Relever le défi de l’éducation en milieu difficile
Les jeunes passent du temps dans trois milieux différents, leur famille, l’école et la rue. Chacun de ses milieux possède une culture propre si bien qu’un point essentiel pour la bonne vie du jeune réside dans leur interaction. Or, deux évolutions dramatiques ont marqué les vingt dernières années, l’augmentation du poids de la culture de la rue et les contradictions entre les autorités scolaires et familiales. Dans la rue, les jeunes élaborent souvent des manières d’être ensemble par contradiction avec celles exigées par les institutions. Par nature, les premières sont donc peu capables d’interagir positivement avec les secondes. Ce qui doit normalement se passer, c’est l’abandon des premières quand le jeune rencontre la famille ou l’école, et l’adoption de celles qui correspondent à ces deux milieux. Or, ce basculement s’opère de moins en moins bien depuis vingt ans : les codes sociaux de la rue s’imposent de plus en plus aux deux autres espaces.
Parmi ses codes, il faut notamment relever le fait que le bon élève, celui qui essaye de s’inscrire dans le système scolaire, est stigmatisé comme un « bouffon ». En travaillant scolairement, un élève se met donc en danger. Pour sauver sa capacité à appartenir à des groupes de son âge, il préférera souvent délaisser les études.
Une triple expérience
Jean-Marie Petitclerc a fondé l’Association Valdocco qui travaille dans les quartiers difficiles. Actuellement, il travaille au volet éducatif de la politique de la ville au cabinet de Christine Boutin. Il appartient à la tradition religieuse salésienne fondée au XIXe siècle par Jean Bosco, un pédagogue qui, plongé dans la grande mutation de la ruralité à l’industrie, avait réalisé l’importance de la relation entre éducateur et jeune comme moyen de combler les repères manquants.
Des autorités qui se contredisent
Les autorités scolaires et familiales s’accordent difficilement, voire se discréditent réciproquement, les professeurs accusant les familles de ne pas s’occuper de leurs enfants, et les familles ne soutenant pas les professeurs face aux égarements de certains. Les jeunes sont donc soumis à de fortes incohérences. Or, de très nombreuses études mettent en évidence un lien fort entre le niveau d’incohérence des références des enfants et leur niveau de violence.
La disparition de la mixité sociale constitue un facteur décisif de l’exclusion d’une partie de la jeunesse. À l’époque du baron Haussmann, la ville de Paris incorporait toutes les couches de la société dans chaque immeuble, les familles aisées habitant dans les bas étages et les pauvres au-dessus. Bien qu’elles se mélangeassent peu, elles se croisaient néanmoins nécessairement au travers de la vie collective de l’immeuble. Les enfants des bonnes du sixième étage et ceux des bourgeois du premier étage prenaient donc au moins conscience de l’existence d’autres réalités que la leur. Depuis les années 1970, la politique de la ville et les évolutions sociales ont déporté toute la population précaire à l’extérieur de Paris. Cette ségrégation urbaine se reflète parfaitement dans les établissements scolaires : 80 % des enfants issus de l’immigration se retrouvent dans 20 % des établissements. Ainsi, les enfants d’origines sociales différentes ne se voient même plus.
Repenser la politique d’intégration
Une équipe du Valdocco avant une course de moto. |
La carte scolaire qui avait été conçue pour favoriser les mélanges sociaux en obligeant les parents à scolariser les enfants sur le territoire où ils habitaient est devenue un élément qui renforce encore l’homogénéité sociale des établissements.
C’est pourquoi, aujourd’hui, un axe principal de la politique de la ville doit être le désenclavement des quartiers défavorisés. Je souligne que cela ne demande pas nécessairement des financements élevés.
Cela demande d’adapter la législation et de faire les choix pratiques pertinents. Par exemple, on pourrait installer dans ces quartiers les équipements qui attirent les populations favorisées, comme des lycées internationaux. Les financements spécifiques seraient limités à des activités qui ouvrent sur l’extérieur les populations enclavées.
À titre d’expérience, le ministère de la Ville a soutenu dans certaines villes un système qui inscrit les enfants de CM1 et de CM2 dans des écoles indépendamment du lieu d’habitation des parents et de leur milieu social. Il mériterait d’être étendu à de nombreuses communes.
Une approche globale de la relation avec les jeunes
Je tire de la tradition de Jean Bosco une sensibilité à l’importance de la relation entre l’éducateur et le jeune.
Un axe principal de la politique de la ville doit être le désenclavement des quartiers défavorisés
Jean Bosco était un pédagogue du XIXe siècle plongé dans une période de grande mutation, celle du passage du monde de la campagne à celui de l’industrie, comme aujourd’hui nous passons de la société industrielle à ce qu’on appelle la société postindustrielle. Dans des périodes comme celles-ci qui fragilisent les références et les sources de stabilité de la société, Jean Bosco avait réalisé l’importance du témoignage et de la relation entre l’éducateur et le jeune comme moyen de combler les repères manquants. Je pense que cette intuition est toujours pertinente et que nous sommes en déficit sur ce plan.
Les jeunes d’aujourd’hui ne naissent pas plus violents que ceux des générations précédentes. Ils sont naturellement agressifs comme tous les enfants, incapables de résister à leurs frustrations. C’est à notre société, comme ont dû le faire les précédentes avec leurs enfants, de leur transmettre de quoi réguler cette agressivité. Pour cela, l’engagement des adultes dans la relation éducative est essentiel. On peut en voir une preuve dans le fait, montré par de multiples études, que la qualité sociale et scolaire d’un établissement dépend beaucoup plus de la personnalité de son directeur et de sa capacité à établir une relation satisfaisante entre les adultes et les enfants que des moyens financiers dont il dispose – lesquels sont aujourd’hui largement reconnus comme suffisants.
Des actions éducatives peuvent aussi se mener dans des activités non scolaires. Elles sont même essentielles car la réussite scolaire dépend beaucoup de la manière dont l’environnement de l’enfant la perçoit. Il faut donc que cet environnement ait l’opportunité de jouer un rôle, et que ce rôle soit positif. Le point essentiel, c’est d’avoir une approche globale pour chaque jeune quels que soient les lieux où il s’exprime.
Notre génération n’a pas vraiment réussi à relever le défi de la cohésion sociale. Il faudrait au moins qu’elle réussisse à donner les moyens à la génération suivante de le faire.
Le mythe égalitaire
Une grande faille du système éducatif français réside dans l’idée que l’on va sauver l’égalité des chances en enseignant la même chose de la même manière partout. En réalité, on ne sauve que l’apparence de cette égalité.
Une bonne illustration en est la structure des notes données par les enseignants, identique quel que soit le lycée : un tiers des notes au-dessous de 8, un tiers entre 8 et 12, un tiers au-dessus de 12. Cela donne l’apparence d’une égalité entre tous les lycées, alors que la réalité scolaire derrière ces notes n’est évidemment pas la même.
De fait, le nombre de jeunes issus de milieux peu favorisés qui intègrent les grandes écoles a été divisé par quatre ou cinq en quelques dizaines d’années.
Viser l’égalité des chances demande d’adopter une pédagogie différenciée selon les réalités des jeunes.