documents.
Il en a été de même pour de nombreux services de l’administration qui ont accepté de fonctionner différemment pour permettre la mise en place de réponses adaptées aux urgences du moment. Cette réussite est enfin le fait de quelques personnes au sein de l’Afnor qui n’ont pas compté leur temps, ont su être extrêmement réactives, s’adapter et partager leur enthousiasme.