Renforcer le rôle régulateur de l’État
Le rôle de l’État est au centre de nombreux débats actuels. Jean Tirole apporte à cette question des éclairages originaux et féconds. Nous lui avons posé cinq questions pour donner un aperçu de son travail et entrevoir sa conception du rôle de l’expertise économique et de la recherche pour construire les politiques publiques.
L’État producteur est devenu État régulateur. Alors nos économies ont besoin de règles et d’arbitres pour agir efficacement, en premier lieu le droit à la concurrence et des règles sectorielles. Toutefois le jeu concurrentiel idéal n’est pas toujours possible et alors la recherche du prix optimal est une tache ardue. Les travaux sur ce sujet ont valu à Jean TIROLE l’obtention du prix Nobel. Quelques exemples : les industries en réseaux , les plates-formes multifaces, la décision de garder un service public, la santé
Ton travail développe la conception d’un État régulateur.
Comment ce rôle de l’État a‑t-il émergé ?
L’État régulateur n’est-il pas un État faible ?
Je voudrais commencer par deux remarques liminaires. Tout d’abord, nos économies ont besoin de règles et d’arbitres incitant les entreprises à développer les biens et services socialement souhaitables et à les proposer aux meilleures conditions.
Ces règles incluent tout d’abord le droit de la concurrence, qui vise à réguler les accords interentreprises ou les abus de position dominante ; ce droit est mis en œuvre par des régulateurs tels que l’Autorité de la concurrence en France ou la Commission européenne.
Elles incluent également des mesures propres à des industries spécifiques, telles que la réglementation prudentielle et les règles de transparence dans le secteur financier, ou les régulations des industries de réseau (électricité, télécommunications, transports).
Ces règles sectorielles sont mises en œuvre par des agences telles que l’Autorité des communications électroniques et des postes, la Commission de régulation de l’énergie ou l’Autorité de régulation des activités ferroviaires.
REPÈRES
Jean Tirole a reçu en 2014 le prix Nobel d’économie pour ses travaux sur la régulation et la politique de la concurrence applicable aux marchés complexes que sont les marchés oligopolistiques, les industries de réseau et plus récemment les platesformes multifaces.
Ingénieur des Ponts et Chaussées, il est l’héritier d’une tradition ancienne dans le corps pour le calcul économique qui remonte à Jules Dupuit, inventeur du surplus du consommateur et de la théorie de la segmentation des marchés, qui a posé les fondements, toujours actuels, de l’évaluation des investissements et la tarification des ouvrages publics.
L’AFFIRMATION DU RÔLE DE RÉGULATEUR
Ensuite, la conception du rôle de l’État a évolué dans la plupart des pays. L’État producteur est devenu État régulateur. Sous la pression des parties prenantes et faisant face à une contrainte budgétaire lâche (les déficits d’une entreprise allant gonfler le budget global ou la dette publique), les entreprises contrôlées par la puissance publique à quelques exceptions près ne produisent pas à des coûts bas des services de qualité.
“ Nos économies ont besoin de règles et d’arbitres ”
Autrefois juge et partie, l’État s’est donc souvent recentré sur son rôle de juge, par exemple sous la forme d’autorités sectorielles, sous le contrôle d’autorités de la concurrence, toutes deux autorités indépendantes.
Cependant, cette réorientation en elle-même est loin de résoudre tous les problèmes, comme le montre bien la forte inefficacité d’entreprises privées régulées, les public utilities américaines.
Les réformes dans les secteurs des télécoms, de l’énergie, du ferroviaire ou de la poste qui ont eu lieu à la fin du vingtième siècle constituent donc une réaction aux inefficacités de la gestion de ces secteurs, qui avaient été constatées jusqu’alors.
PLUS DE CONCURRENCE POUR PLUS D’EFFICACITÉ
Une quadruple réforme a vu le jour ces trente dernières années, caractérisée par :
- l’accroissement des incitations à l’efficacité des monopoles naturels avec l’introduction de mécanismes de partage des gains d’efficacité (et, en Europe, des privatisations).
Par exemple, l’usage de prix-plafonds (ou price-cap) qui imposent à l’entreprise régulée une borne supérieure pour le « prix moyen » de ses services s’est généralisé ; - l’ouverture à la concurrence (totale ou de certains segments d’activité ne présentant pas les caractéristiques de monopole naturel), avec, d’une part, l’octroi de licences aux entrants et, d’autre part, la régulation des conditions de leur accès aux goulots d’étranglement.
Le marché étant un aiguillon important, on ne saurait trop insister sur l’importance de la concurrence sur le dynamisme de l’entreprise, que celle-ci soit publique ou privée, sans pour autant sombrer dans le laisser-faire ; - le rééquilibrage des tarifs (entre entreprises et particuliers, entre abonnement, communications locales et longue distance, etc.). Ce rééquilibrage était souhaitable, car la couverture des coûts fixes des réseaux par des surcharges importantes sur des services à la demande très élastique conduisait à des sous-consommations très inefficaces et freinait l’introduction de services innovants ;
- et enfin, le transfert de la régulation vers des autorités indépendantes.
UN ÉTAT RENFORCÉ
Pour ce qui concerne la vision d’un État régulateur qui serait un État faible, la nouvelle donne n’élimine pas l’État, mais redéfinit son rôle. Devenu régulateur, l’État n’est pas pour autant affaibli : au contraire, il peut utiliser l’indépendance de sa régulation pour mettre plus en avant le service du public.
En effet, des autorités de régulation indépendantes sont plus fortes que les ministères de tutelle face aux groupes de pression.
ÉVITER LES DÉRIVES
“ Des autorités de régulation indépendantes sont plus fortes face aux groupes de pression ”
Bien sûr, l’indépendance n’est pas une panacée. Pour limiter les risques de dérive, la première condition est la nomination à la tête des agences de personnalités indépendantes et respectées. Une fois en place, la consultation, la transparence et l’exigence d’avis motivés incitent à des décisions économiquement justifiées.
Par ailleurs, une « autorité indépendante » ne doit pas être (et d’ailleurs n’est jamais) complètement indépendante : une majorité qualifiée du Parlement doit pouvoir en suspendre les dirigeants sur la base de leur politique globale (et non sur une question d’actualité politique).
NE PAS COMPROMETTRE LE LONG TERME
Rappelons que la soumission des télécommunications, de l’énergie et des autres industries dites de réseau à une régulation indépendante (agences, et, dans certains pays, juges) est la réponse à la tentation permanente du politique d’abaisser artificiellement les prix, compromettant ainsi l’investissement et la viabilité des réseaux à long terme ; de limiter ou d’organiser la concurrence ; ou encore de faire des cadeaux à certains groupes de pression électoralement sensibles au prix de distorsions économiques importantes.
L’évolution de la conception de l’État vers celle d’un acteur aux pouvoirs plus limités mais, de par son indépendance et l’élimination des conflits d’intérêts, en même temps plus fort dans son rôle de régulateur que ne l’étaient les ministères, est donc souhaitable.
Dans les secteurs des réseaux quels sont les problèmes de régulation auxquels est confronté l’État ?
La concurrence ne se développe pas aisément de par la nature même des industries de réseau où, par définition, certains segments sont des « monopoles naturels » (ou « goulots d’étranglement », ou « infrastructures ou facilités essentielles », pour utiliser un terme du droit de la concurrence).
Les industries de réseau reposent sur des infrastructures qui confèrent à leurs opérateurs une situation de « monopole naturel ».
© LEONID ANDRONOV
Plus précisément, les industries de réseau reposent sur des infrastructures qui confèrent à leurs opérateurs une situation de « monopole naturel » : leur coût élevé rend en effet leur duplication indésirable et empêche donc une vraie concurrence, tout au moins sur ce segment de l’activité.
Par exemple, s’il peut y avoir concurrence dans la production d’électricité, il ne peut raisonnablement pas y avoir plus d’un réseau de transport haute et basse tension.
INFRASTRUCTURES ET MONOPOLES
Une entreprise dominante dans un marché intermédiaire, comme l’est donc en général un gestionnaire d’infrastructure, peut vouloir limiter la concurrence en aval pour éviter l’érosion de son profit.
Il fallait donc dégager des principes pour décider si une telle exclusion de la concurrence est justifiée ou non : il est normal, par exemple, que l’entreprise tire, au moins temporairement, les fruits d’une innovation ou d’un investissement ayant une valeur sociale importante ; si, par contre, la position de monopole est fortuite ou est un privilège octroyé par l’État (la gestion d’un aéroport ou d’un port par exemple), il n’y a pas de raison pour que l’entreprise obtienne des rentes de monopole en excluant des concurrents en aval.
Deux secteurs importants ont connu ces dernières années des bouleversements. Le secteur des télécommunications a été confronté à des problèmes nouveaux pour définir les tarifs d’interconnexion, par exemple au sujet des prix d’accès des concurrents de France Télécom/Orange à la boucle locale (l’infrastructure essentielle).
“ Il est normal, par exemple, que l’entreprise tire, au moins temporairement, les fruits d’une innovation ou d’un investissement ”
Avec Jean-Jacques Laffont, nous avons donc examiné comment concilier l’introduction de la concurrence sur les segments complémentaires (par exemple Internet) aux infrastructures (la boucle locale) et les incitations à investir dans ces infrastructures.
Lors de la restructuration de l’industrie électrique dans les années 1990, le réseau de transport a ainsi concentré une part importante de l’attention des pouvoirs publics et des chercheurs académiques. Le réseau étant le lieu physique du marché de gros, tous se sont accordés sur l’impératif que l’accès au réseau soit non-discriminatoire, mais ont adopté des organisations différentes.
Mais sous quelles conditions économiques vendre l’accès au réseau de transport ? Il s’agissait là d’un problème nouveau : les électriciens étant verticalement intégrés, la question ne s’était jamais posée. La solution venant spontanément à l’esprit d’un économiste était de considérer des échanges bilatéraux de flux physiques d’électricité et de définir et d’échanger des droits de transport physique.
Mais il y a des alternatives et l’enjeu des recherches (dont celles que j’ai effectuées avec Paul Joskow) est de définir des organisations du marché qui promeuvent les investissements utiles et limitent le pouvoir de marché local, régional ou global.
Quelles approches ont été développées pour construire des prix d’accès aux réseaux ?
La réglementation de l’accès s’impose pour deux raisons, liées au fait que l’entreprise détient une infrastructure « essentielle ».
Le concept de plateformes multifaces s’applique aux cartes bancaires. © WAVEBREAKMEDIAMICRO
Tout d’abord, l’entreprise ayant un monopole sur l’accès, elle va pratiquer des prix d’accès trop élevés. De plus, elle peut être tentée d’exclure certains concurrents afin d’augmenter ses profits sur le marché de détail concerné.
Se pose donc la question de la détermination des prix d’accès, c’est-à-dire des prix tarifés par l’opérateur pour accorder l’accès à son infrastructure. La fixation des prix d’accès à ces « infrastructures essentielles » doit concilier notamment ouverture à la concurrence et préservation de l’incitation pour l’opérateur historique afin qu’il maintienne ou développe son réseau.
Avec Jean-Jacques Laffont, nous avons montré la similitude entre le problème de la tarification de l’accès et celui du monopole multiproduit. L’accès doit contribuer comme les autres services au financement des coûts fixes d’infrastructure, selon les préceptes de Ramsey-Boiteux.
Cette similitude avec les problèmes de tarification de l’entreprise multiproduit conduit à proposer d’utiliser, pour la régulation incitative, un price-cap global, sur un panier comprenant les biens vendus au détail mais aussi les services d’accès en gros.
PLATEFORMES MULTIFACES
Plus récemment, avec Jean-Charles Rochet, nous avons participé au développement d’un nouveau champ de l’économie industrielle, en proposant le concept de « plateformes multifaces » (ou multi-sided market), qui étudie les situations dans lesquelles sont fournis des services à plusieurs types d’usagers, les bénéfices tirés par un côté dépendant de la manière dont fonctionnent les autres.
Ce concept s’applique à toutes les industries organisant des interactions entre deux ou plusieurs catégories d’usagers (comme Internet, les moteurs de recherche, les systèmes d’exploitation d’ordinateurs, les médias, les « réseaux » de cartes bancaires, etc.).
DÉVELOPPER LES EXTERNALITÉS POSITIVES
Ces marchés soulèvent des questions nouvelles aux économistes, telles que la détermination du partage optimal des coûts entre les différentes catégories d’usagers.
“ Le coût de servir un usager n’est pas le simple coût physique de le servir ”
En effet, on observe que ceux-ci se sont souvent développés à travers des prix très faibles d’un côté du marché, cela permettant d’attirer des utilisateurs de ce côté et apportant indirectement des recettes sur l’autre côté. La structure des prix entre les deux côtés du marché compte alors, pour tirer pleinement parti des externalités entre ceux-ci.
L’idée de base est simple : le coût de servir un usager n’est pas le simple coût physique de le servir ; au contraire l’on doit défalquer le gain réalisé de l’autre côté du marché.
Par exemple, un paiement par carte par un détenteur de carte bancaire génère pour la banque du détenteur un profit provenant de la commission commerçant (directement dans le cas d’American Express, indirectement à travers la commission d’interchange pour une banque membre de Visa ou MasterCard).
Cela explique pourquoi les cartes sont souvent gratuites et leur usage fait l’objet d’un prix négatif (miles, cash-back bonuses) ou nul. De même pour Google (utilisateurs et publicitaires) ou une grande partie de la presse écrite.
L’État apporte le plus souvent une subvention aux entreprises publiques de réseau pour la couverture de leurs coûts fixes.
Quel est ton avis sur cette question ?
Pour une ligne ferroviaire peu usitée, la question n’est pas seulement celle de sa tarification mais aussi celle de savoir si on veut garder ou fermer la ligne ou le service.
© CAPUDE1957
La théorie de l’optimum premier apporte une réponse non ambiguë à la question du choix du financement : les prix tarifés aux consommateurs par le concessionnaire doivent s’aligner sur les coûts marginaux, et tout déficit (lié par exemple à l’existence d’un coût fixe) doit être couvert par le budget.
Plus généralement, la théorie de Ramsey- Boiteux exige une couverture partielle (dans le cas de subventions par des fonds publics coûteux pour la société) ou globale (en cas de contrainte d’équilibre budgétaire).
INTÉRÊT ÉCONOMIQUE ET INTÉRÊT SOCIAL
Au niveau d’un service particulier, disons une ligne ferroviaire peu usitée, la question n’est pas seulement celle de sa tarification, mais aussi celle de savoir si on veut garder ou fermer la ligne ou le service.
La principale difficulté posée par l’application de la tarification au coût marginal ou sa généralisation par Boiteux est l’absence d’indication quant à l’intérêt social de produire le service (Smith 1776, Coase 1945, Allais 1947).
En effet, la fonction de demande n’est en général connue que localement, autour de la demande au coût marginal. Si le service est en partie au moins financé par le contribuable ou bien par des subventions croisées à partir des profits tirés d’autres segments, l’information disponible ne permet pas alors de savoir s’il faut continuer d’opérer le service, c’est-à-dire si la somme du surplus des consommateurs et du profit de l’entreprise excède le coût fixe.
Une tarification testant les propensions à payer dans la zone de prix plus élevés est alors nécessaire.
L’utilité du service n’est par contre pas en doute si sa tarification couvre ses coûts puisque le surplus net des consommateurs est nécessairement positif et l’entreprise n’impose pas de charges au contribuable.
Il est parfois reproché aux économistes de ne pas prendre en compte les questions éthiques et de considérer la distribution des revenus comme une donnée.
La correction des défaillances du marché est-elle une réponse suffisante à cette critique ?
La théorie économique de base nous enseigne que le jeu concurrentiel « pur et parfait » aboutit à une allocation efficace des ressources : il crée le maximum de valeur à moindre coût, sans gaspiller les ressources. Toutefois, les conditions de concurrence pure et parfaite ne sont que rarement satisfaites.
“ Les sujets éthiques nécessitent une réflexion en profondeur ”
Il existe des « défaillances de marché » : les actions de certains agents peuvent affecter positivement ou négativement le bien-être d’autres agents mais ces « externalités » ne sont pas prises en compte dans les décisions individuelles ; etc.
De plus, allocation « efficace » des ressources ne signifie pas allocation « équitable » des ressources. Le « gâteau » à se partager est optimisé, mais son partage ne correspond pas forcément à notre vision éthique de l’équité. D’où la nécessité d’une intervention publique pour partager de façon plus équitable les revenus créés (objectif de « redistribution »).
Beaucoup de grands acteurs de la société civile ont une vision différente du marché et de l’intervention publique. Ils reprochent aux économistes de ne pas tenir assez compte des problèmes d’éthique, réclament une frontière claire entre domaines marchand et non marchand.
ANALYSER EN PROFONDEUR LES DÉFAILLANCES DU MARCHÉ
Les sujets éthiques à mon avis nécessitent une réflexion en profondeur (plus profonde certainement que celle offerte par les deux côtés du débat). Prenons l’exemple du don d’organes, où les problèmes éthiques sont particulièrement délicats.
L’introduction de considérations financières heurte nos vues sur le caractère sacré de la vie humaine. © PLANETEARTHPICTURES
Il y a longtemps, l’économiste Gary Becker remarquait que l’interdiction de vendre son rein limitait les dons, condamnant des milliers de personnes à mourir chaque année faute de donneurs. Il recommandait la création d’un marché de dons d’organes.
Les économistes ont travaillé depuis à la construction d’autres formes de confrontation de l’offre et de la demande (impliquant des « dons croisés »), qui soulèvent moins de problèmes éthiques que celle proposée par Becker, mais sauvent quand même un nombre important de vies.
Souvent, notre attitude vis-à-vis du marché relève du refus de comparer l’argent avec d’autres objectifs. Par exemple, l’introduction de considérations financières heurte nos vues sur le caractère sacré de la vie humaine. La vie « n’a pas de valeur ».
Les choix budgétaires en matière de santé (au sein d’un hôpital ou entre différentes recherches) peuvent pourtant faire baisser ou monter la mortalité et sont faits quotidiennement. Mais jamais nous ne voudrons admettre que nous faisons ces arbitrages. Pour avancer, il faut identifier en profondeur les ressorts de la moralité et des comportements, pour comprendre comment différentes institutions, marchés ou systèmes plus administrés affectent nos valeurs et nos comportements.
Une analyse en profondeur des défaillances du marché et de ses limites éthiques semble plus fructueuse pour la conception des politiques publiques qu’une simple indignation ou répugnance, dont la justification ne fait pas l’objet d’une analyse, et qui s’est montrée dans le passé un pauvre guide des valeurs morales.