Réorganiser la filière économique de soins
Réorganiser la filière, c’est clarifier les décisions en donnant des objectifs clairs à des structures autonomes de gouvernance telles que des autorités de régulation. Les thèmes à traiter sont, par exemple, l’accès aux soins, la coordination des relations avec l’amont de la filière, les pôles régionaux d’excellence ou les qualifications professionnelles. L’État doit conserver les rôles qui sont les siens : choisir une stratégie, mettre en place les structures nécessaires et utiles à la vie publique, démanteler celles devenues inutiles, financer celles qui n’ont pas vocation intrinsèque à être financièrement autonomes, arbitrer la coopération entre les structures missionnées.
Les filières de santé comprennent trois compartiments qui se succèdent pour contribuer à l’état sanitaire d’une population donnée : les fournisseurs (médicaments, équipements, consommables), le système de soins (hôpitaux, médecins, professions paramédicales) et finalement les organismes de mutualisation des dépenses de santé (en France : CNAM et Mutuelles de santé). Entre ces trois compartiments existent, à des degrés divers selon les pays et les circonstances, des liens capitalistiques, décisionnels, organisationnels et de partage d’expérience.
La centrale d’achat France
Les autorités publiques disposent d’un fort levier de gouvernance économique sur le compartiment de mutualisation des dépenses de santé, soit l’aval de la filière. L’effet « centrale d’achat France » en garantissant l’uniformité des prix de l’amont est la cause de la structure industrielle fragmentée de l’industrie française des prestataires de soins. Le poids de cette centrale d’achat, c’est-à-dire de l’aval, dans ses négociations face à l’amont de la filière ne pourra que s’amoindrir avec le temps. Cet amont, grâce à l’attrait de ses innovations, va disposer d’un pouvoir croissant sur les prescripteurs et sur le grand public. L’occurrence du démantèlement d’une telle centrale, en accentuant la différenciation des prix des produits et équipements obtenus par les différents prestataires, mais aussi en en augmentant le niveau moyen, viendra inévitablement à remodeler la structure de l’industrie des prestataires.
Le contexte particulier à la France, le monopole des prestations sociales et la régulation des Mutuelles de santé donnent aux acteurs de la mutualisation des dépenses de santé ce que l’on appelle en économie industrielle le » contrôle de la clientèle finale de la filière « . Ce contrôle permet de réguler la qualité et le prix des prestataires de soins (hôpitaux, médecine de ville et paramédicale) par un système de cotations des actes ; la qualité et le prix des prestations des fournisseurs amont (industrie des équipements et des consommables médicaux, produits pharmaceutiques) via un effet » centrale d’achat France « . Il n’est pas possible de réfléchir à l’avenir du système de soins français sans prendre en compte les phénomènes de filière économique, dont la soudaineté d’évolution en cas de dérégulation promet d’être comparable à celle observée récemment dans la filière des télécommunications. En particulier, il pourrait sembler hasardeux de se dessaisir du contrôle du système de mutualisation des dépenses de santé, avant que le système de soins ne soit sur de bonnes voies.
Trois manettes de pilotage
De ce point de vue, les autorités publiques françaises disposent de trois manettes pour piloter le système des soins à partir des organismes de mutualisation des dépenses de santé.
Ajouter de l’efficience à l’efficacité du système de soins en France. Il s’agit de stimuler les performances économiques et qualitatives pour ainsi donner aux acteurs un poids financier leur permettant de jouer le jeu compétitif international. Cette politique de compétitivité ne peut être menée sans de profondes modifications de l’organisation du système de soins. Elle est la plus difficile de toutes à mener dans un pays tel que la France, mais la plus vertueuse du point de vue de l’équilibre financier et, à terme, de celui de la valorisation à l’international des compétences du personnel médical français.
La politique de prévention est probablement l’activité la plus efficiente en matière de santé publique
Baisser les prix des prestations du système de soins et de ses fournisseurs par une politique de mise en concurrence des prestataires de soins français ou étrangers. Elle implique de recentrer l’action de l’État en mettant en place un système de régulation adapté tout en privatisant en grande partie le secteur des soins hospitaliers publics, cela pour lui permettre de gagner en efficience. Menée de manière raisonnable, elle pourrait aboutir à délocaliser une partie de la valeur ajoutée de l’offre de soins, mais poussée outre mesure, elle correspondrait, concrètement, à faire perdre à l’État tout contrôle sur la santé publique, qui est un de ses domaines légitimes.
Recentrer l’action publique sur l’intérêt public, c’est-à-dire l’incitation aux actions d’intérêt général, le soutien financier provisoire aux initiatives émergentes, le financement des actions qui ne peuvent structurellement s’autofinancer et l’encadrement réglementaire, juridique et concurrentiel des autres activités du domaine de la santé.
C’est ainsi que la politique de prévention, négligée en France et qui est probablement l’activité la plus efficiente en matière de santé publique, devrait faire l’objet de plus d’attention de sa part. En effet, au cours du siècle dernier, l’amélioration des conditions d’hygiène dans l’habitat et celle des moyens de transport expliquent en grande partie l’augmentation de la durée de la vie qui y a été constatée. Et, si l’on considère l’ambition de la politique de prévention menée par la NHS (National Health Service) en Grande-Bretagne, ce domaine a encore un grand avenir.
Les options stratégiques
Les dangers du statu quo
Le statu quo conduirait mécaniquement à une baisse progressive du niveau technique français et à une gestion de l’accès aux soins par les assurances sociales nationales en fonction de l’utilité sociale. Par exemple en Grande-Bretagne, le NHS refuse déjà certaines opérations aux personnes ayant dépassé un certain âge. La Hollande suit aussi cette voie de restriction. Une telle situation amènerait inévitablement à une rupture dans le pacte d’égalité d’accès aux soins, puisque ceux qui auront de l’argent pourront continuer d’accéder aux soins sans être exposés à de telles limitations
Pour les organismes de soins et les professionnels médicaux, la structure actuelle de l’offre mondiale de soins représente une réelle opportunité à l’international : l’offre mondiale est encore fragmentée et inorganisée.
L’assistance publique des hôpitaux de Paris rayonne sur plus de 11 millions de personnes
Parmi les plus grands opérateurs mondiaux de services médicaux se trouvent Kaiser Permanente, basé en Californie, qui, avec 12 000 médecins, prend en charge la santé de 8,2 millions de personnes, et l’AP-HP (Assistance publique des hôpitaux de Paris) qui, avec un nombre équivalent de médecins, rayonne sur une population un peu plus importante (11,3 millions de personnes en Île-de-France). Le périmètre d’activité de Kaiser Permanente est plus vaste puisqu’il regroupe l’ensemble de l’offre médicale (y compris médecine de ville) ainsi que l’offre d’assurance santé à laquelle ont souscrit tous ses adhérents, alors que l’AP-HP, avec 25 % environ du total des médecins d’Île-de-France, ne traite qu’un périmètre de santé réduit, ne serait-ce que parce que cette organisation est suppléée sur ce territoire par les cliniques privées et le reste des organismes publics. Si l’on en juge par les seuls ratios du nombre de médecins par personnes concernées, l’AP-HP donne l’impression d’une efficacité économique moindre (33 %) que celle de Kaiser Permanente, même en tenant compte de la charge d’enseignement dévolue à l’AP-HP.
L’efficacité du privé
La disparité de traitement des secteurs public et privé est en passe de s’estomper en matière de tarifs
Dans le secteur privé, le premier opérateur européen d’hôpitaux est la Générale de Santé, d’un poids strictement médical moindre (la moitié de médecins) que celui de l’AP-HP. La Générale de Santé est, à cause de la disparité de traitement entre secteurs public et privé et parce qu’elle y a survécu, plus efficace économiquement que l’AP-HP et les autres organismes d’hospitalisation publique. Toutefois, la disparité de traitement des secteurs public et privé est en passe de s’estomper en matière de tarifs (mise en place progressive du T2A = tarification à l’activité) même si restent en place des disparités en matière d’organisation du travail (temps de repos, effectifs présents lors des opérations…) pénalisant l’efficience des organismes publics.
En Europe, on trouve deux autres opérateurs d’une taille comparable à celle de la Générale de Santé : le groupe Capio (Suède) et Rhön Klinikum (Allemagne). Toutes ces sociétés sont rentables et participent, par leur politique agressive d’acquisition, à la consolidation de l’industrie des cliniques au niveau européen, voire mondial. Parallèlement, l’Allemagne, la Suède, l’Italie et la Grande-Bretagne ont entamé un mouvement de privatisation de leurs hôpitaux publics, alimentant en cela la consolidation de l’offre hospitalière.
La taille, enjeu stratégique
L’offre et la demande
Kaiser Permanente est une structure hybride, associative et privée, de type HMO (Health Maintenance Organization) capable de s’autofinancer, alors que l’AP-HP est un organisme public financé sur les budgets de l’État et en éternel dépassement. Par contre, la dépendance de Kaiser Permanente à son système d’assurance santé pourrait le freiner dans une politique de croissance externe par acquisition de centres de soins : dans son système, l’offre de soins doit égaler la demande générée par les adhérents aux contrats d’assurance.
Accroître la taille des institutions de soins n’est pas un but en soi. La taille, cependant, devient un enjeu stratégique par la possibilité qu’elle apporte de mieux tirer profit de l’évolution du système technico-économique du monde de la santé. En effet, elle seule permet, sous réserve d’une bonne gestion, d’optimiser le coût de la carte sanitaire et d’amortir les coûts d’investissements en équipements ou en recherche clinique sur une plus vaste échelle. Seule la taille, aussi, permet de parler d’égal à égal avec une industrie pharmaceutique et des équipementiers, dont la très forte concentration, au sein de chaque spécialité, leur donne un avantage considérable à l’occasion des négociations de prix. Un raisonnement semblable pourrait être mené pour les autres filières de prestations de services de santé, autres que celles d’hospitalisation : analyses, paramédical.
Capitaliser sur un passé prestigieux
Dans ce contexte de mutations technico-économiques, le positionnement stratégique du système français de soins à l’international, indépendamment de ses problèmes organisationnels, lui donne encore de belles opportunités à saisir. Cependant le désengagement des pouvoirs publics français de ce secteur, nécessaire à toute politique d’avenir, doit être mené de manière porteuse de sens public avec, comme objectif, de permettre au territoire national d’accueillir durablement des pôles d’excellence dans le domaine des prestations de soins médicaux et, ainsi, de saisir l’occasion de valoriser les compétences françaises. Il s’agit de capitaliser sur un passé médical prestigieux.
Régulation ou gouvernance
Plusieurs types de structures de gouvernance
Les structures de gouvernance peuvent être des autorités de régulation, mais d’autres formes peuvent aussi être imaginées ou reprises (ordres professionnels). Les thèmes fonctionnels à traiter pourraient être l’accès aux soins, la coordination des relations avec l’amont de la filière (industrie des consommables, des équipementiers et pharmaceutique…), les pôles régionaux d’excellence, les qualifications professionnelles.
Face à cette configuration dont les principales lignes se confirment année après année, les pouvoirs publics ne pouvaient avoir et n’ont eu que des réponses sans cohérence. De fait, dans la période passée, ils ont réagi en fonction du poids médiatique de certaines pathologies : cancer, obésité, sida, sans relation avec les autres parties prenantes (sécurité routière, sécurité alimentaire, environnement). C’est que les décideurs politiques, en raison de leur exposition politique à l’ensemble des forces vives, ont une grande difficulté à avancer dans un problème aussi complexe mêlant de nombreux aspects tels qu’économie nationale et locale, politique sanitaire, régulation de l’offre, gestion de la CNAM, gestion des hôpitaux, gestion des filières de formation. Face à une telle situation, une démarche classique et fructueuse consiste à » fonctionnaliser » la gouvernance du système de santé en y discernant des thèmes autonomes dotés de finalités claires qu’il serait alors possible de confier à des instances missionnées pour cela. La légitimité scientifique et technique des responsables de ces instances devant garantir l’impartialité et la visibilité-transparence de leur organisation et, par ailleurs, faciliter l’acceptation sociale des décisions qu’elles proposeraient et mettraient en oeuvre. En d’autres termes, il faut définir plusieurs pilotes et clarifier les décisions en donnant des objectifs clairs à des structures autonomes de gouvernance. C’est, somme toute, l’application de la loi de la variété requise bien connue des systémiciens. Dans le cadre d’une telle évolution, l’État doit conserver les rôles qui sont les siens : choisir une stratégie tant que cela est encore possible, mettre en place les structures nécessaires et utiles à la vie publique, démanteler celles devenues inutiles, financer celles qui n’ont pas vocation intrinsèque à être financièrement autonomes et finalement arbitrer la coopération entre les différentes structures missionnées.