Remarques sur le concept de santé environnementale et sur sa mise en œuvre
Près de vingt personnalités, choisies pour leur compétence et leur indépendance d’esprit, ont accepté de nous présenter différentes facettes des relations entre environnement et santé publique et de répondre à nos questions. Ils nous ont indiqué ce qui, dans leur domaine, relevait des connaissances et des hypothèses et comment ils concevaient J’articulation des moyens propres à diminuer les risques potentiels. Cette douzaine d’heures de réunions-débats confirme J’incidence des modifications de J’environnement et des modes de vie sur la santé publique, mais aussi la difficulté d’évaluation réaliste des risques et de définition de politiques rationnelles de santé publique. C’est à chacun d’entre nous, comme professionnel et surtout comme citoyen, de tirer de ces débats ses conclusions personnelles.
Les articles précédents apportent une diversité de points de vue sur les relations entre environnement et santé publique. Mais il n’était pas possible de rendre compte de tous les exposés, encore moins de résumer les débats. Ayant eu l’occasion de compléter ces informations lors des conversations et consultations de documents nécessaires à la préparation des séances, à la rédaction des comptes rendus et à la mise au point de ce numéro spécial de notre revue, j’ai essayé de dégager quelques idées générales.
Il ne s’agit que d’opinions personnelles, inévitablement subjectives, d’un non-spécialiste. Elles ne sauraient constituer des conclusions ou des prises de position de notre groupement, dont l’objectif se borne à mettre à disposition des éléments de réflexion aussi objectifs que possible.
L’environnement
Il y a plus de deux millénaires, Hippocrate avait fondé la médecine sur l’idée que les maladies pouvaient provenir du milieu extérieur. Le concept de « santé environnementale » n’est donc pas nouveau. Mais, quel sens donne-t-on au terme « environnement » ?
D’après les exposés, on y inclut l’alimentation et le mode de vie. Assez curieusement, on exclut de cette notion d’environnement le monde vivant et en particulier les micro-organismes. Dans les pays développés, il est vrai que les progrès de l’hygiène et les moyens nouveaux de la médecine ont diminué leurs effets sur la mortalité « prématurée » et fait émerger d’autres causes, autrefois secondaires : les « agressions » chimiques (molécules de synthèse, généralisation de l’usage de certains produits dangereux) ou physiques (radiations, amiante…). Il ne faudrait quand même pas oublier que pour la grande majorité de la population mondiale les problèmes de santé publique se posent différemment.
Une idée sous-jacente est que nous sommes responsables de l’augmentation de la prévalence de certaines maladies par la dégradation de l’environnement que nous provoquons. Limiter, voire supprimer, ces « pollutions » est donc un impératif à la fois sanitaire et moral. Mais nous agissons aussi sur l’environnement vivant. Lors d’une réunion-débat récente, sur un autre sujet, M. Pierre Henri Gouyon, professeur à l’université d’Orsay, attirait notre attention sur les conséquences de la « non-gestion » des antibiotiques, surtout en France, la croissance des maladies nosocomiales constituant un indice d’une catastrophe sanitaire prévisible.
Lors d’un colloque de 1996 sur la santé environnementale, le docteur Yves Coquin, chargé de la veille sanitaire à la direction générale de la santé, se demandait s’il ne s’agissait pas « d’un concept artificiel lié à un effet de mode ».
Qu’il y ait urgence à limiter les effets nocifs des modifications de notre environnement physique et chimique paraît certain, mais, pour gérer les risques, il ne faudrait pas prendre la partie pour le tout.
La santé publique
Protéger, améliorer la santé publique concerne la population générale. Dans les pays « développés », elle n’est pas, sauf catastrophe et cas d’intoxication aiguë, exposée à de fortes doses de produits dangereux, en raison même des dispositions prises pour limiter leur diffusion.
Les effets de ces faibles doses sont difficiles à déterminer avec précision, sauf quand on dispose d’observations cliniques directes, comme pour le saturnisme chronique des jeunes enfants. Mais une population est composée de nombreux individus, plus ou moins sensibles.
Pour évaluer les risques globaux on va donc être amené à multiplier un risque unitaire faible par un nombre élevé de personnes. La différence d’ordre de grandeur entre les deux facteurs de l’opération augmente l’incertitude sur le résultat. Quantifier un risque, ce qui est nécessaire pour une appréciation relative, n’est certes pas affirmer un constat. Mais l’opinion ne fait pas la différence et l’annonce d’un nombre de morts « potentiels », par sa précision illusoire, aggrave la confusion.
On fait usage d’objectifs de référence. Si on estime que l’effet d’un toxique suit « un modèle déterministe », il s’agira d’une dose telle qu’elle ne risque pas de produire un effet nocif pour les individus les plus sensibles. Si l’on estime qu’il ne fait qu’augmenter la fréquence d’une maladie, cas des cancers par exemple, on se réfère à un excès de décès, ce qui conduit à une notion de risque acceptable, variable selon les pays.
Ces références sont utiles pour baser une politique de santé publique. Mais elles sont souvent interprétées comme des objectifs impératifs.
Pour justifier de tels niveaux de protection, on affirme souvent qu’il faut bien satisfaire une exigence de « risque nul » que manifesterait la population.
L’usage du tabac et de l’alcool, l’imprudence dans la conduite des automobile, dont les risques sont connus, laisse quelque peu sceptique.
La démarche scientifique
Les études épidémiologiques permettent d’évaluer des effets directs sur des populations humaines. Elles sont efficaces pour évaluer les risques lorsque les effets sont importants et les expositions bien caractérisées, ce qui est en général le cas pour les milieux professionnels, bien que les constats puissent intervenir trop tard lorsque les effets demandent plusieurs décennies pour se manifester, dans le cas de l’amiante par exemple. Mais peuvent-elles donner des indications fiables lorsque les risques unitaires sont faibles pour des populations exposées à des « agressions » multiples dans leur vie quotidienne.
Les études toxicologiques permettent d’apprécier la dangerosité d’un produit. Mais les expérimentations portent sur des doses nettement supérieures à celles que l’on estime tolérables pour la santé publique et la transposition d’animaux de laboratoire à l’homme peut être une source d’erreur grave, dans un sens ou dans l’autre d’ailleurs. Pour obtenir autre chose que des indices de potentialité toxique, déjà précieux en soi, il faut développer une approche biologique comme l’expose l’article du docteur Lambré.
Quant à l’exposition, elle est parfois bien mal définie par les moyennes que l’on mesure en vue de calculs statistiques. Nous avons appris, par exemple, que la pollution atmosphérique pouvait être plus dangereuse à l’intérieur des logements que dans l’atmosphère externe, dont on fait pourtant grand cas, et que celle-ci pouvait présenter des variations importantes sur de courtes distances.
Tous nos interlocuteurs ont estimé qu’il importait que ces recherches, où les méthodes scientifiques sont applicables, devaient être poursuivies avec une intensité accrue. Cependant, pratiquer une synthèse à partir d’une décomposition des effets de causes indépendantes, méthode cartésienne efficace en mécanique et en physique, permet-elle de rendre compte de réactions biologiques interdépendantes d’un organisme complexe ? Les constats cliniques ne doivent-ils pas être la pierre de touche indispensable à la validation des résultats ? Il m’a semblé que les médecins, confrontés dans les hôpitaux aux pathologies réelles, avaient des attitudes plus nuancées que ceux qui s’efforcent de démontrer la nocivité d’un produit.
Le paradigme de l’évaluation
Ces démarches scientifiques, aussi indispensables soient-elles, ne permettent que rarement d’évaluer directement les effets des faibles doses, aux niveaux des références indiquées. On est donc contraint de procéder à des extrapolations.
On passe ainsi du domaine de la science à celui de l’expertise, avec tous les aléas qui s’y attachent. Pour assurer une possibilité de comparaison des risques ont été admises un certain nombres de règles de calcul simples qui constituent une construction mentale cohérente : relation linéaire entre la dose et l’effet, emploi systématique de coefficients de sécurité de 100 à 10 000, utilisation d’un modèle probabiliste et négation de l’existence d’un seuil pour les substances cancérogènes.
La validité des résultats obtenus par de telles méthodes a été contestée lors de la plupart des débats. Mais, comme nous l’a fait remarquer M. Denis Hémon, le fait même de rechercher des valeurs de doses n’ayant que des effets nuls, ou extrêmement faibles, laisse peu de possibilités de vérifier leur pertinence. Ce ne sont donc pas des hypothèses, étapes normales des méthodes scientifiques, mais des postulats.
Comme le souligne M. Cicolella, la méthode d’évaluation des risques est le corollaire du principe de précaution. Elle traduit effectivement un choix social, évidemment contestable. Mais l’emploi de modèles mathématiques sophistiqués ne suffit pas à en faire une méthode scientifique, bien qu’elle se réfère à un consensus de la « communauté scientifique ». Peut-on sans risquer l’excommunication rappeler que c’est la remise en cause de théories admises par de telles communautés qui a permis le développement des connaissances ?
L’emploi de tels postulats est nécessaire, en raison même des niveaux choisis pour les objectifs de référence. Il faut cependant ne pas les parer d’un qualificatif qui suscite dans l’opinion une confiance injustifiée dans les résultats chiffrés présentés. Nos interlocuteurs s’en sont d’ailleurs bien gardés.
Amplification médiatique
Les campagnes « d’agitation d’épouvantails » dans les médias ont été largement mises en cause lors des débats, certains allant jusqu’à suggérer qu’elles pouvaient être une cause des symptômes, sinon des pathologies dénoncées.
Certes, dans son domaine de compétence professionnelle, chacun a pu constater les déformations de l’information délivrée au public, mais certains chercheurs ne font-ils pas état de résultats encore incertains ? Comme nous l’a fait remarquer M. Denis Hémon, il est certes tentant de marquer l’antériorité de ses travaux, mais une publication permet d’engager les confrontations indispensables au progrès des connaissances ; si on reste discret en attendant que des résultats soient validés par un consensus scientifique, le public estimera qu’on lui impose une conclusion, sans possibilité de discussion et que les responsables n’ont pas été alertés à temps. Or les chercheurs doivent des comptes à la société qui finance leurs travaux.
Cet argument paraît valable mais certaines déformations ne sont pas innocentes. Par exemple il n’a été retenu de l’avis du Comité de la prévention et de la précaution sur le niveau actuel d’exposition aux dioxines, faisant état de l’impossibilité de choisir entre un risque nul et une perspective de 3 000 à 5 000 décès annuels selon les modèles de calcul, que ces derniers nombres pour appuyer une campagne contre l’incinération des ordures ménagères.
Il faut dire qu’il s’agit d’un sujet particulièrement tabou et que la plupart des gens sont persuadés que l’accident de Seveso a fait beaucoup de morts ; il est vrai que la possibilité d’effets différés, après vingt-cinq ans, laisse quelque espoir de constatation. Que penser de ceux qui laissent croire que l’évaluation du nombre de cancers attribués à l’amiante concerne les expositions « domestiques », alors qu’elle concerne les expositions professionnelles du passé, autrement plus importantes.
Les choix de la politique de santé publique
Nos interlocuteurs ont rappelé que la gestion des risques était du domaine des choix politiques. Même si la santé n’a pas de prix, elle a malheureusement un coût et c’est bien le rôle des politiques d’opérer des arbitrages. La présomption systématique de culpabilité de certains produits peut conduire à négliger des risques plus probables.
Mais de tels choix supposent des compromis, insupportables pour les victimes, et toute conséquence un peu spectaculaire de ces « imprudences » aura les suites que l’on sait. Dans ces conditions, comment résister à la tentation de suivre les prédictions les plus pessimistes des experts pour chaque produit qui a retenu l’attention des médias ? L’air du temps ne permet guère une politique sanitaire intelligente.
Il y faudrait une qualité de l’information, un niveau de culture scientifique, un sens civique et une conscience de notre responsabilité individuelle dont nous sommes fort éloignés.
Risque de confusion des objectifs
Allier santé publique et environnement permet d’envisager une politique cohérente pour diminuer certaines catégories de risques. Mais ce concept engendre des confusions dangereuses.
L’objectif environnemental est générateur de principes absolus. On peut admettre un seuil acceptable de risques pour la santé publique, mais les militants de l’environnement ont bien souvent un objectif d’éradication des « pollutions » qui se manifeste par des déclarations du genre : « ce n’est pas à 20 µg/litre ni à 15, ni à 10 qu’il faut limiter la teneur en plomb de l’eau potable, c’est à zéro ! » ou « un becquerel de plus est un becquerel de trop ! ».
Sans vouloir qualifier cette attitude, on peut remarquer qu’elle conduit à baisser les seuils à chaque occasion de réglementation, et à refuser tout assouplissement si les recherches scientifiques amènent à réviser les risques à la baisse.
D’autre part, toutes les modalités d’amélioration envisageables, telles qu’elles sont par exemple décrites dans un rapport récent de l’INSERM sur le saturnisme, sont volontiers sacrifiées au profit d’une politique d’interdiction. Le divorce entre approche médicale et approche réglementaire s’en trouve aggravé.
La protection de l’environnement et la protection de la santé publique sont des préoccupations légitimes de la société. Leur mélange n’est pas sans présenter le danger d’intoxication mentale.
Il peut y avoir détournement d’argumentation. Par exemple, une teneur élevée en nitrates de l’eau des nappes et rivières favorise une prolifération d’algues au débouché dans la mer. Une directive européenne a limité à 50 mg/l la teneur en nitrates de l’eau potable, considérée à l’époque comme nocive pour la santé. Or, comme l’écrit le Professeur Apfelbaum, autorité en matière de nutrition, il est actuellement prouvé que la consommation de nitrates est inoffensive pour l’homme.
Mais on continue à faire croire aux populations concernées qu’elle est très dangereuse, l’argument faux du risque sanitaire étant plus efficace que celui du risque écologique, le seul réel.