Réinventer sans cesse son capital intellectuel
Dès 1953, McKinsey embaucha ses premiers diplômés sans expérience préalable. Il croyait plus dans le potentiel que dans la compétence. C’est le parti de la créativité qui a triomphé. Le profil type recherché est celui des super-performants angoissés par la peur de l’échec.
Créer de la valeur en recrutant des talents époustouflants, puis développer, mettre en œuvre et réimaginer en permanence un capital intellectuel créatif. »
Voilà comment, en 2005, le vibrionnant Tom Peters définissait les vraies PSF, les firmes de services professionnels (l’audit, le conseil…) qui, selon lui, devaient à l’avenir, dans un monde d’entreprises plus ouvertes et agiles, devenir les modèles ultimes d’organisation et de management « libérés ».
REPÈRES
Tom Peters, à ne pas confondre avec le Peter du fameux principe, est un auteur renommé en matière de management des entreprises, surtout au travers de son ouvrage fondateur : Le Prix de l’excellence (1983).
Richard Florida s’est quant à lui rendu célèbre en créant le concept de « classe créative » dans son best-seller The Rise of the Creative Class (2002).
AU COMMENCEMENT FUT LA CRÉATIVITÉ
Quelques années plus tôt, Richard Florida avait lui-même commencé à décrire une catégorie inédite, la classe créative.
“ McKinsey croyait plus dans le potentiel que dans la compétence ”
Selon cet urbaniste décalé, les villes les plus avancées savent développer de la valeur en attirant dans des quartiers populaires une classe de créatifs professionnels, des architectes, des designers, des artistes, des auteurs, qui à leur tour attirent des professionnels créatifs – par exemple des consultants – qui eux-mêmes attirent des commerces, des restaurants branchés, font monter l’immobilier, créent une économie de services de haut niveau, bref « gentrifient » ou « boboïsent » ces quartiers.
Eh bien, les firmes de services professionnels sont un concentré de classe créative.
UN PARI STRATÉGIQUE DE MCKINSEY
S’il faut trouver deux raisons pour lesquelles le conseil reste le meilleur moyen de commencer une carrière, il suffit de relire Peters et Florida. Mais reprenons de manière structurée :
LE PARI DE LA CRÉATIVITÉ
Dix ans plus tard, en 1963, McKinsey recrutait 80 % de brillants diplômés sans expérience dans un cénacle très sélectif d’institutions réputées.
La firme avait pris le contre-pied de toute une profession et ne serait en cela jamais rattrapée, bien que copiée par tous : McKinsey croyait plus dans le potentiel que dans la compétence.
comment en est-on venu à ce qu’une activité à la valeur ajoutée assez décriée et pour le moins discutable occupe le meilleur segment d’emploi des jeunes diplômés depuis des décennies et offre des niveaux élevés de salaire, de stabilité d’emploi et d’employabilité supérieure, dans des jobs à charge essentiellement mentale ?
Tout part d’un pari stratégique assez improbable. En 1953, sous l’œil réprobateur de son patron mythique, non pas son fondateur mais celui qui fit de « la firme » le parangon d’une profession jusqu’alors inégalement respectée, Marvin Bower, McKinsey embaucha ses deux premiers jeunes diplômés de Harvard sans expérience préalable.
Donc, première raison pour laquelle McKinsey, et plus généralement les firmes de services professionnels, restent des employeurs de choix à l’heure des start-up et du numérique : ce sont des organisations qui donnent plus vite, sinon dès le premier jour, leur chance aux potentiels, tout autant si ce n’est de manière plus systématique encore que les start-up.
À LA RECHERCHE DES « SUPER-PERFORMANTS ANGOISSÉS »
Deuxièmement, ce sont des organisations qui accélèrent et perfectionnent le développement personnel. Mais là, il faut prendre le temps d’expliquer un phénomène complexe.
POLY-TECHNIQUE
Prenez le nom même de Polytechnique : il reflète à lui seul cette idée de l’optionalité, la multiplicité des techniques utilisables, mais poussées à la perfection, l’omniscience, ou pas loin, la capacité à exercer dans différents champs, donc changer s’il le faut, et aussi bien sûr la capacité à diriger des champs complexes et larges.
Les meilleures sociétés de conseil se battent pour des profils très particuliers : des personnalités qui, intrinsèquement, ont un désir élevé de statut et de réussite sociale, doublé d’une peur bleue de l’échec, et surtout d’être « démasquées ».
En anglais, des insecure overachievers, des super- performants angoissés. Des meilleurs de la classe qui vont travailler des heures carrées, non parce qu’on les oblige, mais parce qu’ils sont mus par une force intérieure, un peu la même que celle qui nous fait nous mettre à courir comme des dératés dans une ruelle sombre avec le sentiment que quelqu’un nous poursuit, un quelqu’un qui n’est que dans nos têtes.
Pour ces super-performants angoissés, les choses se compliquent à l’entrée dans la vie professionnelle. Si vous les interrogez sur leur parcours scolaire, vous comprenez très vite qu’ils ont été animés par un principe très fort, mais souvent tacite : garder le plus longtemps le plus d’options ouvertes.
LA LUTTE CONTRE LES DÉMONS
Le monde du conseil permet de se confronter plus vite à des démons complexes, à se retrouver dans des situations inconfortables professionnellement et psychologiquement, mais aussi à les surmonter, à tester son capital intellectuel de manière plus vaste, plus irritante, avec beaucoup moins de certitudes, mais dans un environnement suffisamment varié pour permettre le test et l’erreur.
L’angoisse naît ainsi de deux principes contradictoires : devoir choisir, mais aussi rester face à une gamme large d’options et, tel l’âne de Buridan hésitant entre sa faim et sa soif, mourir de ne savoir qu’assouvir d’abord.
La promesse des firmes de services professionnels est ainsi double : vous allez continuer à apprendre et ainsi, non seulement ne pas vous enfermer mais en outre accroître votre gamme des possibles. Car fondamentalement, la preuve de la qualité d’employeur de ces sociétés de conseil, c’est paradoxalement quand on les quitte qu’elle se démontre.
Mais en maintenant une optionalité forte, on joue subtilement sur le maintien d’une angoisse, on crée le monstre virtuel qui court derrière vous dans la ruelle sombre.
SURMONTER SON INSÉCURITÉ
Alors en quoi jouer sur des déviances de personnalités aide-t-il à accélérer son développement personnel ?
Les insecure overachievers sont mus par une force intérieure, un peu la même que celle qui nous fait nous mettre à courir dans une ruelle sombre avec le sentiment que quelqu’un nous poursuit, un quelqu’un qui n’est que dans nos têtes. © INNOVATED CAPTURES / FOTOLIA.COM
En ne cachant pas ces mécanismes et en apprenant à les surmonter, et c’est là que réside la véritable supériorité des firmes de conseil les plus évoluées sur leurs confrères plus basiques et les autres types d’organisation.
Notre jeune super-performant reçoit bien plus de feedback direct que dans les autres organisations, avec une confrontation plus rapide aux populations de dirigeants, de ce fait moins idolâtrées, et dont les mécanismes de fonctionnement décortiqués apparaissent moins « magiques ».
Et les très grandes sociétés de conseil, ou du moins les plus formatrices, ont compris que le problème n’est pas de ne pas recruter des insecure overachievers, mais au contraire d’être capables de les attirer et ensuite les aider à transcender progressivement cette caractéristique, à la dompter.
Et pour le coup, il y a peu d’organisations capables de faire ça intelligemment, ce qui laisse beaucoup d’angoissés inconscients et incapables de renouveler, de réinventer et de réorienter leur incroyable capital intellectuel.