Rencontre avec Pierre VELTZ (64)
Deux récompenses pour un X au caractère éclectique, qui ne veut pas séparer technique et socio-économie. Le lauréat y décrit les transformations du monde industriel et la nouvelle géographie mondiale des activités.
Le fait d’avoir reçu coup sur coup en 2017 le grand prix de l’urbanisme et le prix du livre de l’économie donne raison à ceux qui me taxent d’éclectisme ! Mais j’y vois aussi le signe de la convergence des deux grands sujets qui m’ont toujours animé.
Je m’intéresse depuis longtemps aux transformations du monde industriel, des entreprises de manière générale, dans une optique sociotechnique, c’est-à-dire en essayant de ne pas séparer le soft et le hard, les aspects de management et les aspects plus technologiques.
NE PAS SÉPARER TECHNIQUE ET SOCIO-ÉCONOMIQUE
J’avais d’ailleurs lancé un DEA dans cet esprit à l’École des ponts, et, comme directeur de l’École, j’ai soutenu son ouverture vers le monde industriel.
“ J’aime les idées, mais j’ai surtout appris de la recherche de terrain ”
D’autre part, mon métier de base m’a évidemment orienté vers les thématiques des villes et des territoires.
Par exemple, j’ai beaucoup travaillé dans les années 90 avec la DATAR, sur les questions de localisation des entreprises et l’économie territoriale, mais aussi avec de nombreuses villes ou régions.
C’est aussi à la jonction entre ces deux grands domaines que, toujours à l’École des ponts, j’ai créé en 1984 le LATTS (Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés) avec un fort contingent d’ingénieurs passés par les sciences sociales, comme, par exemple, Antoine Picon (promo 76), architecte et historien, aujourd’hui professeur à Harvard.
J’ai toujours alterné ou plutôt superposé le travail de chercheur, de consultant et des tâches très opérationnelles, comme mon dernier job d’aménageur à Paris-Saclay.
J’aime les idées, mais j’ai surtout appris de la recherche de terrain, à travers des approches très micro, ce qui me différencie sans doute de la majorité des économistes.
Par exemple, j’ai collaboré pendant quatre ans assez intensément avec Danone dans un programme sur la flexibilité industrielle où on cherchait à savoir comment on pouvait concilier économies d’échelle et explosion de la variété des produits et des marchés.
J’ai aussi travaillé avec la sidérurgie, l’automobile, des entreprises de transport, etc.
LA SOCIÉTÉ HYPERINDUSTRIELLE
Mon dernier livre, La société hyper-industrielle – Le nouveau capitalisme productif, qui m’a valu le prix du livre de l’économie, se nourrit de cette expérience. J’ai écrit deux séries d’ouvrages.
Une première série est plutôt consacrée aux questions de géoéconomie, avec une vision des transformations des territoires allant de l’échelle mondiale à l’échelle locale.
Le dernier livre de Pierre Veltz, La société hyper-industrielle – Le nouveau capitalisme productif, publié aux éditions du Seuil, a reçu le prix du livre de l’économie.
Pierre Veltz, Villes et territoires en diagonale, 2017, Parenthèses.
UNE IMAGE DÉSASTREUSE DE L’INDUSTRIE
Les Français ont une image désastreuse de leur industrie, ce qui n’est pas le cas ailleurs, et surtout pas en Chine ! Ainsi, alors que le secteur manufacturier connaît aujourd’hui en France une nette embellie, qu’on espère durable, les entreprises ont du mal à recruter, même là où le chômage est élevé.
L’autre série étudie les transformations du monde industriel. Ainsi, dans Le nouveau monde industriel paru chez Gallimard en 2008, je me demandais pourquoi les entreprises étaient en quête de nouvelles formes d’organisation et pourquoi le taylorisme devenait, socialement mais aussi techniquement, obsolète.
Depuis est survenue la révolution numérique, qui est nouvelle par certains aspects, mais qui accélère et radicalise des évolutions déjà en germe dans la première vague d’automatisation.
Dans La société hyper-industrielle, qui est un livre que j’ai voulu accessible à un large public, j’essaye de donner un récit global de ce qui est en train de se passer, de proposer une vision d’ensemble des mutations que nous vivons et qui font souvent l’objet de narrations séparées.
Dans la première partie, je tente d’en finir avec le discours trop répandu, à la fois erroné et démobilisateur, de la désindustrialisation ou du passage au postindustriel.
Nous n’assistons pas du tout à une désindustrialisation, en tout cas certainement pas à l’échelle mondiale, mais au contraire à ce que j’ai nommé une « hyper-industrialisation ». Dans cette transformation, la frontière entre industrie et services devient à la fois floue et poreuse, tandis que l’industrie elle-même change de modèle pour mettre le service au cœur de ses propositions de valeur.
Le numérique accélère cela très fortement. Apple, Amazon et Google, qui marient intimement le hard et le soft, sont-elles des sociétés industrielles ou des sociétés de services ?
Le cas de l’automobile est typique de cette évolution. Le vrai sujet est la révolution de la mobilité, c’est-à-dire aussi la réinvention des villes, la mobilité comme service et comme expérience, et pas seulement le déploiement de nouveaux objets techniques, comme la voiture autonome, ou la voiture électrique.
On change à la fois de bases techniques et de modèle économique et j’ajoute, culturel.
Ces mutations globales ont des côtés positifs, mais aussi des aspects inquiétants : en particulier, le constat actuel est que la vague technologique se traduit à la fois par une érosion des qualifications moyennes et une élévation parfois considérable des inégalités, notamment aux États-Unis et dans les pays émergents.
UN MONDE ARCHIPÉLISÉ
La deuxième partie du livre porte plus précisément sur la nouvelle géographie mondiale des activités, où le fait le plus frappant est une polarisation accélérée vers les grandes zones urbaines, qui concentrent les ressources technologiques, humaines et financières.
“ Un risque majeur de décrochage historique entre les centres interconnectés et des périphéries en déshérence ”
On passe d’un monde « en strates » à un monde « en archipels », un monde de pôles et de réseaux. Les chaînes de valeur sont de plus en plus fragmentées à l’échelle internationale (c’est le made in monde) mais, d’un autre côté, elles s’appuient de plus en plus sur de grands pôles, avec un risque majeur de décrochage historique entre les centres ou hubs interconnectés et les périphéries en déshérence.
En fait, les périphéries qui étaient des ressources vitales pour les pôles (pensez aux complémentarités historiques entre Paris et le reste de France) deviennent souvent des charges, qui mettent à l’épreuve les solidarités interterritoriales.
Pour l’instant, quoi qu’on en dise, la France échappe aux effets les plus brutaux de cette dislocation, parce que notre pays bénéficie encore de mécanismes puissants de redistribution géographique. Mais il faut veiller à ce que le fossé ne se creuse pas trop entre les métropoles actives et d’autres territoires, si on veut éviter les dérives populistes.
Pour ce nouveau monde en émergence, nous avons des atouts exceptionnels (la qualité de nos ingénieurs en fait partie), mais il est urgent de mieux les valoriser, en évitant par exemple des politiques d’innovation trop brouillonnes, avec une multitude déraisonnable de dispositifs souvent sous-critiques.