Rémunération variable, du rêve à la réalité
La rémunération variable, souvent associée à des objectifs individuels ou collectifs, est de plus en plus utilisée dans les entreprises de toutes tailles, pour un grand nombre de fonctions. Elle mobilise des budgets qui peuvent être conséquents à l’échelle de la fonction considérée (commerciale, direction, management intermédiaire…), voire de l’entreprise.
L’article illustre, à travers l’expérience du cabinet spécialisé sur ce sujet depuis douze ans, les difficultés souvent sous-estimées de mise en place et de réglage d’un tel système, situé au carrefour du management, de l’économie et des systèmes d’information.
Le rêve…
Le mirage de performances extraordinaires peut parfois conduire des dirigeants à promouvoir des dispositifs de rémunération variable élitistes. Mais le plus souvent, c’est le désir de « faire simple » qui amène à créer des dispositifs « simplistes » produisant les effets exactement inverses de ceux pour lesquels ils ont été conçus.
C’est par exemple le cas lorsque la progression de la prime en fonction de la performance est définie par paliers successifs suivant une courbe en escalier.
Sur une telle courbe, chaque marche contredit le processus psychologique de la motivation. En effet, le bénéficiaire recherche à évaluer le gain potentiel associé à une performance qu’il ambitionne d’atteindre et pèse en regard les efforts qu’il est prêt à consentir pour y parvenir.
L’enjeu proposé est le moteur de sa motivation, mais comment l’apprécier lorsque la prime fait un bond pour une variation insignifiante de sa performance ? L’entreprise n’y gagne rien non plus. Si les paliers sont trop larges compte tenu de la dispersion du critère de performance, alors les primes seront attribuées sans aucune discrimination.
Continuité, fonction, dispersion ; en un mot comme en cent, les mathématiques sont indispensables pour qui veut construire un dispositif efficace, respectant la sélectivité et la discrimination décidées par l’entreprise pour un coût global maîtrisé.
La réalité
La mise en place d’un système de rémunération variable doit être structurée comme un projet d’ingénierie articulé autour de trois axes :
• l’analyse et la modélisation du système observé,
• la mise en œuvre d’une « loi de pilotage » qui permet de mettre le système dans l’état désiré à partir des leviers d’actions, consistant à développer une motivation ciblée,
• la mise en place des outils de gestion, de communication et de contrôle du processus.
Le danger de la sous-estimation
Il est frappant de voir que bon nombre de dispositifs de rémunération sont encore construits sans réflexion poussée, même dans de très grandes entreprises. On génère des règles simples, sans réfléchir à la réaction du système à ces règles, puis on improvise des processus de gestion centrés autour d’un tableur.
Un de nos clients avait mis en place un dispositif distribuant un montant fixe à chaque acte de vente d’un produit de grande consommation. Or, la distribution des réalisations suivait une loi exponentielle, de type « désintégration radioactive », très différente des lois normales habituelles. Cela suggérait un phénomène de type aléatoire sans mémoire. Ce mode de fonctionnement a été corroboré par des observations sur le terrain, où l’on a constaté que ce produit n’était en fait pas « vendu », mais « acheté par les clients », qui venaient aléatoirement en faire l’acquisition. Le budget ainsi distribué ne générait aucune motivation et aucun surcroît d’activité.
Dans un autre cas, la règle principale du dispositif, basée sur la combinaison de deux ratios de type « réalisé-objectif », avait en réalité pour effet de favoriser les impasses sur un des produits, permettant de maximiser l’espérance de prime des bénéficiaires, à l’inverse du désir de l’entreprise.
Dans un troisième cas, le dispositif de rémunération variable, fort complexe, était géré sur un tableur, consolidant des flux de données venant des ressources humaines, du marketing et de la production. Cette « cathédrale » informatique, à base de feuilles enchaînées et de macros, construite en ignorant les règles du développement informatique, s’illustra par des erreurs de calculs à répétition, décrédibilisant immédiatement l’ensemble du dispositif.
Analyse et modélisation
Avant de créer un nouveau dispositif, il est impératif d’analyser le fonctionnement du « système ». Dans le cas d’un dispositif préexistant, cette analyse peut être très détaillée, et utiliser des outils statistiques ordinairement peu appliqués à ce genre de problématique. Les analyses de variance, d’intercorrélation, d’évolution temporelle voire spectrale, sont souvent très riches d’enseignements. Il n’est pas rare de détecter ainsi des dysfonctionnements majeurs du dispositif existant, éventuellement ignorés du management, mais effectivement perçus par les bénéficiaires.
Tel système génère une discrimination trop forte, concentrant la motivation sur une élite et décourageant les « moyens », alors que tel autre distribue la totalité de l’enveloppe budgétaire pour un résultat d’ensemble médiocre. On identifie aussi à cette étape les « stratégies perverses », les « astuces » permettant de maximiser la prime sans pour autant maximiser la valeur ajoutée.
Il est également fréquent de constater des biais dans la déclinaison des objectifs. L’exercice qui consiste à décliner un objectif global sur chaque acteur individuel (par exemple un volume de vente) est délicat et souvent entaché de biais importants, favorisant accidentellement telle ou telle typologie de bénéficiaires (les mieux implantés, ou les plus gros, ou les plus anciens…). Ces biais sont autant de facteurs inéquitables, très mal perçus dans le contexte de la rémunération variable.
De telles analyses, couplées à des entretiens ciblés sur les acteurs principaux du dispositif, permettent de dresser un modèle du fonctionnement du système.
Besoin et Conception
Une fois ce modèle élaboré, il est nécessaire d’expliciter clairement la cible. Cela passe par l’écriture d’un « Cahier des charges de rémunération », répondant aux questions :
• quelle motivation veut-on créer ?
• quelles sont les contraintes d’ensemble (calendaires, budgétaires, sociales) devant être respectées et les risques à réduire ?
• quelles sont les sources de données utilisables ?
Souhaite-t-on un système élitiste qui récompense fortement les quelques meilleurs, ou bien augmenter un peu la motivation du plus grand nombre ? Souhaite-t-on indexer l’enveloppe de rémunération variable à un résultat global, et comment ?
Une fois ce Cahier des charges posé, la conception du dispositif peut commencer. Cette phase de conception est aidée par la disponibilité d’une boîte à outils complète de « procédés », ces algorithmes liant des indicateurs à des grandeurs monétaires. De la pertinence du choix des procédés adaptés dépendra la qualité du résultat. C’est un domaine où l’innovation est indispensable, permettant de créer des procédés dotés d’impacts chirurgicaux, dont les effets pervers sont minimisés. Comme dans un bureau d’étude, chaque procédé doit être documenté, avec ses effets, ses conditions d’emploi, ses variantes, ses exemples d’application.
Dans le cas de fusions dans l’industrie pharmaceutique, nous avons, par exemple, été amenés à concevoir des plans permettant d’éviter le cannibalisme entre gammes auparavant concurrentes.
Gestion, communication, contrôle
La gestion de la rémunération variable est complexe, car le flux de données est le plus souvent au carrefour entre systèmes d’information, ressources humaines, marketing, production… La consolidation de toutes ces données, de règles de calculs sophistiquées changeant fréquemment, et la nécessaire validation des résultats ne sont pas du ressort de la bureautique, mais bien d’un projet informatique. L’importance du sujet pour les acteurs laisse peu de place à l’erreur ou au retard ; la mise en place d’un processus au sens ISO et des outils logiciels adaptés pour la gestion et le pilotage de la rémunération variable est indispensable.
Un bon dispositif mal compris est inefficace. La communication est donc un élément clé du projet. Elle doit permettre aux bénéficiaires de s’approprier leur plan de prime, d’en comprendre les objectifs, et surtout de vérifier par eux-mêmes que les comportements qui leur permettront de gagner sont bien ceux attendus par l’entreprise. Nous avons, par exemple, constaté que des outils informatiques de type Web, disponibles sur le poste de chaque bénéficiaire, lui donnant sa situation et lui permettant de simuler sa prime en fonction de ses propres hypothèses, avaient un fort effet de levier sur l’appropriation du dispositif.
Le contrôle du dispositif est facilité par la rigueur et la précision de la phase d’analyse. En effet, le modèle construit à ce stade peut être utilisé pour les estimations budgétaires et pour le suivi. Cela permet de prévoir, à quelques pour cent près, la masse de primes distribuées et sa répartition suivant les bénéficiaires en fonction d’une performance globale.
Conclusion
La mise en place d’un dispositif de rémunération variable peut, et doit, être traitée avec les outils de l’ingénieur. L’analyse de données, la conception du dispositif et du processus de gestion ainsi que les outils associés s’apparentent tout à fait à un projet technique.
Un dispositif de rémunération variable est un investissement important par les montants en jeu, et par l’objectif de motivation d’une partie du personnel critique pour l’entreprise. Or, le plus souvent, sa mise en place n’est pas affectée de la même rigueur et de la même profondeur d’analyse que d’autres investissements plus matériels, mais moins sensibles.