En apesanteur dans l'avion A300-ZERO-G

Rencontre avec Jean-François CLERVOY (78)

Dossier : TrajectoiresMagazine N°736 Juin 2018
Par Jean-François CLERVOY (78)

L’as­tro­naute com­mente l’ac­tua­li­té de l’es­pace, riche en évé­ne­ments : les vols habi­tés, l’ex­plo­ra­tion de Mars, le tou­risme spa­tial, la place de l’Eu­rope dans le New Space et sur­tout l’ar­ri­vée d’hommes qui n’ont pas la men­ta­li­té de cher­cheurs mais d’entrepreneurs. 

Le débat sur les vols habités n’est pas nouveau, mais il semble que des gens comme Elon Musk et Jeff Bezos l’ont relancé.

C’est cer­tain. Avec Musk et Bezos, on est beau­coup dans l’effet d’annonce. Mais pas seule­ment : la nou­veau­té, c’est qu’on a affaire à des gens qui n’ont pas la men­ta­li­té de cher­cheurs, mais d’entrepreneurs.

Les vols spa­tiaux non com­mer­ciaux ont deux grandes fina­li­tés : l’exploration ou la recherche. 

Dans l’exploration, on ne cherche pas à résoudre des pro­blèmes scien­ti­fiques : c’est por­té par notre ins­tinct de curio­si­té, notre quête noble du savoir. 

Il y a deux types de vols : habi­tés ou auto­ma­tiques, et pour ceux-ci encore deux sous-types : les sondes qui sont envoyées in situ, mais cela ne concerne pour l’instant que le sys­tème solaire (quand même jusqu’à Plu­ton, qui a été sur­vo­lé en 2015 par la sonde amé­ri­caine New Hori­zons, après un voyage de seule­ment quatre ans, ce qui était une prouesse), et les obser­va­tions par téles­copes pour ce qui se situe au-delà du sys­tème solaire. 

“On cherche partout la vie, ou des conditions qui pourraient la rendre possible”

Les per­for­mances ont fait un bond : on découvre sans cesse de nou­velles choses. Par exemple, les robots amé­ri­cains suc­ces­sifs sur Mars ain­si que la sonde euro­péenne Mars Express ont bou­le­ver­sé notre connais­sance de cette pla­nète. On sait main­te­nant qu’il y a eu de l’eau sur Mars, qu’il y en a encore sous forme de glace aux pôles, et peut-être même encore de l’eau qui ruis­selle à la sur­face occa­sion­nel­le­ment, puisqu’on en voit les traces. 

La ques­tion est main­te­nant : y a‑t-il de l’eau sou­ter­raine ? Le pro­chain robot euro­péen du pro­gramme Exo­Mars ira d’ailleurs forer à 2 mètres de pro­fon­deur pour le confir­mer. Bien enten­du, tout cela est fait dans le but de savoir si la vie a exis­té ou pour­rait exis­ter sur Mars. 

On dirait que ce domaine est la chasse gardée des Américains.

Pas du tout ! Les Euro­péens ont obte­nu de grands suc­cès eux aus­si, par exemple avec l’exploration de Titan (une des lunes de Saturne) par la sonde Huy­gens, qui a mon­tré que Titan est assez sem­blable à la Terre, mais une Terre où l’eau serait rem­pla­cée par du méthane liquide, ce qui laisse entre­voir la pos­si­bi­li­té d’une espèce de vie basée sur le carbone. 

La sonde orbi­tale euro­péenne Exo­Mars lan­cée en 2016 a pour mis­sion de détec­ter et ana­ly­ser le méthane pré­sent dans l’atmosphère de Mars pour déter­mi­ner s’il pro­vient de l’activité vol­ca­nique, ou s’il pour­rait être d’origine biologique. 

Bref, on cherche par­tout la vie, ou des condi­tions qui pour­rait la rendre pos­sible. On a déjà trou­vé dans l’espace des briques élé­men­taires du vivant, comme des acides ami­nés, mais on n’a pas encore trou­vé d’ADN complet… 

Cette explo­ra­tion porte des défis immenses pour les ingé­nieurs. On sait par exemple qu’à la sur­face d’Europe, une lune de Jupi­ter, il existe une couche d’eau de 100 km d’épaisseur : on pense déjà à aller explo­rer cette mer gigan­tesque par des mini sous-marins automatiques. 

Au fond, la moti­va­tion de toute cette explo­ra­tion est bien repré­sen­tée par la devise du capi­taine James T. Kirk du vais­seau Enter­prise de Star Trek : « Explo­rer de nou­veaux mondes étranges, recher­cher de nou­velles formes de vie, et avec audace, aller où l’on n’est jamais allé ! » 

Dans tout cela, quelle est la place du vol habité ?


A300 ZERO-G en ressource d’entrée.
A300 ZERO‑G en res­source d’entrée.

Fon­da­men­ta­le­ment, le vol habi­té a de l’avenir parce que, dans l’espace, l’humain peut se mon­trer beau­coup plus per­for­mant que le robot. Par exemple, les astro­nautes d’Apol­lo 17 ont par­cou­ru plus de 30 km sur la Lune en trois jours seule­ment, alors qu’il a fal­lu plus de dix ans aux robots mar­tiens pour par­cou­rir la même distance. 

Les mis­sions robo­ti­sées sur Mars ont pour but de trou­ver les meilleures zones pour y envoyer un jour des humains. Si on pense que nous pou­vons avoir besoin un jour de nous éta­blir ailleurs que sur la Terre, il faut bien com­men­cer à regar­der, mais il faut le faire de façon raisonnable. 

D’ailleurs, l’investissement finan­cier dans ces explo­ra­tions reste très modeste : le pro­gramme de vol habi­té de l’ESA repré­sente 1 euro par an et par habi­tant pour les 10 pays de l’Agence qui y participent. 

Que penser du tourisme spatial ?

Notre expé­rience me rend plu­tôt réser­vé : ain­si, quand on a ouvert les vols sur airzerog.com sur notre avion de vol para­bo­lique à 5000 euros HT par ticket, les 8 ou 9 pre­miers vols ont été ven­dus presque ins­tan­ta­né­ment. Mais depuis, la clien­tèle se fait plus rare, et nous avons même dû déjà annu­ler un vol par manque de clients. 

Cela dit, nous n’avons pas encore inves­ti dans quelque forme de publi­ci­té que ce soit et avons comp­té essen­tiel­le­ment à ce jour sur un vivier de fans abso­lus, qui ont bon­di sur l’offre dès qu’elle est arri­vée en Europe. Le mar­ché existe, mais ne jus­ti­fie pas à lui seul un avion de type gros-por­teur comme celui de Noves­pace. Nous rem­plis­sons actuel­le­ment 3 à 6 vols par an, pour des par­ti­cu­liers ou pour des entre­prises qui pri­va­tisent le vol, comme Uni­ver­sal Stu­dios qui est venu tour­ner une cas­cade de Tom Cruise dans notre avion. 

Un de nos atouts est de pro­po­ser le plus grand volume dis­po­nible pour flot­ter en ape­san­teur. La gamme sui­vante du tou­risme spa­tial consiste à faire vivre l’expérience com­plète du vol spa­tial à des non-pro­fes­sion­nels pour 4 à 5 minutes. C’est le vol dit subor­bi­tal pour envi­ron 200 000 à 300 000 euros le ticket. Le concept consiste à don­ner suf­fi­sam­ment d’élan à l’engin pour qu’il atteigne 100 km d’altitude ver­ti­ca­le­ment, mais sans cher­cher à l’y maintenir. 

Vir­gin Galac­tic avec son Spa­ce­Ship 2 et Blue Ori­gin avec le New She­pard sont proches de ter­mi­ner le pro­gramme de qua­li­fi­ca­tion de leurs vais­seaux res­pec­tifs. Enfin le sum­mum du tou­risme spa­tial consiste à offrir un vol orbi­tal, 100 fois plus éner­gé­tique que le subor­bi­tal, à des par­ti­cu­liers très for­tu­nés. Seuls les Russes à ce jour ont per­mis cette option à bord de leur vais­seau Soyouz des­ser­vant régu­liè­re­ment la sta­tion spa­tiale inter­na­tio­nale ISS. Le prix en 2001 était de 20 mil­lions de dol­lars pour le pre­mier tou­riste spa­tial, Denis Tito. Depuis, six indi­vi­dus ont suivi. 

Plu­sieurs nou­veaux pro­jets flo­rissent à des prix encore réser­vés à des mul­ti­mil­lion­naires. Les Russes parlent par exemple d’ajouter un hôtel de luxe à l’ISS en 2022 pour 40 à 60 M$ selon la durée du séjour et une sor­tie en sca­phandre dans l’espace en option. 

Les projets de Musk et Bezos sont-ils crédibles ?

Elon Musk est tota­le­ment habi­té par sa vision per­son­nelle, qui est d’aller colo­ni­ser Mars. Il agit sou­vent de manière exces­sive, mais il finit par gagner le res­pect. Quand il avait annon­cé aux majors des lan­ceurs spa­tiaux qu’il allait les éli­mi­ner du mar­ché, tout le monde a ri. 

Aujourd’hui, et mal­gré l’échec de ses trois pre­miers lan­ce­ments, la socié­té Spa­ceX d’Elon Musk a conquis une bonne par­tie du mar­ché des lan­ce­ments spa­tiaux au détri­ment du lan­ceur Pro­ton des Russes et aus­si du lan­ceur euro­péen Ariane

Cepen­dant, ses annonces récentes concer­nant la colo­ni­sa­tion de Mars font dou­ter. En 2016, au congrès inter­na­tio­nal de Gua­da­la­ja­ra, tout le monde consi­dé­rait comme très exa­gé­ré son pro­jet d’envoyer 100 per­sonnes sur Mars en 2025. Et même s’il dit avoir revu à la baisse ses ambi­tions quand il est reve­nu l’an der­nier à Adé­laïde en annon­çant que ce ne serait fina­le­ment que 40 per­sonnes, mais dès 2024, on doute tou­jours car, ne serait-ce que sur le fac­teur humain, il reste encore des ques­tions phy­sio­lo­giques non résolues. 

Il a cepen­dant une approche indus­trielle vrai­ment inno­vante, avec des défis énormes, comme envoyer 150 tonnes en orbite basse avec son nou­veau lan­ceur BFR !

Jeff Bezos est dans une approche plus prag­ma­tique, beau­coup plus dis­crète que Musk. Il a com­men­cé par le domaine subor­bi­tal, pour lequel il est le plus avan­cé, et déve­loppe actuel­le­ment des lan­ceurs orbi­taux réuti­li­sables New Glenn qui riva­li­se­ront cer­tai­ne­ment avec ceux de Spa­ceX dès le début de la pro­chaine décennie. 

Il vise aus­si Mars dans l’étape sui­vante. Il faut avouer que Musk et Bezos ont réveillé le domaine : leurs pro­jets sus­citent beau­coup d’enthousiasme chez les jeunes, et éveillent des voca­tions. C’est très bien. Mais il faut être conscient que cela ne va pas aller aus­si vite qu’ils l’annoncent : à mon avis, il faut bien rajou­ter dix ans à leurs annonces, avec un pre­mier sur­vol habi­té de Mars (sans s’y poser) au mieux des années 2030, et peut-être se poser sur Mars dans les années 2040. 

Que t’a apporté l’X dans ta vocation d’astronaute ?

D’abord, j’observe à l’X beau­coup d’intérêt pour l’Espace, avec la créa­tion du binet Astro­nau­tiX et l’influence très posi­tive d’experts comme Gérard Auvray (ex-Thales). Il a su com­mu­ni­quer sa pas­sion et son savoir aux élèves, et les a aidés à boos­ter leur club spa­tial, jusqu’à en faire aujourd’hui un centre spa­tial étu­diant capable de mettre sur orbite un satel­lite X‑CubeSat (cf. article « Le Centre spa­tial étu­diant : une aven­ture poly­tech­ni­cienne » dans la J & R n° 727). 

Ce que l’X m’a appor­té ? D’abord, elle m’a per­mis de me démon­trer à moi-même que j’étais capable de com­prendre beau­coup de choses très poin­tues si j’en pre­nais vrai­ment la peine ! Ensuite, le sens de l’engagement (que j’avais déjà com­men­cé à déve­lop­per pen­dant ma pré­pa au pry­ta­née de La Flèche) ; et sur­tout le plai­sir d’apprendre dans toutes les dis­ci­plines au niveau scien­ti­fique le plus éle­vé… sans oublier une dose mas­sive de sport, ce qui n’est pas banal dans une grande école, et qui m’a bien ser­vi pour ma car­rière d’astronaute.

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