Rencontre avec Tatiana Novikova, lauréate 2020 du Prix G.G. Stokes
Chercheuse au Laboratoire de physique des interfaces et des couches minces, Tatiana Novikova est lauréate du Prix G.G. Stokes de la Société internationale d’optique et de photonique SPIE. Ce prix récompense ses recherches en optique, en particulier l’étude de la propagation de la lumière polarisée à travers l’atmosphère et les tissus biologiques. Une rencontre… lumineuse !
Je suis russe d’origine et j’ai fait mes études à l’université de Moscou, au temps de l’URSS, en mathématiques appliquées et cybernétique. Ma thèse portait sur la modélisation numérique des plasmas chauds, pour des applications à la fusion nucléaire. À l’occasion de missions en France, j’ai connu mon mari Pavel, qui travaille d’ailleurs toujours avec moi aujourd’hui ici dans notre laboratoire. J’ai travaillé aussi à l’Institut de modélisation mathématique à Moscou, et finalement je suis venue m’établir en France en 2001. On m’a proposé de travailler, toujours sur les plasmas, mais les plasmas « froids » cette fois, avec des applications dans le domaine du dépôt des couches minces pour des applications diverses (cellules solaires, transistors en couches minces, encapsulation, épitaxie à basse température, etc.). C’est un domaine en pleine expansion à l’X, avec notamment la création de l’Institut photovoltaïque d’Île-de-France (IPVF) en 2013 et la création de la chaire industrielle ANR Total-LPICM en 2018.
De la fusion à la polarimétrie sur couches minces
C’était pour moi un champ scientifique très nouveau, puisque je devais passer de la modélisation des plasmas à la modélisation de l’optique, et c’était une belle aventure : il s’agissait, pour simplifier, de résoudre le problème inverse de la réflexion d’une lumière polarisée pour, à partir des paramètres mesurés, remonter aux caractéristiques des empilements de couches observées (épaisseur, indice de réfraction, porosité, etc.). Cette technique s’appelle l’ellipsométrie et l’ancien directeur du LPICM, le professeur Bernard Drévillon, était le premier qui avait introduit le traitement numérique du signal des données ellipsométriques. La technique est bien adaptée pour les mesures des échantillons présentant à la fois un retard linéaire et une di-atténuation linéaire avec des états propres communs, mais elle a l’inconvénient de ne pas bien fonctionner pour certaines classes d’échantillons, par exemple les échantillons dépolarisants. Pour résoudre ce problème, Antonello Martino (74), malheureusement trop tôt disparu, a inventé et construit un nouvel instrument, notamment un polarimètre de Mueller spectroscopique basé sur des cristaux liquides pour la modulation de polarisation des lumières incidente et détectée, qui marchait bien aussi pour les échantillons dépolarisants.
Nous avons travaillé sur de nombreuses applications, en particulier dans le domaine de la métrologie pour la microélectronique. Les cibles métrologiques se comportent comme des réseaux de diffraction et, en mesurant leur matrice de Mueller, on peut remonter à la géométrie de la surface, par exemple la géométrie fine des sillons gravés, leur profondeur, les caractéristiques des parois… Nous avons amélioré la méthode : tout le monde a travaillé dans la configuration planaire, dont le plan d’incidence est perpendiculaire aux traits du réseau. Mais nous avons trouvé que, si on fait tourner le plan d’incidence avec un angle d’azimut variable, on recueille davantage d’informations sur le réseau diffractant, et donc on accroît les chances de résoudre efficacement le problème de diffraction inverse.
La polarimétrie de Mueller a été aussi élargie dans le domaine de l’imagerie. Antonello a encore créé un nouvel instrument, un microscope de Mueller en réflexion qui produit des images soit dans le plan réel, soit dans le plan focal arrière d’un objectif de microscope à grande ouverture numérique : c’est une technique très prometteuse pour déterminer l’asymétrie d’une structure, par exemple un défaut de recouvrement dans un empilement de structures gravées et couches minces. Il s’agit donc d’une polarimétrie de Mueller résolue angulairement. Bien sûr, les méthodes de simulation mathématique doivent évoluer pour tenir compte de ces nouvelles techniques expérimentales. Tout cela nécessite des investissements importants, puisqu’il faut des salles blanches pour manipuler les composants microélectroniques.
Après la microélectronique, le vivant
Plus récemment, nous nous sommes intéressés aux tissus biologiques. Pourquoi ? Parce que des variations dans la polarisation de la lumière réfléchie / transmise par les tissus peuvent être liées à la présence d’une pathologie (ex. inflammation, cancer, etc.). En effet, les tissus biologiques sont généralement dépolarisants : c’est la diffusion qui domine, et efface la polarisation. Or il se trouve qu’un tissu cancéreux dépolarise moins que le tissu sain au début du développement de la maladie. Pour tirer parti de cette propriété en vue d’un diagnostic précoce, il faut donc créer des modèles mathématiques statistiques qui exploitent l’équation de transfert radiatif avec des méthodes de Monte-Carlo. Cela nous aide à trouver les réponses à plusieurs questions : par exemple, à quelle longueur d’onde doit-on travailler pour avoir les meilleurs résultats ? Faut-il utiliser une lumière monochromatique, ou au contraire conserver l’aspect spectral ? Dans certains cas, on voit aussi qu’on n’a pas affaire seulement à de la dépolarisation, mais qu’on observe aussi un phénomène de biréfringence du tissu sain qui disparaît dans les zones du tissu néoplasique : cette propriété a été mise en évidence dans le cas de tissus du col utérin.
On entre dans un domaine d’application où il va falloir disposer de grands nombres d’images, de manière à y appliquer des techniques d’intelligence artificielle pour déceler les motifs significatifs du cancer. Cela devrait permettre d’offrir aux médecins des techniques pour les aider à faire un premier tri en vue d’affiner leur diagnostic.
Pour conclure, je voudrais souligner que ce prix est la reconnaissance du travail de toute l’équipe d’optique appliquée et polarimétrie mené à l’École polytechnique depuis plusieurs années dans le domaine de la polarimétrie de Mueller en collaboration avec les partenaires industriels et médicaux.
Matrice de Mueller
La matrice de Mueller est une matrice à 4 lignes et 4 colonnes, introduite par Hans Mueller dans les années 1940, pour manipuler les vecteurs de Stokes qui représentent la polarisation de la lumière incohérente. Dans cette technique, l’effet d’un composant optique est modélisé par une matrice de Mueller, matrice 4 x 4, qui est une généralisation des matrices de Jones.
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