Remise des bicornes à la promo 2004 par la promo 2003
CHERS CAMARADES,
CHERS CAMARADES,
Soixante-quinze promotions séparent ma promotion de la vôtre. Trois quarts de siècle. L’espièglerie du destin (disait Montaigne) veut que quarante- cinq ans après ma dernière conférence à des X ce soit à 97 ans que je prononce l’allocution la plus courte, à l’auditoire le plus nombreux, mais aussi la plus importante peut-être. J’ai vécu comme acteur et comme témoin les drames du siècle passé. Il y eut d’immenses souffrances et d’immenses destructions. Je suis un peu gêné d’être vivant. Si je vous parle aujourd’hui ce n’est pas pour évoquer de lointains souvenirs de l’X. Ce serait puéril. Mais pour vous parler de choses plus graves. C’est pour vous dire quelques leçons à tirer de ce passé dramatique et vous alerter sur les devoirs qui en résultent.
Vous aurez la chance, que nous n’avons eue que tardivement, d’avoir une expérience sur la manière de vivre et de travailler sur le plan international. J’ai moi-même eu la chance rare de passer presque trois ans au Pentagone. Vous en tirerez un grand enrichissement intellectuel si vous prenez soin d’éviter toute attitude vaniteuse française et vous fondez modestement dans le milieu étranger. Devenez un bon Américain ou un bon Allemand par le comportement. Il vous faut acquérir une manière de faire afin de convaincre. Afin d’entendre ce qui n’a pas été dit. Dès aujourd’hui travaillez âprement la langue étrangère visée.
Vous apprendrez notamment à mesurer les défauts nationaux français car les désastres que nous avons connus au siècle dernier sont, en bonne part, dus à ces fautes de notre part qui vont se répétant comme des constantes. Tendez vos cœurs à combattre ce déclin… Les défauts, une fois mesurés, peuvent être corrigés… on peut si l’on veut.
Votre ancien, le grand économiste Alfred Sauvy, avait dénoncé ce refus de voir propre à la société française. Refus de voir les faits qui contrediraient les thèses que l’on aime. La formule du Conventionnel Vergniaud s’écriant : “ Que périsse la France mais que vivent les Principes ” est la formulation poussée au ridicule de défauts existants, l’amour des idées primant sur l’objectivité.
Ce refus est accru, flatté par les médias. Les médias modernes ont le pouvoir de tromper en disant une vérité et d’induire en erreur sans dire de mensonge.
Par le sensationnel ce démon élimine les petites choses. Par l’urgence on élimine les vues lointaines. On arrive à un phénomène d’autodésinformation et à la loi, ce qui n’est pas médiatisé n’existe pas.
Or un esprit scientifique se doit de ne pas négliger les détails. Le savant qu’était Henri Poincaré disait : “Lorsque je fais une expérience pour vérifier une loi et qu’un résultat s’inscrit en sens contraire du résultat escompté ce n’est pas un ennui, c’est une grande chance ! C’est qu’une certaine variable m’a échappé. Je suis peut-être sur le point de faire une découverte ! ”
La médiatisation du sensationnel et de l’urgence empêche de voir l’avenir. Assurer l’avenir impose des âmes fortes qui savent sacrifier le présent. Il faut le sens du devoir. Le président Eisenhower disait au cours de son voyage en Chine que le sens du religieux faisait la force du peuple américain (la phrase fut coupée en beaucoup de traductions). C’est pourtant très vrai. Si nous n’avons pas le courage qu’ont les Américains de dire la force du sentiment religieux disons au moins la force du sens du devoir. En votre code X, chers camarades, il est dit que l’X vous impose des devoirs avant de donner des droits.
Notre vie sociale est déséquilibrée du fait que la Déclaration des droits de l’Homme n’est pas balancée par une Déclaration des devoirs de l’Homme comme elle l’était au début.
Vous, chers camarades, pourriez immédiatement être fort utiles à la France et à l’Europe si vous preniez l’initiative d’inviter tous les étudiants d’université européenne à faire une Déclaration des devoirs de l’Homme européen, déclaration tenant en juste deux mots nous venant de la Grèce antique, elle qui fut pour une bonne part à la base de notre civilisation européenne d’aujourd’hui, la sagesse et le courage. Tout est en ces deux mots.
Une telle déclaration venant des jeunes d’Europe aurait de la grandeur et serait un sursaut pour une Europe blessée.
Maintenant, chers jeunes camarades, ayez la sagesse, dans quelques années, de fonder une famille nombreuse qui vous apportera tendresse, espièglerie et le bonheur d’aimer. C’est par les familles que se transmettent les valeurs.
Ceci afin d’être heureux et afin…
Que Vive la France.