Angel Prieto : « On ne répétera jamais assez que la transformation écologique est un projet profondément enthousiasmant ! »

Réinvestir l’action publique pour la transformer

Dossier : Urgence écologique : entre réformisme et radicalitésMagazine N°800 Décembre 2024
Par Angel PRIETO (X16)
Par Groupe X Urgence écologique

Angel Prie­to (X16) a connu, lors de ses études à Poly­tech­nique, une prise de conscience mar­quante qui l’a déci­dé à consa­crer sa car­rière à la trans­for­ma­tion éco­lo­gique, tant au sein de la haute fonc­tion publique qu’à tra­vers des ini­tia­tives asso­cia­tives. Il nous explique ses choix, ses actions, ses convic­tions et ses recom­man­da­tions, fon­dés sur une vraie expé­rience de ter­rain et un sou­ci per­ma­nent d’exigence.

D’où est-ce que tu viens ?

Je suis ori­gi­naire d’Espagne, où j’ai gran­di. J’étais pas­sion­né de sciences, de mathé­ma­tiques et de phy­sique et j’ai choi­si de venir en France pour inté­grer une classe pré­pa­ra­toire. En arri­vant à Poly­tech­nique, je vou­lais faire de la recherche. J’ai eu une prise de conscience en 2A, à l’issue notam­ment de confé­rences orga­ni­sées par les élèves avec des grands experts qui sont venus nous par­ler des bou­le­ver­se­ments en cours : dérè­gle­ment cli­ma­tique, effon­dre­ment de la bio­di­ver­si­té, épui­se­ment des res­sources… Ça m’a fait l’effet d’un choc ; en l’espace de quelques mois à peine, j’ai per­du le goût pour les équa­tions. Je ne voyais pas tel­le­ment vers où ça nous menait, alors qu’en face je voyais l’urgence très forte vis-à-vis des défis éco­lo­giques. J’en ai remis en ques­tion mon pro­jet de vie et mes appétences.

Qu’est-ce qui a guidé tes choix de carrière ?

Je vou­lais contri­buer de manière très concrète, opé­ra­tion­nelle, à la trans­for­ma­tion éco­lo­gique, en me tour­nant vers les entre­prises ou le sec­teur public afin d’avoir rapi­de­ment de l’impact.

J’ai choi­si de rejoindre la fonc­tion publique : s’il y a bien une par­tie qui peut rompre le tri­angle de l’inaction – para­digme qui met en lumière la manière dont les trois prin­ci­paux acteurs de la socié­té (citoyens, État, entre­prises) se ren­voient mutuel­le­ment la res­pon­sa­bi­li­té d’agir pour la tran­si­tion envi­ron­ne­men­tale – et être pion­nière, c’est la puis­sance publique, par ses capa­ci­tés à entraî­ner le reste de la socié­té et par les poli­tiques publiques qu’elle met en œuvre. 

J’ai hési­té entre rejoindre le corps des Ponts, aux mis­sions tour­nées vers la trans­for­ma­tion éco­lo­gique, ou bien le corps des Mines, rat­ta­ché au minis­tère de l’Économie et des Finances et lié davan­tage avec le monde éco­no­mique. Conscient du poids de Ber­cy dans les arbi­trages inter­mi­nis­té­riels et de l’impact énorme des entre­prises sur les bou­le­ver­se­ments éco­lo­giques, j’ai choi­si la seconde option.

Illustration du triangle de l’inaction 
et des discours associés.
Illus­tra­tion du tri­angle de l’inaction et des dis­cours associés.

Ton engagement ne s’est pas limité à des choix professionnels.

En paral­lèle, j’ai en effet déci­dé d’agir d’un point de vue asso­cia­tif. J’ai par­ti­ci­pé notam­ment au lan­ce­ment d’un mou­ve­ment qui se nomme Pour un réveil éco­lo­gique, un mou­ve­ment d’étudiants et de jeunes actifs né du constat que les car­rières offertes, notam­ment à la sor­tie des grandes écoles, ne sont bien sou­vent pas ali­gnées avec l’urgence écologique. 

Nous avons écrit un mani­feste, qui a eu un grand écho média­tique. Ça nous a per­mis de ren­con­trer des diri­geants d’entreprise qui, notam­ment dans des groupes du CAC 40, étaient assez inquiets de voir une par­tie de leur vivier de diplô­més des grandes écoles prête à se détour­ner de leurs orga­ni­sa­tions pour des rai­sons éco­lo­giques. Cela consti­tue la nais­sance pour moi d’un enga­ge­ment beau­coup plus large dans le champ associatif. 

Je suis convain­cu qu’il est essen­tiel que nous fas­sions entendre nos voix, pour déca­ler la fenêtre d’Overton – allé­go­rie aus­si connue sous le nom de fenêtre de dis­cours, qui situe l’ensemble des idées, opi­nions ou pra­tiques consi­dé­rées comme plus ou moins accep­tables dans l’opinion publique d’une socié­té – et ain­si rendre audibles des dis­cours qui ne l’étaient pas aupa­ra­vant et qui ouvrent de nou­velles pers­pec­tives pour dévier du sta­tu quo.

Sur quoi travaillez-vous avec le collectif Pour un réveil écologique ?

Nous avons tra­vaillé évi­dem­ment sur les entre­prises – pour qu’elles intègrent plei­ne­ment les enjeux éco­lo­giques au cœur de leur stra­té­gie – mais nous avons aus­si déve­lop­pé des actions liées à l’enseignement supé­rieur, pour que les éta­blis­se­ments pro­posent des ensei­gne­ments à la hau­teur des défis, don­nant aux jeunes toutes les clés pour être moteur dans la transformation. 

À chaque fois avec une logique d’influence, de plai­doyer, étant tou­jours force de pro­po­si­tions. Cela me semble cru­cial dans l’engagement éco­lo­gique : il faut par­fois dénon­cer, mais tou­jours construire des pro­po­si­tions concrètes d’amélioration et construire des outils. C’est notre res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive et indi­vi­duelle, et peut-être un peu plus pour nous, ingé­nieurs. Nous avons aus­si déve­lop­pé un troi­sième volet d’action sur la fonc­tion publique, qui dans son fonc­tion­ne­ment emploie 20 % des actifs et repré­sente 15 % des émis­sions de gaz à effet de serre. Parce que c’est un employeur impor­tant, parce que les poli­tiques publiques menées peuvent avoir un impact énorme et parce que l’administration publique se doit d’être exem­plaire, et peut entraî­ner le reste de la socié­té en étant plus écoresponsable. 

À ce titre, j’ai pana­ché les enga­ge­ments, en tra­vaillant avec le think tank The Shift Pro­ject sur leur plan de trans­for­ma­tion de l’économie fran­çaise, notam­ment en me concen­trant sur la décar­bo­na­tion de l’administration publique. J’ai été coré­dac­teur d’un rap­port sur ce sujet, visant à mettre en lumière l’importance de l’exemplarité de l’administration et les leviers à acti­ver pour entraî­ner le reste de la socié­té vers la tran­si­tion écologique.

Dans ton poste actuel, comment as-tu l’impression d’avoir de l’impact et, concrètement, que fais-tu ?

Mon poste actuel est en fait un double poste clas­sique pour un pre­mier poste au corps des Mines, axé sur le déve­lop­pe­ment économique. 

Basé en Auvergne-Rhône-Alpes, je suis à la fois conseiller éco­no­mique de la pré­fète de région, où je joue un rôle stra­té­gique en mobi­li­sant les acteurs et les ser­vices de l’État, et chef du ser­vice éco­no­mique de l’État en région au sein de la DREETS (direc­tion régio­nale de l’économie, de l’emploi, du tra­vail et des soli­da­ri­tés), l’antenne régio­nale du minis­tère de l’Économie. Dans ce cadre, je suis res­pon­sable de la mise en œuvre des poli­tiques publiques de Ber­cy à des­ti­na­tion des entre­prises. Au sein de mon ser­vice, nos mis­sions se divisent en deux caté­go­ries : offen­sives et défensives. 

Les mis­sions offen­sives consistent à sou­te­nir l’innovation des entre­prises et à accom­pa­gner leurs muta­tions, en par­ti­cu­lier en matière de décar­bo­na­tion et de sobrié­té hydrique. Les mis­sions défen­sives visent à amé­lio­rer la rési­lience des entre­prises face aux chocs actuels et à venir.

Comment se traduisent ces missions de soutien à l’innovation et aux mutations des entreprises en matière de décarbonation ?

Depuis mon arri­vée il y a envi­ron un an et demi, j’ai for­te­ment orien­té l’action de mon ser­vice et de mon por­te­feuille auprès de la pré­fète sur les ques­tions de trans­for­ma­tion éco­lo­gique des entre­prises. J’ai lan­cé une ini­tia­tive sur la décar­bo­na­tion de l’industrie à l’échelle régio­nale. L’industrie repré­sente en France envi­ron 20 % des émis­sions de gaz à effet de serre ter­ri­to­riales, dont 50 sites concentrent la moi­tié (sidé­rur­gie, chi­mie, cimen­te­rie, maté­riaux et un peu d’agroalimentaire).

« J’ai lancé une initiative sur la décarbonation de l’industrie à l’échelle régionale. »

La direc­tion géné­rale des entre­prises (DGE) contrac­tua­lise des plans de trans­for­ma­tion avec les sites les plus émet­teurs, pour les aider à finan­cer leur pro­jet de décar­bo­na­tion. Cette ini­tia­tive cou­vrait certes 50 % des émis­sions de l’industrie, mais il en res­tait autant ! Alors j’ai mis en place un pro­jet pour décli­ner cette ini­tia­tive natio­nale et cou­vrir une par­tie des 50 % des émis­sions res­tantes, en ciblant les 30 sites les plus émet­teurs en Auvergne-Rhône-Alpes et en ayant des échanges indi­vi­duels avec cha­cun, pour mettre en place des feuilles de route indi­vi­duelles de décar­bo­na­tion. Cela nous per­met d’avoir une vision fine, d’assurer un sui­vi de leurs grands pro­jets à venir et de voir com­ment on peut les aider à accé­lé­rer, en anti­ci­pant et pla­ni­fiant les besoins en infra­struc­tures et en ressources. 

En com­plé­ment de cette logique de prio­ri­sa­tion de l’impact, j’avais envie de tra­vailler sur le reste des émis­sions, sur le tis­su indus­triel dif­fus. Pour cela, j’ai uti­li­sé ma cas­quette auprès de la pré­fète de région pour créer une coa­li­tion entre les acteurs du déve­lop­pe­ment éco­no­mique régio­nal, tels que les ser­vices de l’État, les ser­vices du conseil régio­nal et les chambres consu­laires. L’objectif est d’accompagner la décar­bo­na­tion de l’industrie de manière plus effi­cace, en évi­tant les dou­blons et en com­blant les lacunes. Ces actions ont été mises en place il y a un an, les pre­miers résul­tats sont encou­ra­geants. Néan­moins, je veille constam­ment à ce que l’on se demande si nous en fai­sons suf­fi­sam­ment, si nous allons assez loin, com­ment faire mieux…

Angel Prieto : "Depuis mon arrivée il y a environ un an et demi, j’ai fortement orienté l’action de mon service et de mon portefeuille auprès de la préfète sur les questions de transformation écologique des entreprises."
Angel Prie­to : « Depuis mon arri­vée il y a envi­ron un an et demi, j’ai for­te­ment orien­té l’action de mon ser­vice et de mon por­te­feuille auprès de la pré­fète sur les ques­tions de trans­for­ma­tion éco­lo­gique des entreprises. »

Et que fais-tu pour améliorer la résilience des entreprises ?

J’ai éga­le­ment lan­cé un chan­tier sur la sobrié­té hydrique. Avec 10 %, l’industrie n’est pas le plus gros consom­ma­teur en France, mais elle reste un sec­teur impor­tant. L’idée de ce chan­tier est aus­si bien de pré­ser­ver cette res­source pour des usages indis­pen­sables que d’améliorer la rési­lience des entre­prises pour qu’elles puissent conti­nuer à pro­duire en cas de pénu­rie d’eau. Le sujet était peu regar­dé jusqu’alors, et peu pris au sérieux, car l’eau ne coûte pas très cher et ne pèse pas vrai­ment dans la per­for­mance des entreprises.

Cepen­dant, quand il n’y en a plus, il n’y en a plus : il ne faut pas tel­le­ment regar­der quel est le coût de l’eau, mais plu­tôt quel est le coût de l’eau qu’on n’a plus et quel est l’impact sur la pro­duc­tion. En ren­ver­sant cette manière de voir les choses et à la lumière des séche­resses intenses de 2022 et 2023, l’intérêt pour la ques­tion de l’eau a for­te­ment aug­men­té. Nous accom­pa­gnons les entre­prises, à la fois les sites les plus cri­tiques, à l’image des très grands émet­teurs qu’on accom­pagne sur la décar­bo­na­tion de l’industrie, et aus­si les filières très impac­tées – l’agroalimentaire, la chi­mie, la métal­lur­gie – en nous appuyant sur les branches pro­fes­sion­nelles, du MEDEF (Mou­ve­ment des entre­prises de France) et des orga­ni­sa­tions patronales.

Voi­là quelques exemples de ce que je fais dans mon poste, où je pense que nous avons de l’impact. Même si, évi­dem­ment, on ne change pas le monde tout seul, j’essaie sur cer­tains sujets de don­ner une impul­sion. Mais le tra­vail est fait col­lec­ti­ve­ment, en embar­quant les acteurs éco­no­miques. C’est une dyna­mique de groupe qu’on met en place, pour être plus per­ti­nent et accom­pa­gner un maxi­mum d’entreprises.

À t’écouter, on a l’impression que ton engagement est très fluide : à quelles résistances es-tu confronté ?

La plus grande résis­tance, c’est le sta­tu quo – selon moi notre prin­ci­pal enne­mi dans la trans­for­ma­tion au niveau opé­ra­tion­nel. Il existe d’autres obs­tacles, comme les lob­bies qui s’expriment davan­tage au niveau natio­nal dans la concep­tion des poli­tiques publiques. Au quo­ti­dien, je suis plu­tôt confron­té à cette idée : « On a construit un sys­tème com­plexe, très per­for­mant à plein d’égards, notam­ment d’un point de vue éco­no­mique, qui fonctionne. » 

Faire bifur­quer notre modèle éco­nomique, créer une redi­rec­tion éco­lo­gique, néces­site de réin­ter­ro­ger pro­fon­dé­ment nos manières de faire : nos manières d’habiter la terre et, pour les entre­prises, les modèles d’affaires, les pro­ces­sus… Ce n’est pas simple car, même lorsqu’on a une solu­tion, cela demande de l’énergie, des inves­tis­se­ments, donc des déci­sions struc­tu­rantes pour des diri­geants d’entreprise.

Il y a aus­si des recon­ver­sions pro­fes­sion­nelles, ou au mini­mum des besoins de nou­velles for­ma­tions. Cela néces­site donc d’impliquer des sala­riés, toute une chaîne de sous-trai­tants, clients, etc. Cela prend du temps et consti­tue le prin­ci­pal frein que je ren­contre aujourd’hui.

Comment travaille-t-on sur ces freins ?

Selon moi, on y répond par des pro­po­si­tions concrètes. Typi­que­ment, il faut des per­sonnes sur le ter­rain qui expliquent aux chefs d’entreprise pour­quoi il faut réa­li­ser ces trans­for­ma­tions pour eux. Il y a plein de rai­sons : rési­lience, com­pé­ti­ti­vi­té, conqué­rir de nou­veaux mar­chés, moti­ver les sala­riés, recru­ter ceux qui veulent contri­buer aux défis de notre siècle. 

Après avoir expli­qué le pour­quoi, on explique le quoi et le com­ment : des dis­po­si­tifs de sou­tien de l’État peuvent aider les inves­tis­se­ments. Quand ils n’existent pas, c’est impor­tant de trans­mettre des demandes au niveau natio­nal. Des exemples concrets de pairs, d’autres entre­prises du sec­teur ou d’une taille simi­laire, qui se sont déjà mis en mou­ve­ment, consti­tuent aus­si un argu­ment fort. C’est très impor­tant d’ailleurs de mettre en lumière les pion­niers, de mon­trer que cer­tains, cer­taines agissent déjà et que ça se passe bien. Ils montrent une voie pour que d’autres puissent ensuite s’engouffrer dans leur sillage.

Et comment accompagnez-vous les entreprises sur du plus long terme ?

Je consi­dère deux dimen­sions dans la trans­for­ma­tion de l’industrie : ver­dir l’industrie et indus­tria­li­ser le vert. Il faut com­men­cer par ver­dir l’industrie ; faire en sorte que l’existant soit plus vert. Je prends une cimen­te­rie : demain, on aura besoin de beau­coup moins de ciment ; mais on aura sans doute encore besoin de ciment. Et, donc, com­ment faire pour que ce ciment soit le plus bas car­bone possible.

Com­ment est-ce qu’on accom­pagne les entre­prises ? Je ne peux pas jouer sur la demande à mon niveau, je le pour­rais si j’étais au niveau natio­nal, si je met­tais en place des légis­la­tions, par exemple sur les normes envi­ron­ne­men­tales de la construc­tion de nou­veaux bâti­ments ou de nou­veaux ouvrages. Mais actuel­le­ment je n’ai pas ce pou­voir-là. Donc je prends les cimen­tiers et je les aide à se décarboner.

La seconde dimen­sion, c’est d’industrialiser le vert. De nom­breuses entre­prises aujourd’hui insuf­fi­sam­ment déve­lop­pées devraient demain l’être davan­tage (réno­va­tion ther­mique des bâti­ments, petits véhi­cules élec­triques, bat­te­ries qui leur sont asso­ciées). Il faut sou­te­nir l’émergence de nou­veaux modèles d’activité.

Pour toi, y a‑t-il des activités ou des filières qui sont vouées à disparaître ?

Oui, évi­dem­ment, mais de tout temps il y a eu des défaillances – et des créa­tions – d’entreprise. La ques­tion qui se pose pour moi, c’est com­ment est-ce que l’on change les règles du jeu éco­no­mique pour faire en sorte que le ter­rain soit plus favo­rable aux entre­prises ver­tueuses et beau­coup moins aux entre­prises qui n’auront plus de rai­son d’exister demain. La puis­sance publique a ce pou­voir et cette responsabilité. 

Ce n’est pas à la puis­sance publique de déci­der seule du sort d’une entre­prise. Mais ce qu’elle doit abso­lu­ment faire, c’est chan­ger les règles du jeu pour favo­ri­ser les entre­prises ver­tueuses et péna­li­ser les entre­prises qui ne le sont pas. Par exemple, on assiste aujourd’hui à des ten­sions sur les res­sources néces­saires à l’industrie (fon­cier, élec­tri­ci­té, bio­masse, com­pé­tences car le taux de chô­mage est assez bas…). Nous devons prio­ri­ser ces res­sources vers l’industrie verte, et par exemple lui réser­ver le fon­cier indus­triel. Mal­heu­reu­se­ment, on n’atteint pas encore ce niveau de matu­ri­té dans la réflexion col­lec­tive au sujet des poli­tiques publiques. Nous devrions davan­tage mettre l’accent sur la crois­sance – la décrois­sance – sélec­tives. Le débat crois­sance-décrois­sance est sou­vent un peu sté­rile, car on oppose de grandes idées sans savoir très bien de quoi on parle.

“On ne peut pas négocier avec les lois de la physique, mais on peut négocier avec les lois de l’économie.”

Il y a des choses qui doivent croître, il y a des choses qui doivent décroître. Au pre­mier rang des choses qui doivent décroître se situent la consom­ma­tion maté­rielle, les émis­sions de gaz à effet de serre, la dégra­da­tion de la bio­di­ver­si­té. Ensuite peuvent croître la pro­duc­tion de petits véhi­cules élec­triques, l’offre de répa­ra­tion de vélos, un cer­tain nombre de médi­ca­ments qui sont essen­tiels et qui aujourd’hui sont impor­tés de l’autre bout du monde. Fina­le­ment c’est une approche filière par filière que l’on doit mettre en place dans une logique de pla­ni­fi­ca­tion, pour gérer la rare­té des res­sources et nos impacts envi­ron­ne­men­taux. On ne peut pas négo­cier avec les lois de la phy­sique, mais on peut négo­cier avec les lois de l’économie : c’est sur elles qu’il faut agir.

Comment pousser cette transformation ?

Il faut embar­quer le col­lec­tif. On ne peut chan­ger le monde que col­lec­ti­ve­ment, ensemble. Et en nour­ris­sant, c’est très impor­tant, la com­plé­men­ta­ri­té des enga­ge­ments. On oppose par­fois, à tort, agir de l’intérieur et pro­po­ser des alter­na­tives ou dénon­cer de l’extérieur. Ce sont des enga­ge­ments très com­plé­men­taires, et c’est impor­tant de culti­ver cette complémentarité. 

De même au sein de la fonc­tion publique entre minis­tères, entre per­sonnes qui font la même chose dans dif­fé­rentes régions. Par exemple, je vous par­lais d’une ini­tia­tive pour ter­ri­to­ria­li­ser la décar­bo­na­tion indus­trie : une fois celle-ci bien lan­cée dans ma région, j’ai veillé à la par­ta­ger de manière très struc­tu­rée, avec un kit clés en main, avec tous mes homo­logues d’autres régions pour qu’ils puissent le mettre en place chez eux. 

J’ai aus­si veillé à en par­ler au niveau natio­nal afin d’avoir une com­mande qui vient du niveau du minis­tère, pour que chaque région réplique en mieux ce qui a été mis en place dans une région pion­nière. Il faut ins­pi­rer en disant ce que l’on fait et en fai­sant aus­si ce que l’on dit, ce qui me semble essen­tiel pour créer cette ému­la­tion col­lec­tive et cette dyna­mique. C’est un pre­mier élément.

Au sein de la fonction publique, les niveaux d’engagement comme de prise de conscience des enjeux sont très disparates.

Le deuxième élé­ment est en effet la créa­tion d’une culture com­mune. Une ini­tia­tive a été lan­cée dans la fonc­tion publique pour for­mer dans un pre­mier temps les hauts fonc­tion­naires aux ques­tions éco­lo­giques, puis dans un deuxième temps l’ensemble des agents publics. 

Les hauts fonc­tion­naires repré­sentent 25 000 per­sonnes et le but est qu’ils soient for­més avant fin 2024. Donc c’est un énorme chan­tier. Il s’agit d’une for­ma­tion plu­tôt qua­li­ta­tive, quatre jour­nées de for­ma­tion, qui traitent à la fois des enjeux cli­ma­tiques, des enjeux de la bio­di­ver­si­té et des enjeux de res­sources, par des échanges avec des scien­ti­fiques de haut niveau, des ate­liers pra­tiques pour s’approprier les enjeux et les leviers d’action, des visites ter­rain et des ate­liers de pas­sage à l’action.

C’est une ini­tia­tive que j’ai contri­bué à lan­cer, plu­tôt avec la cas­quette asso­cia­tive, que j’ai ensuite décli­née (de manière pion­nière) en Auvergne-Rhône-Alpes, pour en faire un test sur le ter­rain afin d’avoir des retours. On a fait ça entre mars et sep­tembre 2023, ça a été pro­fon­dé­ment enthou­siasmant. Ce n’était pas du tout dans la fiche de poste, je le fai­sais sur mon temps à côté et fina­le­ment j’ai réus­si à créer une petite équipe opé­ra­tion­nelle autour de moi en Auvergne-Rhône-Alpes. 

Certes, il n’y a pas de recette miracle, mais la for­ma­tion crée cette base, un ter­reau fer­tile pour avoir une culture com­mune et pour par­ta­ger col­lec­ti­ve­ment la conscience de l’urgence. Il y en a qui seront par­tis en avance, il y en a qui seront moins mobi­li­sés direc­te­ment sur le sujet, mais en tout cas on pos­sède ensemble ce bagage com­mun qui per­met de s’engager comme un collectif.

Cette conscience de la gravité des enjeux peut être source de désarroi, d’impuissance voire de résignation. Comment tenir sur la durée ?

Le troi­sième élé­ment qui me semble très impor­tant, c’est effec­ti­ve­ment le réen­chan­te­ment. Je pense de plus en plus à ce sujet, car on a beau­coup ten­dance à pré­sen­ter le sujet éco­lo­gique sous un angle très pes­si­miste : il y a urgence à agir, de grands bou­le­ver­se­ments sont en cours sur les trois grandes dimen­sions environnementales.

On parle de limi­ta­tions, de renon­ce­ments, de sobrié­té, et ce n’est pas le lan­gage qui me semble le plus mobi­li­sa­teur. Ça peut par­ler à cer­taines per­sonnes, mais on ne peut s’en conten­ter. Il faut qu’on embarque 90 % de la popu­la­tion, et peut-être que les 10 % res­tants à la fin seront rat­tra­pés par des régle­men­ta­tions. Pour cela, il faut mettre en avant ce côté pro­fon­dé­ment enthou­sias­mant de la trans­for­ma­tion, en disant qu’elle est com­plexe mais intéressante.

Par exemple, quand on tire la ficelle « com­ment dimi­nuer les émis­sions de la mobi­li­té ou leur impact sur les res­sources », on se dit qu’il faut des véhi­cules plus petits ; mais, pour des véhi­cules plus petits, il faut que les gens en aient envie, donc cela concerne la publi­ci­té ; quand bien même les véhi­cules seraient petits, il fau­dra des bornes de recharge, donc il faut les ins­tal­ler, ce qui touche aux col­lec­ti­vi­tés ; les petits véhi­cules élec­triques consomment des res­sources, com­ment s’approvisionner sans être dépen­dant des res­sources étran­gères ? Cela appelle une dimen­sion stra­té­gique ; com­ment sécu­ri­ser et rendre plus attrac­tive la pra­tique du vélo, car la ques­tion de la mul­ti­mo­da­li­té se pose, etc.

“Ces « grandes transformations » nous invitent à réinventer le monde en mieux.”

Dès qu’on tire une ficelle, toute la pelote vient : c’est quelque chose que je trouve pro­fon­dé­ment enthou­sias­mant, notam­ment pour les ingé­nieurs que nous sommes. C’est aus­si enthou­sias­mant car ces « grandes trans­for­ma­tions » nous invitent à réin­ven­ter le monde en mieux et à faire preuve de créa­ti­vi­té. Enfin, le sens don­né à l’action et la fier­té de défendre une cause qui nous dépasse, avec en sur­plus des dimen­sions col­lec­tives, ça rend heu­reux. Donc, plu­tôt que de par­ler de renon­ce­ment, il fau­drait par­ler de réin­ven­tion ; plu­tôt que de par­ler de sobrié­té, on devrait par­ler de « suf­fi­sance » (trou­ver le juste milieu) ; plu­tôt que de décrois­sance, on devrait par­ler de ce qu’on décide de faire croître : qu’est-ce qui fait la crois­sance du bonheur ?

Entre réformisme et radicalités : où te situerais-tu ? quelle est ta perception de cette tension ?

Je me situe plu­tôt du côté de « faire bou­ger les lignes de l’intérieur », tout en ayant un pied dans les deux approches. Cette fron­tière est un peu arti­fi­cielle, car il existe un conti­nuum entre tra­vailler au sein d’une entre­prise pétro­lière et ten­ter d’y réorien­ter cer­taines déci­sions stra­té­giques, ou bien déci­der d’aller faire de l’agroécologie au fin fond de l’Ardèche. Pour moi, il est cru­cial de nour­rir la com­plé­men­ta­ri­té des enga­ge­ments et, sur­tout, de se deman­der à titre per­son­nel : qu’est-ce qui me rend heu­reux et dans quel domaine suis-je compétent ? 

Cette trans­for­ma­tion éco­lo­gique dure­ra au moins jusqu’en 2050 et il est impor­tant de ne pas se griller en quelques années, en choi­sis­sant un che­min sacri­fi­ciel, en se disant « il faut que j’aille là où j’ai le plus d’impact parce qu’il faut faire bou­ger les lignes ». Au contraire, il faut par­tir de ce qui nous porte, ce qui nous donne envie, et agir sur ce fon­de­ment en cher­chant tou­jours à par­ta­ger, à ins­pi­rer et à créer des liens avec d’autres per­sonnes, pour cher­cher les com­plé­men­ta­ri­tés qui nous per­mettent d’aller plus vite et plus loin.

Comment allier envie et efficacité dans l’action pour faire bouger les lignes ?

En ce qui concerne le fait de « faire bou­ger les lignes de l’intérieur », je pense que nous avons besoin de plus de « hackers éco­lo­giques ». L’idée est de prendre le sys­tème tel qu’il est et de voir les marges de manœuvre dont nous dis­po­sons pour les exploiter. 

En s’inspirant de l’état d’esprit ori­gi­nel des hackers, qui cherchent à tes­ter les limites du sys­tème de manière un peu rebelle et à créer quelque chose d’ingénieux, nous pou­vons appor­ter cette approche au com­bat éco­lo­gique. Cela implique d’exploiter la force du col­lec­tif, de se mettre en mode créa­tif et de remettre en ques­tion les fron­tières sym­bo­liques qui n’ont pas for­cé­ment lieu d’être.

Il ne faut pas hési­ter à par­fois déso­béir à sa hié­rar­chie et en tout cas à être force de pro­po­si­tions pour mon­trer qu’il existe d’autres façons de faire les choses. Parce qu’en fait les grandes trans­for­ma­tions socié­tales ont sou­vent été lan­cées par une mino­ri­té agis­sante. Je pense par exemple à la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, à la fin de l’esclavage aux États-Unis, au droit de vote des femmes en France. 

Une mino­ri­té déter­mi­née et enthou­siaste qui a réus­si à sur­mon­ter l’inertie du sta­tu quo et quelques oppo­sants viru­lents, pour créer l’étincelle qui allume le feu et pour pro­vo­quer un chan­ge­ment plus large.

As-tu l’impression qu’il y a un angle mort dans notre échange ?

Il y a peut-être un sujet dont on n’a pas beau­coup par­lé : celui de l’action concrète et opé­ra­tion­nelle, qui est étroi­te­ment liée à la ten­sion entre la réflexion stra­té­gique et l’urgence d’agir sur les sujets écologiques. 

On peut être ten­té de se dire : comme c’est très com­plexe, il faut vrai­ment qu’on y réflé­chisse posé­ment, que l’on pla­ni­fie soi­gneu­se­ment, que l’on ait un plan très car­ré bien fice­lé avant de com­men­cer à agir. En fait, ça nous mène­rait dans le mur, parce qu’il y a urgence et qu’il faut se mettre en mou­ve­ment dès maintenant. 

À l’inverse, une action désor­don­née pour­rait aus­si être le pre­mier enne­mi d’une trans­for­ma­tion réus­sie, parce qu’elle peut négli­ger des pro­blèmes sociaux impor­tants et entraî­ner de vives oppo­si­tions poli­tiques, ou conduire à avan­cer dans une direc­tion qui n’est pas la bonne, faute d’avoir les bons ordres de gran­deur en tête. 

C’est un sujet qui est pour moi insuf­fi­sam­ment ensei­gné, insuf­fi­sam­ment pen­sé, insuf­fi­sam­ment dis­cu­té. Il faut qu’on soit tous dans cet état d’esprit d’agir en pen­seur, mais aus­si de pen­ser en acteur.

Comment les X dans la fonction publique peuvent-ils accompagner l’action ?

Notre for­ma­tion de poly­tech­ni­ciens nous apprend beau­coup à être dans le « pen­ser » et à être de très bons archi­tectes de la trans­for­ma­tion, mais il est essen­tiel d’être éga­le­ment de bons exé­cu­tants. Cha­cun de nous doit donc être à la fois archi­tecte et acteur opé­ra­tion­nel, en fai­sant des allers-retours entre la réflexion et l’action, entre les bureaux et le ter­rain. Adop­ter cette pos­ture me semble par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant pour les hauts fonc­tion­naires : loin de res­ter enfer­més dans notre tour d’ivoire, nous devons aller au contact des chefs d’entreprise, des acteurs de la socié­té civile, nous confron­ter au ter­rain, aux dif­fi­cul­tés des uns et des autres, pour mettre en place des poli­tiques qui soient vrai­ment pertinentes.

“Être à la fois architecte et acteur opérationnel, en faisant des allers-retours entre la réflexion et l’action.”

Je sou­haite ter­mi­ner en par­ta­geant ma phi­lo­so­phie de l’action, qui repose sur deux prin­cipes com­plé­men­taires : le pes­si­misme de la luci­di­té et l’optimisme de la volon­té. Le pes­si­misme de la luci­di­té consiste à recon­naître la gra­vi­té de la situa­tion éco­lo­gique sans la mini­mi­ser ; on en est au stade où il nous faut à la fois pen­ser l’adaptation et tra­vailler sur l’atténuation, autre­ment dit évi­ter l’ingérable et gérer l’inévitable. L’optimisme de la volon­té, lui, nous met en mou­ve­ment et nous incite à célé­brer les petites vic­toires quo­ti­diennes, qui redonnent de l’énergie et du sens à l’action.


En contrepoint

S’il est encou­ra­geant de lire l’énergie de nos jeunes cama­rades se lan­çant dans le pro­jet de faire évo­luer notre fonc­tion publique pour favo­ri­ser la dura­bi­li­té, il faut res­ter conscient du fait que d’autres avant eux ont pu eux aus­si y appor­ter leur éner­gie et en res­sor­tir avec un constat d’échec allant jusqu’à la mise en doute de la fai­sa­bi­li­té de l’entreprise. Ain­si notre cama­rade Anne Spi­te­ri (X74), qui s’est atta­quée au sujet fon­da­men­tal de l’eau, relate-t-elle son par­cours avec beau­coup de fran­chise dans son blog « Eau évo­lu­tion ». Elle y évoque la bru­ta­li­té de ce milieu à son époque, où il était pour­tant encore temps d’enrayer cer­tains pro­ces­sus éco­lo­giques irré­ver­sibles. L’eau consti­tue d’ailleurs aujourd’hui l’une des limites pla­né­taires que nous avons franchie.

Les scien­ti­fiques ont éta­bli que les cycles de l’eau verte – celle qui par­ti­cipe à l’hu­mi­di­té du sol et qui assure le main­tien des végé­taux – subissent aujourd’hui des varia­tions au-delà des limites fixées (ari­di­fi­ca­tion géné­ra­li­sée des sols) ; et que les pré­lè­ve­ments d’eau douce – cycle de l’eau bleue – excèdent la limite de sou­te­na­bi­li­té. Bien sûr, le défi de la dura­bi­li­té est tel qu’il n’est pas ques­tion de renon­cer et le réfor­misme reste encore aujourd’hui l’une des branches de l’alternative, témoin notre dos­sier. Espé­rons donc que les jeunes, tel Angel Prie­to (X16), qui se lancent aujourd’hui dans la bataille, dans un contexte de sen­si­bi­li­té éco­lo­gique bien plus favo­rable que par le pas­sé, pour­ront à l’issue de leur car­rière tirer un bilan plus encou­ra­geant que celui de leurs aînés et n’oublions jamais, lorsque l’occasion nous en sera don­née, d’aider à leur réussite.


Pour aller plus loin : 

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