Réindustrialisation : repensons notre modèle social
Le retour en grâce de l’industrie ne se fera pas sans une transformation de notre modèle social. Pour Alexandre Saubot (X86), c’est la société dans son ensemble – citoyens, politiques publiques, politiques européennes, éducation – qui doit s’interroger sur les choix qu’elle fait et sur leurs effets dans le domaine de l’industrialisation. L’industrie ne peut pas tout et il faut lui donner les conditions favorables pour le développement que l’on attend d’elle.
L’industrie est redevenue une grande cause nationale et la réindustrialisation française – bien qu’incomplète et fragile après des décennies de désindustrialisation – est en marche. Réjouissons-nous de ce momentum de réindustrialisation, car c’est grâce à l’industrie et à ses solutions que nous décarbonerons notre économie, un des plus grands défis que l’humanité ait eu à affronter depuis des décennies. Soyons aussi réalistes et préparons-nous à être courageux. Ce sujet crucial du réchauffement climatique mettra une pression considérable sur ceux qui nous dirigent et nous nous retrouverons sur des lignes de crête : la sobriété versus le rationnement, la décarbonation versus la désindustrialisation, l’incitation versus la contrainte. Ces lignes de crête vont questionner notre modèle social bien au-delà de la question de l’industrie.
Répondre aux besoins de nos concitoyens
Tout d’abord, je suis convaincu que nous ne devons pas perdre de vue notre premier devoir, celui de répondre aux besoins de nos concitoyens. Des vêtements que vous portez aux véhicules que vous utilisez et aux médicaments avec lesquels vous vous soignez en passant par votre smartphone… pratiquement tout a été conçu et produit par l’industrie.
“La circularité n’est pas une option.”
La crise de la Covid et la guerre en Ukraine ont démontré la fragilité de nos chaînes de valeur. En bonne intelligence avec les pouvoirs publics, il faut souvent que les industriels les repensent : ce qui a été fait, par exemple, dans la santé ou l’aéronautique. C’est aussi tout le travail engagé par l’Europe et la France sur les minéraux stratégiques. La société dans son ensemble doit être bien consciente que nous dépendons à 90 % de l’étranger. Cela signifie que la circularité n’est pas une option, que la diplomatie des métaux est essentielle et qu’il faut, sans tabou, rouvrir des mines en France.
Produire de la manière la plus responsable
Cette mission « primaire » de l’industrie n’excuse plus les mauvaises pratiques. Il est désormais acté que nous devons produire ces biens de la manière la plus responsable possible, pas un industriel ne le conteste. Or tout ne peut pas reposer sur le producteur. Il faut aussi que les consommateurs, ceux qui le peuvent, acceptent de faire des choix économiquement moins rationnels pour soutenir cette production responsable.
En parallèle, l’État nous accompagne dans notre chemin de décarbonation, par exemple en aidant les cinquante sites les plus émetteurs de CO2 à investir pour réduire drastiquement leurs émissions, ce qui est parfaitement rationnel car ils émettent 80 % des émissions de l’industrie. Sans ce soutien de l’État, les industriels n’y arriveraient d’ailleurs pas, car la marche financière est trop haute. Il incombe encore cependant aux pouvoirs publics de faire le chemin restant.
Un premier changement de paradigme doit avoir lieu dans les achats publics : les critères hors prix doivent être davantage intégrés, sinon nous continuerons à importer nos émissions de l’étranger.
Un deuxième changement, plus systémique, consiste à se libérer de la schizophrénie vis-à-vis des entreprises. On ne peut pas prôner la réindustrialisation et chanter ses louanges sans se donner véritablement les moyens de la réussir. Je cite ici Luca de Meo : « Les États-Unis stimulent, la Chine planifie, l’Europe réglemente. » Ce que je formule parfois ainsi : l’Inde a un buy Indian act, les États-Unis un buy American act, tandis que l’Europe construit par briques des mécanismes compliqués : mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, taxonomie, devoir de vigilance. Toutes ces intentions sont éminemment louables, mais elles sont illusoires dans un monde où personne ne joue avec les mêmes règles.
La question des finances publiques
Balayons encore davantage devant notre porte, car l’Europe n’est pas le seul échelon de schizophrénie. Interrogeons la compétitivité de notre industrie française et donc nos prélèvements obligatoires et notre coût du travail. Permettre à l’industrie d’être compétitive renvoie à une question bien plus vaste, que je qualifierai aussi de question de société : celle de nos finances publiques, mises à mal depuis des décennies. Chantier dont je ne sous-estime pas le caractère vertigineux ; nous devons nous poser collectivement la question du financement de notre modèle social dans son ensemble : décarbonation et infrastructures, éducation, grand âge, immigration… Les industriels touchent du doigt ces sujets dans leur quotidien : ils connaissent le prix de l’électrification de leur production et sont habitués à considérer l’eau comme une ressource précieuse. Mais ils savent aussi que, si les réseaux ne peuvent suivre, leurs efforts seront vains.
Le rôle essentiel du système éducatif
Ils savent également qu’un mur démographique est devant eux : le recrutement d’un à deux millions de personnes dans les dix ans, alors qu’ils peinent déjà à pourvoir leurs emplois. Ces défis de la formation et de l’attractivité les engagent plus que jamais à ouvrir leurs portes et à s’intéresser à notre système éducatif. À ce titre, deux sujets nous préoccupent particulièrement : la réforme du lycée professionnel (engagée mais lente) et la baisse du niveau en mathématiques. Celle-ci est dramatique pour les compétences dont nous avons besoin dans nos usines.
Les industriels l’ont compris : Fondation L’Oréal pour les femmes et la science, campagne « Tu as ta place » de l’UIMM (Union des industries et métiers de la métallurgie) qui déconstruit les stéréotypes, collectif IndustriELLES piloté depuis cette année par Catherine MacGregor, directrice générale d’Engie, et soutenu par la direction générale des entreprises, formidable travail d’associations comme Elles Bougent ou Femmes ingénieures.
« Mobiliser les jeunes pour s’engager dans ces métiers d’avenir qui sont au cœur des transitions énergétiques et numériques. »
Les grandes campagnes de promotion de l’industrie, notamment « Avec l’industrie, on a un avenir à fabriquer », visent à mobiliser les jeunes pour s’engager dans ces métiers d’avenir qui sont au cœur des transitions énergétiques et numériques et qui participent directement à l’ancrage territorial de nos emplois. Je pense qu’il faut être optimiste et amplifier nos efforts : on ne balaye pas trente ans de désindustrialisation en quelques années.
Depuis l’introduction de la réforme du lycée en 2019, le nombre de bachelières préparées pour des études de sciences a été réduit de 60 % (données annuelles de la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l’Éducation).
Je conclus avec optimisme : le sujet de l’industrie est un sujet qui nous rassemble. La réindustrialisation, c’est bien entendu ouvrir de nouvelles usines et conforter le tissu industriel existant, c’est aussi faire vivre et animer tous nos territoires, développer des emplois qualifiés, porteurs de sens, ouverts à tous, et je pense en particulier aux femmes et aux jeunes. L’industriel que je suis se bat tous les jours pour que cet optimisme de conviction se transforme en réalité.