René Bouchet (X49) l’audace maîtrisée : le port de La Condamine à Monaco
Après une belle carrière d’ingénieur des P&C, René Bouchet, à qui nous rendons hommage dans ce numéro (page 20), a été directeur des travaux publics de Monaco entre 1983 et 1990, puis conseiller technique auprès du ministère de l’Équipement de la Principauté de 1990 à 2012, ce qui lui a permis de mener à bien une réalisation portuaire tout à fait novatrice.
La particularité de cette ville-État de 2 km², circonscrite par le territoire français et par la Méditerranée, explique que, tout au long de sa période à la tête des travaux publics de Monaco, René Bouchet ait dû faire preuve de beaucoup d’audace et de conviction pour développer des projets complexes, inhabituels et recourant à des techniques innovantes, afin de répondre aux besoins de développement urbain de la Principauté. Pour illustrer cette audace, j’évoquerai ici le projet de protection et d’extension du port de La Condamine, lancé dans les années 1980 et achevé au début des années 2000.
La genèse du projet
Le port de La Condamine, ou port Hercule, se présentait dans les années 1980 avec une forme de fer à cheval symétriquement fermée par deux jetées à talus construites au début du xxe siècle. Cette configuration ne permettait pas de bien abriter le bassin, dont une partie restait soumise à l’influence des houles d’est pénétrant à travers la passe d’environ 100 m de largeur. Il se révélait en outre que les carapaces rocheuses protégeant les talus des deux digues étaient fragilisées, car la majorité des blocs maçonnés qui les constituaient datait de la construction initiale. Il était donc prioritaire soit de remplacer ces carapaces, soit de réaliser une nouvelle protection du port. La première option, tout en étant coûteuse, n’apportait pas d’amélioration à l’intérieur du port.
La seconde option devait de son côté faire face à une contrainte majeure : les fonds atteignent jusqu’à ‑60 m à l’emplacement de la nouvelle protection envisagée et la solution technique la plus fréquemment utilisée, à savoir une digue à caissons reposant sur un talus sous-marin, ne paraissait pas envisageable en raison des questions environnementales.
Une solution technique prometteuse
En 1984 l’ingénieur général Pages, qui était alors en poste au port de Marseille et qui avait une fonction de conseil auprès des travaux publics de Monaco, signala un vieil article paru en 1967 de M. Piot qui, lors d’essais en canal, s’était aperçu qu’une structure flottante avec une partie immergée en forme de biplan générait une légère atténuation de la houle dans son sillage.
René Bouchet et Jean-Michel Manzone, chef de la division des travaux maritimes, ont estimé que cette solution méritait d’être approfondie et, à leur grand étonnement, les premiers résultats obtenus sur un modèle mathématique par M. Guevel, ancien professeur de mécanique des fluides à l’ENSM (aujourd’hui Centrale Nantes), constataient une atténuation très importante à l’arrière d’une simple plaque fixe immergée en faible profondeur. Des investigations complémentaires montrèrent que l’atténuation était fonction uniquement de quatre paramètres : la longueur et la profondeur d’immersion de la plaque, la profondeur d’eau sous la plaque et la période de la houle incidente.
Il fut aussi constaté que la plaque pouvait être remplacée par un caisson dont les bords émergeaient au-dessus de la ligne de flottaison, avec des résultats équivalents. Des calculs faits en interne par la division des travaux maritimes aboutirent à une formule donnant le coefficient de transmission de la houle en fonction de ces quatre paramètres (article paru en 1986 dans le bulletin n° 52 de l’Association internationale des congrès de navigation) et à mettre en lumière le phénomène du mur d’eau, objet d’un brevet déposé en 1985 par la principauté de Monaco (inventeurs : MM. René Bouchet et Jean-Michel Manzone). Cette séquence permit ainsi de démontrer qu’une digue constituée d’un caisson de section rectangulaire, fixe sur piles, avait pour effet d’obtenir une réflexion quasi totale pour des houles jusqu’à 6–7 secondes de période.
La conception et la mise en œuvre
Des études ont ensuite été conduites par Sogreah, puis en Suède, à l’Université Chalmers (1988−1989) et à Göteborg (1992), dans une cuve de 30 m x 35 m, afin de définir les caractéristiques optimales des ouvrages pour protéger le port de La Condamine. Elles ont également confirmé le besoin de réaliser une contre-jetée, selon le même principe de caissons sur piles. Toutefois, les sondages géologiques in situ révélèrent une mauvaise qualité du sol marin, ne permettant pas de fonder correctement les piles de la digue principale, et en 1994, à l’occasion de nouveaux essais en bassin effectués par le bureau d’études Océanide, dont la Principauté était entretemps devenue actionnaire, a surgi l’idée d’un caisson flottant, maintenu fixe à son enracinement par une rotule autorisant les mouvements horizontaux mais limitant les mouvements verticaux, créant un mur d’eau oscillant.
Les essais de cette configuration ont permis de conclure qu’elle était largement satisfaisante en termes d’atténuation de la houle, bien qu’un peu moins performante qu’une digue fixe sur piles. Cette solution a donné lieu au dépôt par la principauté de Monaco d’un autre brevet de brise-houle en eau profonde, constitué d’un caisson flottant équipé de chambres d’amortissement, fixé à la terre par un système limitant les mouvements possibles et retenu à l’autre extrémité par des ancrages sous-marins.
Une configuration stabilisée
La configuration de la nouvelle protection du port de La Condamine était désormais stabilisée : une digue flottante constituée d’un caisson parallélépipédique à double coque en béton précontraint, d’une longueur de 350 m et d’une largeur de 44 m, avec un tirant d’eau de 16 m ; ce caisson est aménagé pour recevoir à l’intérieur plus de 300 places de parking et des garages à bateaux, et à l’extérieur toutes les facilités d’accueil de gros navires de croisière ; l’ouvrage est fixé à la terre ferme par une rotule d’ancrage et son positionnement précis est réglé par des ballasts solides et liquides, l’extrémité libre étant retenue par des chaînes attachées à des pieux sous-marins ; une contre-jetée sur piles constituée d’un caisson en béton d’une longueur de 150 m, d’une largeur de 30 m, avec un tirant d’eau de 9 m.
La phase de réalisation, entre 1999 et 2003, fut également spectaculaire. La digue flottante, ouvrage aux dimensions peu communes, a été construite à Algésiras en Espagne dans une forme spécialement adaptée. Elle a ensuite été remorquée jusqu’à Monaco, où les deux parties de la rotule ont été couplées par des manœuvres de haute précision.
Performances des ouvrages réalisés
Ce projet de protection du port Hercule, réalisé grâce à la découverte du principe du mur d’eau, a permis d’en doubler la capacité d’accueil, de créer un quai d’accostage des plus grands navires de croisière tout en évitant des remblaiements, en particulier au niveau de l’enracinement de la contre-jetée où se situe une zone coralligène. Le retour d’expérience sur vingt ans montre que les houles jusqu’à 10 secondes de période sont bien arrêtées par les ouvrages réalisés.
Toutefois, lors de la tempête Adrian en 2018, il a été constaté que celles de 12 à 13 secondes de période étaient moins bien atténuées et induisaient un roulis accentué de la digue flottante en cas d’incidence perpendiculaire à son axe longitudinal. À cette époque, j’échangeais régulièrement avec René, que je croisais au conseil d’administration de la Société d’exploitation des ports de Monaco, sur les hypothèses retenues lors de la conception de la digue flottante, dans lesquelles le scénario observé avec la tempête Adrian était considéré comme hautement improbable. Pour René, il convenait de prendre avec un peu de recul les approches probabilistes, s’agissant de phénomènes naturels ; il avait déjà exprimé dès 2002 cette relative incertitude dans une communication auprès de l’Académie de marine.
“Un de ces grands ingénieurs capables à la fois de concevoir et de réaliser des projets hors normes.”
Dernières réflexions
Après l’épisode météorologique d’octobre 2018, j’avais réfléchi avec mes équipes à la manière d’augmenter significativement la période propre de la digue flottante, mais cette option aurait impliqué des travaux très importants. Aussi, dans un contexte de changement climatique qui peut modifier significativement les hypothèses de houle dans les décennies à venir, nous avons conclu qu’il n’y avait pas de solution évidente pour optimiser les performances de l’ouvrage et avons choisi une autre logique, en développant un modèle numérique de l’agitation dans le port, afin de créer un dispositif d’alerte. En pratique, l’outil dont nous disposons depuis 2019 donne satisfaction aux services chargés de l’exploitation du port, en leur permettant d’anticiper lorsque des épisodes de houle sont annoncés et de déplacer les bateaux situés dans les zones potentiellement soumises à une agitation excessive.
Bien d’autres réalisations
Si le projet exceptionnel du port de La Condamine illustre parfaitement le caractère pionnier de René Bouchet, il y en eut beaucoup d’autres. Je citerai notamment : une solution innovante qu’il inventa dans le cadre du projet de liaison fluviale à grand gabarit entre le Rhin et le Rhône, pour permettre aux bateaux de franchir des dénivelés importants à la place des écluses, grandes consommatrices d’eau, une application pratique en fut faite sur le canal du Midi ; la station d’épuration de Monaco, construite dans le tréfonds d’un immeuble de bureaux situé en milieu urbain, fut achevée en 1990, elle a fait l’objet en 2022 d’une extension de capacité et d’une amélioration de son process.
René Bouchet était sans aucun doute un de ces grands ingénieurs capables à la fois de concevoir, jusque dans le calcul, et de réaliser des projets hors normes, mais j’ai également été marqué par sa capacité de se projeter à long terme. En 2007, alors que j’envisageais de venir travailler à Monaco, l’entretien très stimulant que j’avais eu avec lui, à l’occasion de notre première rencontre, avait grandement contribué à décanter ma décision. La chance m’a été donnée de croiser son chemin et de pouvoir échanger avec lui pendant une quinzaine d’années.
Commentaire
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Cher Camarade, Merci pour cet excellent article consacré à notre camarade René Bouchet et au port de La Condamine, l’une de ses réalisations les plus remarquables et une grande invention « le mur d’eau ». C’est en même temps un bel hommage au corps des ponts et chaussés, aujourd’hui corps des ponts, des eaux et des forêts.
Très cordialement.