Réindustrialisation : repensons notre modèle social

Réindustrialisation : repensons notre modèle social

Dossier : RéindustrialisationMagazine N°799 Novembre 2024
Par Alexandre SAUBOT (X86)

Le retour en grâce de l’industrie ne se fera pas sans une trans­for­ma­tion de notre modèle social. Pour Alexandre Sau­bot (X86), c’est la socié­té dans son ensemble – citoyens, poli­tiques publiques, poli­tiques euro­péennes, édu­ca­tion – qui doit s’interroger sur les choix qu’elle fait et sur leurs effets dans le domaine de l’industrialisation. L’industrie ne peut pas tout et il faut lui don­ner les condi­tions favo­rables pour le déve­lop­pe­ment que l’on attend d’elle.

L’industrie est rede­ve­nue une grande cause natio­nale et la réin­dus­tria­li­sa­tion fran­çaise – bien qu’incomplète et fra­gile après des décen­nies de désindus­trialisation – est en marche. Réjouis­sons-nous de ce momen­tum de réin­dus­tria­li­sa­tion, car c’est grâce à l’industrie et à ses solu­tions que nous décar­bo­ne­rons notre éco­no­mie, un des plus grands défis que l’humanité ait eu à affron­ter depuis des décen­nies. Soyons aus­si réa­listes et pré­pa­rons-nous à être cou­ra­geux. Ce sujet cru­cial du réchauf­fe­ment cli­ma­tique met­tra une pres­sion consi­dé­rable sur ceux qui nous dirigent et nous nous retrou­ve­rons sur des lignes de crête : la sobrié­té ver­sus le ration­ne­ment, la décar­bo­na­tion ver­sus la dés­in­dus­tria­li­sa­tion, l’incitation ver­sus la contrainte. Ces lignes de crête vont ques­tion­ner notre modèle social bien au-delà de la ques­tion de l’industrie.

Répondre aux besoins de nos concitoyens

Tout d’abord, je suis convain­cu que nous ne devons pas perdre de vue notre pre­mier devoir, celui de répondre aux besoins de nos conci­toyens. Des vête­ments que vous por­tez aux véhi­cules que vous uti­li­sez et aux médi­ca­ments avec les­quels vous vous soi­gnez en pas­sant par votre smart­phone… pratique­ment tout a été conçu et pro­duit par l’industrie.

“La circularité n’est pas une option.”

La crise de la Covid et la guerre en Ukraine ont démon­tré la fra­gi­li­té de nos chaînes de valeur. En bonne intel­li­gence avec les pou­voirs publics, il faut sou­vent que les indus­triels les repensent : ce qui a été fait, par exemple, dans la san­té ou l’aéronautique. C’est aus­si tout le tra­vail enga­gé par l’Europe et la France sur les miné­raux stra­té­giques. La socié­té dans son ensemble doit être bien consciente que nous dépen­dons à 90 % de l’étranger. Cela signi­fie que la cir­cu­la­ri­té n’est pas une option, que la diplo­ma­tie des métaux est essen­tielle et qu’il faut, sans tabou, rou­vrir des mines en France.

Produire de la manière la plus responsable

Cette mis­sion « pri­maire » de l’industrie n’excuse plus les mau­vaises pra­tiques. Il est désor­mais acté que nous devons pro­duire ces biens de la manière la plus res­pon­sable pos­sible, pas un indus­triel ne le conteste. Or tout ne peut pas repo­ser sur le pro­duc­teur. Il faut aus­si que les consom­ma­teurs, ceux qui le peuvent, acceptent de faire des choix éco­no­mi­que­ment moins ration­nels pour sou­te­nir cette pro­duc­tion responsable. 

En paral­lèle, l’État nous accom­pagne dans notre che­min de décar­bo­na­tion, par exemple en aidant les cin­quante sites les plus émet­teurs de CO2 à inves­tir pour réduire dras­ti­que­ment leurs émis­sions, ce qui est par­fai­te­ment ration­nel car ils émettent 80 % des émis­sions de l’industrie. Sans ce sou­tien de l’État, les indus­triels n’y arri­ve­raient d’ailleurs pas, car la marche finan­cière est trop haute. Il incombe encore cepen­dant aux pou­voirs publics de faire le che­min restant. 

Un pre­mier chan­ge­ment de para­digme doit avoir lieu dans les achats publics : les cri­tères hors prix doivent être davan­tage inté­grés, sinon nous conti­nue­rons à impor­ter nos émis­sions de l’étranger.

Un deuxième chan­ge­ment, plus sys­té­mique, consiste à se libé­rer de la schi­zo­phré­nie vis-à-vis des entre­prises. On ne peut pas prô­ner la réin­dus­tria­li­sa­tion et chan­ter ses louanges sans se don­ner véri­ta­ble­ment les moyens de la réus­sir. Je cite ici Luca de Meo : « Les États-Unis sti­mulent, la Chine pla­ni­fie, l’Europe régle­mente. » Ce que je for­mule par­fois ain­si : l’Inde a un buy Indian act, les États-Unis un buy Ame­ri­can act, tan­dis que l’Europe construit par briques des méca­nismes com­pli­qués : méca­nisme d’ajustement car­bone aux fron­tières, taxo­no­mie, devoir de vigi­lance. Toutes ces inten­tions sont émi­nem­ment louables, mais elles sont illu­soires dans un monde où per­sonne ne joue avec les mêmes règles.

La question des finances publiques

Balayons encore davan­tage devant notre porte, car l’Europe n’est pas le seul éche­lon de schi­zo­phré­nie. Inter­ro­geons la com­pé­ti­ti­vi­té de notre indus­trie fran­çaise et donc nos pré­lè­ve­ments obli­ga­toires et notre coût du tra­vail. Per­mettre à l’industrie d’être com­pé­ti­tive ren­voie à une ques­tion bien plus vaste, que je qua­li­fie­rai aus­si de ques­tion de socié­té : celle de nos finances publiques, mises à mal depuis des décen­nies. Chan­tier dont je ne sous-estime pas le carac­tère ver­ti­gi­neux ; nous devons nous poser col­lec­ti­ve­ment la ques­tion du finan­ce­ment de notre modèle social dans son ensemble : décar­bo­na­tion et infra­struc­tures, édu­ca­tion, grand âge, immi­gra­tion… Les indus­triels touchent du doigt ces sujets dans leur quo­ti­dien : ils connaissent le prix de l’électrification de leur pro­duc­tion et sont habi­tués à consi­dé­rer l’eau comme une res­source pré­cieuse. Mais ils savent aus­si que, si les réseaux ne peuvent suivre, leurs efforts seront vains.

Avec l'industrie

Le rôle essentiel du système éducatif

Ils savent éga­le­ment qu’un mur démo­gra­phique est devant eux : le recru­te­ment d’un à deux mil­lions de per­sonnes dans les dix ans, alors qu’ils peinent déjà à pour­voir leurs emplois. Ces défis de la for­ma­tion et de l’attractivité les engagent plus que jamais à ouvrir leurs portes et à s’intéresser à notre sys­tème édu­ca­tif. À ce titre, deux sujets nous pré­oc­cupent par­ti­cu­liè­re­ment : la réforme du lycée profes­sionnel (enga­gée mais lente) et la baisse du niveau en mathé­ma­tiques. Celle-ci est dra­ma­tique pour les com­pé­tences dont nous avons besoin dans nos usines. 

Les indus­triels l’ont com­pris : Fon­da­tion L’Oréal pour les femmes et la science, cam­pagne « Tu as ta place » de l’UIMM (Union des indus­tries et métiers de la métal­lur­gie) qui décons­truit les sté­réo­types, col­lec­tif Indus­triELLES pilo­té depuis cette année par Cathe­rine Mac­Gre­gor, direc­trice géné­rale d’Engie, et sou­te­nu par la direc­tion géné­rale des entre­prises, for­mi­dable tra­vail d’associations comme Elles Bougent ou Femmes ingénieures.

« Mobiliser les jeunes pour s’engager dans ces métiers d’avenir qui sont au cœur des transitions énergétiques et numériques. »

Les grandes cam­pagnes de pro­mo­tion de l’industrie, notam­ment « Avec l’industrie, on a un ave­nir à fabri­quer », visent à mobi­li­ser les jeunes pour s’engager dans ces métiers d’avenir qui sont au cœur des tran­si­tions éner­gé­tiques et numé­riques et qui par­ti­cipent direc­te­ment à l’ancrage ter­ri­to­rial de nos emplois. Je pense qu’il faut être opti­miste et ampli­fier nos efforts : on ne balaye pas trente ans de désindus­trialisation en quelques années.


Depuis l’introduction de la réforme du lycée en 2019, le nombre de bache­lières pré­pa­rées pour des études de sciences a été réduit de 60 % (don­nées annuelles de la direc­tion de l’évaluation, de la pros­pec­tive et de la per­for­mance du minis­tère de l’Éducation).


Je conclus avec opti­misme : le sujet de l’industrie est un sujet qui nous ras­semble. La réin­dus­tria­li­sa­tion, c’est bien enten­du ouvrir de nou­velles usines et confor­ter le tis­su indus­triel exis­tant, c’est aus­si faire vivre et ani­mer tous nos ter­ri­toires, déve­lop­per des emplois qua­li­fiés, por­teurs de sens, ouverts à tous, et je pense en par­ti­cu­lier aux femmes et aux jeunes. L’industriel que je suis se bat tous les jours pour que cet opti­misme de convic­tion se trans­forme en réalité. 

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