Rendre l’accès à l’X possible à des littéraires
Dans le monde actuel on vante les mérites de la diversité et notre école s’inscrit dans cette optique. Alors, polytechniciens, encore un effort pour être révolutionnaires ? Que pourraient nous apporter des littéraires (dont des historiens et des historiennes) ayant un excellent niveau mathématique ? Ouvrons le concours aux élèves des khâgnes B/L ! Ce point de vue complète utilement le dossier relatif aux relations des X et de l’Histoire…
En ce début du XXIe siècle, on aurait pu s’attendre à ce que les polytechniciens jouassent un rôle de plus en plus important dans la prise de décisions de type régalien affectant nos sociétés dont la dépendance vis-à-vis d’objets, de systèmes et de services techniques ne cesse de croître. Or bien souvent, au moins dans le monde occidental et particulièrement en France, le rôle de l’ingénieur dans ce domaine se limite à la fourniture d’avis techniques à des décideurs des mondes administratif et politique généralement issus d’autres formations.
Combiner esprit de géométrie et esprit de finesse
En France les bons élèves du secondaire obtiennent majoritairement un bac S (ou à partir de 2021 son équivalent). Beaucoup parmi les meilleurs titulaires de ce bac se dirigent ensuite vers des études d’ingénieur pour lesquelles le diplôme de l’X est le plus recherché. Limiter le rôle ultérieur de la population issue d’une telle sélection dans les grandes décisions publiques ne va donc pas dans le sens d’une utilisation optimale des ressources intellectuelles du pays.
Toutefois, pour exercer des responsabilités de cette nature, il ne suffit pas d’être capable d’analyser, de concevoir et de diriger en utilisant la seule approche scientifique fondée sur une utilisation quasi exclusive du raisonnement abstrait. Les grands auteurs nous expliquent depuis longtemps que la conduite des projets ainsi que des hommes et des femmes impose de combiner « esprit de géométrie » et « esprit de finesse » (Pascal), afin d’être capable de docere, delectare, movere (Cicéron), ce que ne garantit pas le succès au concours d’entrée à l’X.
Évolutions du recrutement et de l’enseignement de l’X après 1970
Pour les promotions d’avant 1970 il n’existait qu’une voie d’accès à l’X : le traditionnel concours théoriquement multidisciplinaire, mais où en fait les mathématiques avaient un poids déterminant, en particulier en raison du rôle éliminatoire d’un petit oral portant uniquement sur les maths et des coefficients extrêmement importants des deux épreuves de maths du grand oral. De plus, après le succès au concours il n’existait qu’un cursus unique de deux ans, les seuls choix possibles étant entre langues vivantes et entre sports. Ce système avait l’avantage de garantir que la quasi-totalité des élèves reçus au concours serait capable de suivre les enseignements scientifiques de haut niveau de l’X, mais aussi l’inconvénient de n’attirer qu’une population ayant reçu pendant les années de classes préparatoires une formation très focalisée sur l’abstraction, peu ouverte sur le monde extérieur. De plus, les élèves de sexe féminin, exclues jusqu’en 1972, sont toujours très minoritaires à l’X.
À partir de 1970, dans le cadre d’une évolution générale des systèmes d’enseignement supérieur, des réformes ont peu à peu mis fin à la recherche de plus en plus illusoire et vaine d’un encyclopédisme scientifique uniforme au niveau de chaque élève, qu’il a paru préférable de remplacer par la connaissance non plus individuelle mais collective au niveau de chaque promotion d’un grand nombre de matières pouvant faire l’objet d’une approche scientifique. Pour obtenir ce résultat ont été mises en place des filières d’accès par concours diversifiées (MP, PC, PSI, PT, TSI, BCPST, Université).
“Diverses écoles d’ingénieurs recrutent déjà des élèves de khâgnes B/L.”
La nécessité d’aller plus loin
Malgré cette diversification des profils il existe toujours une dualité de formations entre des scientifiques et des dirigeants d’entreprises technologiques souvent polytechniciens, essentiellement passés par des classes préparatoires à dominante scientifique, et des responsables administratifs et politiques majoritairement issus d’études littéraires, juridiques, géopolitiques ou d’économie, d’approche plus historique que quantitative. Il manque clairement une population qui aurait bénéficié à un moment clé de sa formation d’un enseignement mariant de façon équilibrée rigueur scientifique, prise de conscience des limites de son utilisation exclusive dans le domaine des sciences humaines et même biologiques, et enfin ouverture sur le monde.
Une proposition facile à mettre en œuvre
L’X pourrait tout à fait combler cette lacune en s’ouvrant aux élèves des khâgnes lettres et sciences sociales dites B/L ou scientifiques, créées en 1983 au sein des lycées Henri-IV et Lakanal, et maintenant ouvertes dans une trentaine d’établissements publics et privés. Y sont enseignées des mathématiques de haut niveau (au moins égal à celui de certaines voies d’accès déjà mises en place par l’X), ainsi que des disciplines littéraires (français, langues, philosophie) et sociales (histoire, géographie, économie, sociologie). Outre les ENS (Ulm, Saclay, Lyon), des écoles scientifiques recrutent déjà des élèves provenant de khâgnes B/L : l’Ensae, l’Ensai et diverses écoles d’ingénieurs (dont vraisemblablement bientôt CentraleSupélec dont le projet a été retardé par la Covid-19).
La mise en place d’un tel concours à l’X serait facilitée par l’existence d’une banque nationale d’épreuves B/L communes, chaque établissement utilisant ensuite des coefficients qui lui sont propres pour établir le classement de son concours d’entrée. L’attractivité de l’X devrait lui permettre d’attirer certains des meilleurs élèves des khâgnes B/L. Un avantage subsidiaire viendrait du fait que les élèves de ces classes sont majoritairement de sexe féminin.
6 Commentaires
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Pour compléter cet article très intéressant : il y a eu une époque pas si lointaine (jusqu’aux années 60, je crois) où avoir le bac littéraire en plus du bac C donnait quelques points supplémentaires au concours. Ne pourrait-on pas restaurer cette disposition ?
Je ne vois guère d’intérêt à élargir ainsi l’accès de l’Ecole pour en faire une sorte de concurrente de Sciences Po, de l’ENA (nouvelle formule) ou même de HEC. Diluer l’image de l’Ecole n’apporterait rien de bon ni sur le fond en termes de compétences, ni pour notre image, bien au contraire car le public y verrait une école fourre-tout réservée à une élite. Si l’idée est de faciliter l’accès des X aux postes de décideurs publics ou de féminiser son vivier, il me semble que c’est une fausse bonne idée. Il vaudrait mieux encourager les X à prendre des responsabilités en s’investissant dans les affaires publiques, voire en politique, avec un bagage de scientifique acquis de longue date et avec un minimum de « vocation ». Pour la féminisation, il est peu probable que le pourcentage d’élèves féminines soit amélioré car, toutes choses égales par ailleurs, ce sont les garçons sortant de khâgne qui s’orienteront le plus vers l’X. Il serait plus efficace de valoriser l’image des ingénieurs et de la science au niveau national, à l’image de ce qui se fait dans la plupart des autres pays industrialisés
Réponse à Christian Guittet : j’ai passé le concours en 1963. A l’époque avoir une première partie de bac latin-grec (passé en fin de 1ère) rapportait 30 points au concours de l’X. La plus élitiste section de l’époque était appelée A”. A la différence de la section purement littéraire appelée A (sans « prime ») elle incluait des enseignements en maths + physique + grec + latin + 1 langue vivante Pour montrer l’ordre de grandeur de ces 30 points ça a fait passer mon total de 1878 à 1908. A noter que par chance j’avais pris anglais 1ère langue ; les copains qui avaient choisi l’allemand ont été assez gênés par la suite par leur méconnaissance de l’anglais ….
D’autres écoles (Centrale ? Mines ?) donnaient des points à une deuxième partie de bac « Philo ». Certains taupins – dont je faisais partie – le passaient en fin de math sup (sans aucune préparation spécifique). Quand on était titulaire du bac « Math Elem » il suffisait d’avoir la moyenne à une unique épreuve de philo (je ne sais plus si c’était seulement un écrit ou s’il y avait également un oral).
Dans les 2 cas l’éventuelle mention AB B TB au bac n’avait aucune influence sur le nombre de points obtenus.
Dans la France de 2022 il serait impensable de revenir à un tel système au motif qu’il serait considéré comme horriblement discriminant sur le plan social.
Réponse à Richard Lavergne : je ne répondrai pas à la 1ère partie de ta remarque car elle exprime une différence de points de vues et chacun peut avoir le sien. En revanche je réagis à ta dernière phrase « valoriser l’image des ingénieurs et de la science au niveau national, à l’image de ce qui se fait dans la plupart des autres pays industrialisés » Non ! l’image des ingénieurs et de la science est forte dans les pays en voie de développement (Chine, Inde …) , mais certainement pas « dans LA PLUPART des autres pays industrialisés ». Vois ce qui se passe en particulier aux États-Unis ou au Royaume-Uni. En Allemagne, une forte proportion des fameux « Docteurs » ne sont pas des docteurs scientifiques, mais des docteurs en droit, en économie, etc. Jusqu’à maintenant, en raison de la double filière écoles d’ingénieurs-masters propre à la France, le secteur scientifique attire une proportion honorable des jeunes vers les étude scientifiques puisqu’à bac + 5 (ingénieurs + masters) je pense que nous avons le plus haut taux de diplômés scientifique de ce niveau du monde (au moins occidental). Tu peux le vérifier à partir de la bible statistique de l’enseignement (RERS de la DEPP, édition annuelle accessible sur Internet) en comparant à d’autres pays (les statistiques américaines sont extrêmement détaillées. Toutefois il faut faire attention au fait que pour eux les « Sciences » incluent les sciences humaines. Pour faire une comparaison équitable il faut trouver les chiffres des « Natural Sciences » qui sont nettement moins élevés)
Je rejoindrais assez Lavergne en ce sens que je ne toucherais pas au concours d’entrée, déjà trop élargi , tant je reste attaché à la taupe. En outre, sauf erreur, il n’y a pas de Sc.Phys. en Khâgne B/L et je ne crois pas aux « rattrapages » à ce niveau.
Par contre, je ne verrais que des avantages à ce qu’à l’X même soit mise en place la possibilité d’un cursus complémentaire de type double licence philosophie-lettres dont la validation (sans concession) enrichirait effectivement le bagage des sortants qui s’y astreindraient.
A Christian Jeanbrau. « Je ne verrais que des avantages à ce qu’à l’X même soit mise en place la possibilité d’un cursus complémentaire de type double licence philosophie-lettres dont la validation (sans concession) enrichirait effectivement le bagage des sortants qui s’y astreindraient. »
En 2018 j’avais imaginé ce que pourrait être un cursus de ce type et l’avais décrit dans la J&R de septembre (voir https://www.lajauneetlarouge.com/preparer-les-ingenieurs-aux-responsabilites-publiques/). Plus tard j’ai pensé que la mise en place d’un tel système demanderait à l’École pour quelques élèves un volume de travail spécifique incompatible avec les efforts devant être consacrés simultanément à la poursuite d’autres objectifs considérés comme plus prioritaires (mixité sociale et de genre, classements internationaux, recherche de ressources financières complémentaires, etc.), Je propose donc que le système envisagé en 2018 soit remplacé par l’admission par concours de quelques B/L.