Réminiscences
La capacité d’une pièce de musique d’être reproduite à volonté identique à elle-même et d’occuper tout l’espace sonore en fait une véritable – et inespérée – machine à se souvenir. Vous avez vécu – ou rêvé – un moment particulier et fort en même temps que vous entendiez cette musique, un certain jour ; et ce segment de temps, où nulle machine de H. G. Wells ne pourrait vous transporter à nouveau, il suffit que cette même pièce de musique vous soit jouée, dans un concert ou, mieux, chez vous, sur votre appareil de reproduction sonore, pour que, les yeux fermés, vous le reviviez, pour peu qu’aucun autre son ne vienne troubler votre concentration, bien mieux, bien plus fidèlement que par tout autre moyen psychanalytique d’évocation, y compris en mordant dans une madeleine.
Le piano de la plage : Pollini, Volodos, Toros Can
Maurizio Pollini est un médium idéal pour un tel voyage, sans doute parce que son jeu à la fois intérieur et habité agit sur vous comme une drogue douce. DGG vient de réunir en un coffret de 12 CD trente ans d’enregistrements, et il en publie des extraits en un disque où chacun, avec un peu de chance, trouvera un support pour revivre un instant de sa propre vie, depuis l’Adagio du Concerto 23 de Mozart avec Böhm jusqu’à la Danse russe de Petrouchka de Stravinski, en passant par Chopin, Schumann, Debussy, etc.1.
Ce toucher, cette perfection qui paraît naturelle, ce pouvoir de possession magique de l’auditeur sont exactement l’optimum absolu, ce 20/20 que les chroniqueurs gastronomiques n’accordent jamais, ce que l’on espère sans trop y croire de chaque pianiste en s’asseyant dans une salle de concert, et que Pollini a atteint.
Arcadi Volodos, à l’autre extrémité du spectre, est connu pour son jeu totalement extraverti, servi par une technique d’acier qui rappelle Horowitz. Et son premier disque, des transcriptions personnelles de Mozart, Rachmaninov, etc., l’avait clairement installé dans ce créneau de virtuose du clavier. Or, voilà que Volodos, renonçant à la “musique d’épate”, joue deux Sonates de Schubert réputées pour être rien moins que faciles d’accès pour l’auditeur, en sol majeur et en mi majeur (inachevée)2.
Et c’est remarquable de concentration, de finesse de toucher, avec une certaine distance, un peu l’équivalent pianistique de Vadim Repin au violon. Le jeune pianiste russe rejoint ainsi Lugansky et Pletnev dans le groupe des très grands de la nouvelle génération.
Hindemith : il faut du courage, surtout lorsque l’on est un jeune pianiste comme Toros Can, pour choisir de révéler au public des pièces de ce compositeur peu connu, un archétype de l’Entartete Musik, la “ musique dégénérée” interdite de Troisième Reich.
C’est en fait une découverte fantastique, comme il est hélas peu d’occasions d’en faire aujourd’hui, avec la frilosité – explicable – des éditeurs.
Les œuvres présentées s’étalent sur vingt ans, de l’immédiat après-guerre de 1918 à la consolidation du nazisme en 1936. Dadaïsme, surréalisme, jazz, musique de bastringue, percussion et célébration dérisoire du machinisme industriel, toutes les influences de l’époque se retrouvent, à l’exception du dodécaphonisme, auquel Hindemith préfère décidément la polytonalité, dans la Suite 1922, Lied, In Einer Nacht, Tanztücke et la 2e Sonate pour piano3. Si vous aimez l’expressionnisme allemand, Nolde, Kirchner, Beckmann, si vous aimez Kurt Weil, vous aimerez la musique de piano de Hindemith.
Hindemith, Mahler, Rodrigo
Un autre disque de Hindemith accompagne un disque de Mahler dans un coffret d’enregistrements de l’Orchestre Symphonique de Bamberg, que dirige Karl Anton Rickenbacher4. Y figurent deux pièces qui seront pour l’auditeur autant de réminiscences de l’explosive et dure Allemagne prénazie, l’ouverture de l’opéra Neues vom Tage (Nouvelles du Jour) et la Symphonie Mathis der Maler (Mathis le Peintre), ainsi que les Métamorphoses sur des thèmes de Carl Maria von Weber, qui datent de l’époque américaine de Hindemith.
Mathis le Peintre vaut vraiment le détour, musique polyphonique aussi colorée que du Ravel, lyrique, petit chef‑d’œuvre marquant d’une époque difficile que seule la persévérance de Furtwängler permit de créer en 1934.
De Mahler, le disque présente Totenfeier, qui devint plus tard le 1er mouvement de la 2e Symphonie “Résurrection”, Blumine, un andante écrit à l’origine pour la 1re Symphonie “ Titan ” dont il fut disjoint, et la Symphonie n° 10, dont Mahler n’a achevé que le 1er mouvement, comme on le sait. Ce sont trois pièces majeures, maîtresses, de la musique de Mahler, et dont la juxtaposition met en évidence l’évolution depuis le postromantisme de Blumine en 1889 jusqu’au dépouillement désespéré et presque atonal de la 10e Symphonie (1910).
Si vous êtes fasciné par la Vienne hypercréative et multiculturelle de l’avant 1914, celle de Freud, de Klimt, qu’ont décrite Zweig et Canetti, et qui devait être emportée, avec l’empire des Habsbourg, par le grand cataclysme, la musique de Mahler, étrangement presciente, sera votre philtre magique à remonter le temps.
Il serait bien étrange que le Concerto d’Aranjuez pour guitare, de Rodrigo, n’évoque en vous aucun souvenir, tant cette musique, qui date des années 40, a été omniprésente dans les versions les plus diverses, y compris par Miles Davis. Et cette musique rabâchée ne vous lasse pas, tant est grand son pouvoir de séduction, lié à des thèmes superbes et une orchestration très habile, que servent très bien l’Orchestre National de la Radio Bulgare et le guitariste français Philippe Jouanneau5. Sur le même disque, la Rhapsodie de Mai, pour guitare et orchestre, du compositeur contemporain français Marc Vic, est une œuvre ambitieuse et complexe, au climat mystérieux, qui mérite la découverte.
Souvenirs imaginaires : CPE Bach, Scarlatti père et fils
Grâce aux recherches des musicologues, aux festivals, au disque, au cinéma même (Tous les matins du monde, Farinelli) et, aujourd’hui, au théâtre baroque superbement recréé par des comédiens comme Benjamin Lazar et Louise Moaty, s’est installée une sorte de mythe du baroque, tel que, pour nombre d’entre nous, tout se passe comme si nous avions vécu cette époque et que nous en ayons la nostalgie.
Il en est de même pour le XVIIIe siècle, siècle mythique de l’apprentissage des libertés, dont nous avons tellement rêvé qu’il nous est peut-être plus familier que toute autre époque, y compris celle de notre enfance. Alessandro Scarlatti symbolise parfaitement l’époque baroque, Domenico Scarlatti et Carl Philipp Emanuel Bach le XVIIIe siècle.
Alessandro Scarlatti, le père, a écrit plus de 600 cantates, et de multiples pièces orchestrales, parmi lesquelles six Concerti Grossi pour sept instruments dont Haendel se serait inspiré, et qui figurent avec des Sinfonie de lui-même et de son fils Domenico sur un enregistrement tout récent par Fabio Biondi qui dirige l’Europa Galante6. Les Concerti Grossi, rien moins que banals, sont une merveille à la fois d’invention et d’équilibre, l’apogée de la musique baroque. Les Sinfonie de Domenico sont dans le style du temps, mais rompent avec la mode en donnant la priorité aux ruptures de rythme et à tout ce qui peut surprendre l’auditeur.
C’est le même Domenico Scarlatti, contemporain de Bach et Haendel, qui va écrire plus de 550 Sonates pour le clavier, qui constituent sans doute – que Chopin, Liszt, Rachmaninov, Debussy et tous les autres nous pardonnent – le recueil d’œuvres les plus variées, les plus inventives, les plus virtuoses de la littérature pianistique ; car ces pièces, composées pour le clavecin, sonnent merveilleusement bien au piano, comme l’a révélé Horowitz, et comme le démontre aujourd’hui Mikhail Pletnev, qui vient d’en enregistrer 317. Aucune redite ; aucun ennui, un constant émerveillement à l’écoute de ces Sonates brèves et fulgurantes, étrangement modernes, quintessence de l’art, concentré de musique, qui sollicitent à la fois notre sensualité et notre intelligence. Pletnev en fait un feu d’artifice.
C’est le même Pletnev qui joue sur un disque tout récent six Sonates, trois Rondos et un Andante de Carl Philipp Emanuel Bach, né vingt ans après Domenico Scarlatti et mort à la veille de la Révolution française8.
Pour caractériser cette musique, on pourrait dire qu’elle se situe à mi-chemin de Bach, celui du Concerto italien et des Variations Goldberg, et des Fantaisies de Mozart (dont CPE Bach fut donc le contemporain). Elle explose elle aussi de créativité – ses contemporains reprochaient à CPE Bach de refuser de suivre la mode –, de virtuosité aussi : il fallait donner ses lettres de noblesse au piano-forte.
Mais écoutez aussi l’Andante hors du temps qui clôt ce recueil, et vous serez en situation pour le souvenir mélancolique et divin de votre choix. Pletnev a un jeu d’une extrême clarté, sans afféteries, un toucher très fin, bref une manière “ simple ” de jouer du piano, qui évoque irrésistiblement Richter.
CPE Bach est, curieusement, plus connu pour sa musique orchestrale. Six de ses Concertos hambourgeois, dont le nom et le nombre (arbitraire, car lié au choix de l’éditeur : CPE en a écrit onze) évoquent, bien sûr, les Brandebourgeois de son père, viennent d’être enregistrés par Bob Van Asperen au clavecin et le Melante Amsterdam9. Il s’agit de concertos pour clavier et orchestre de chambre, écrits pour mettre en évidence d’abord le jeu du claveciniste, et qui marquent une rupture nette avec le style baroque.
Une manière très personnelle, une instrumentation d’une grande élégance font que vous saurez, quand vous les aurez entendus, reconnaître pour toujours CPE Bach entre tous : il ne fut rien moins qu’un petit maître, en réalité un créateur majeur de ce XVIIIe siècle dont il personnifie bien l’esprit de rupture et de liberté et dont il vous aidera, désormais, à vous souvenir.
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1. 1 CD Deutsche Grammophon 28947 10002.
2. 1 CD SONY SK 89647.
3. 1 CD L’Empreinte Digitale ED 13135.
4. 2 CD VIRGIN 5 62047 2.
5. 1 CD FREMEAUX FA 9009.
6. 1 CD VIRGIN 5 45495 2.
7. 2 CD VIRGIN 5 61961 2.
8. 1 CD DGG 459 614 2.
9. 2 CD VIRGIN 5 61913 2.