Réorganiser les échanges agricoles mondiaux
Le libre-échange agricole actuel est une véritable machine à tuer. Malgré la croissance de la production agricole mondiale, le nombre des mal-nourris continue d’augmenter. Il touche près d’un milliard et demi de ruraux, pour les trois quarts des agriculteurs. Machinisme et augmentation de rendement conduisent à un prix international très inférieur au coût de production des ruraux. Il faut instaurer une organisation des échanges agricoles équitable et relever les revenus plutôt que de faire des cadeaux.
Malgré la bonne volonté quasi générale affichée en l’an 2000 lors de la réunion internationale Objectifs du millénaire pour le développement, le nombre des mal-nourris continue d’augmenter lentement et ne sera certes pas divisé par deux en 2015 comme cela était espéré.
REPÈRES
La croissance de la production agricole mondiale est remarquable et, même au plus fort de l’explosion démographique, elle est restée légèrement supérieure à celle de la population : de 1950 à 2000 la population mondiale a été multipliée par 2,4 et la production agricole par 2,6. Cette augmentation est due pour les trois quarts à l’amélioration des rendements (semences sélectionnées, engrais minéraux, pesticides) et pour le reste à l’extension des terres arables et à la réduction des périodes de friche ou de jachère.
Le vrai problème est la persistance de très grandes inégalités : 2 milliards d’êtres humains vivent avec moins de deux dollars par jour et la moitié d’entre eux avec moins d’un dollar par jour, ce qui entraîne de graves sous-alimentations chroniques :
10 millions d’êtres humains meurent de faim chaque année
environ 850 millions d’hommes, dont les trois quarts sont des ruraux, ont faim une grande partie de l’année (9 millions d’entre eux vivent dans les pays industrialisés !) et le moindre accident climatique, biologique, économique ou politique provoque des désastres : près de 10 millions d’êtres humains, dont deux tiers sont des enfants, meurent de faim chaque année.
Malgré ces morts, et malgré tous les efforts actuels, le nombre de ces pauvres extrêmes ne diminue pas, il augmente encore de 3 à 5 millions chaque année. Ajoutons que, malgré un exode rural de 50 millions par an, le nombre total des ruraux reste aux alentours de 3,3 milliards et continue même d’augmenter légèrement.
Une majorité d’agriculteurs
Bien entendu ces ruraux sont pour les trois quarts des agriculteurs, lesquels représentent une population active de 1,3 milliard (43 % des actifs du monde) et l’on mesure la situation si l’on sait que ces 1,3 milliard d’agriculteurs n’ont que 28 millions de tracteurs et 250 millions d’animaux de travail… Certes près de deux tiers d’entre eux utilisent des semences sélectionnées, des engrais minéraux et des pesticides, mais il reste 500 millions d’actifs agricoles qui n’utilisent rien d’autre que quelques outils manuels : houe, bêche, bâton fouisseur, faucille… et, faute d’une réforme agraire récente sérieuse, de nombreux pays ex-coloniaux ou ex-communistes voient de très grands domaines voisiner avec des parcelles minuscules d’une superficie très inférieure à celle qu’un paysan pourrait cultiver seul. En conséquence ces paysans sont obligés d’aller fréquemment chercher du travail sur les grands domaines… pour un salaire généralement compris entre 0,25 et 3 dollars par jour : le revenu moyen de ces paysans est même nettement inférieur à celui de la main-d’oeuvre urbaine non qualifiée.
Révolution du machinisme et révolution verte
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Les écarts de productivité, de 1 à 10 il y a un siècle, vont aujourd’hui de 1 à 2000
Au début du XXe siècle la plupart des paysans ont une productivité de l’ordre d’une tonne d’équivalent céréales par an, mais les plus performants, ceux qui utilisent les machines nouvellement inventées (moissonneuses-lieuses, etc.) arrivent à 10 tonnes d’équivalent céréales par an. Les écarts allaient donc de 1 à 10. Depuis cette époque deux révolutions ont transformé l’agriculture : la révolution du machinisme et la révolution verte. Un agriculteur bien équipé peut ainsi s’occuper de 200 hectares et, grâce aux semences sélectionnées, aux engrais et aux pesticides, obtenir 10 tonnes à l’hectare, sa productivité annuelle est donc de 2 000 tonnes. La révolution verte concerne surtout les pays en développement sans grande mécanisation, l’amélioration des rendements et l’utilisation d’aménagements hydrauliques pour obtenir plusieurs récoltes par an ont permis de multiplier la productivité par dix ou quinze.
Les agriculteurs pauvres ne suivent plus
Ces deux immenses progrès ont un revers de la médaille, ils ont entraîné une baisse tendancielle des prix agricoles internationaux – baisse en termes réels d’un facteur 4 ou 5 en un demi-siècle – ce qui a certes permis de nourrir bien mieux des populations croissantes, mais a aussi bloqué le développement des agriculteurs pauvres qui n’avaient plus les moyens de suivre le mouvement.
La disparition des petits
La longue et forte baisse des prix agricoles a entraîné aussi la baisse de revenus des petites et moyennes exploitations des pays occidentaux, et donc leur disparition progressive au profit des exploitations voisines de plus grande taille et qui avaient les moyens de se moderniser : la grande majorité des exploitations agricoles a ainsi disparu au cours du XXe siècle. Cependant si la plupart des paysans occidentaux ainsi chassés de leurs terres ont, plus ou moins aisément, retrouvé un emploi dans l’industrie ou les services, il n’en est pas du tout de même des paysans du tiers-monde subissant les mêmes phénomènes et confrontés à un chômage massif.
Les pays à grands domaines et bas salaires (Brésil, Argentine, Afrique du Sud, Russie, Ukraine…) ont pu rattraper et égaler l’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest, mais des centaines de millions d’agriculteurs des pays en développement n’avaient pas, et n’ont toujours pas, la possibilité d’acquérir un tracteur, un animal de travail et un hectare supplémentaire. Les écarts de productivité, qui étaient de 1 à 10 il y a un siècle, sont aujourd’hui de 1 à 2 000, les agriculteurs les moins productifs continuant à obtenir une tonne d’équivalent céréales par an.
On en arrive ainsi à des situations paradoxales. Des pays pauvres à bas salaires, surtout ceux de la révolution verte, peuvent avoir des secteurs très performants qui, faute de pouvoir d’achat local, deviennent exportateurs alors même que ces secteurs sont au milieu de nombreux sous-alimentés.
La baisse à long terme et les explosions temporaires des prix agricoles internationaux
Le marché des produits agricoles est particulier : la plus grande partie des productions agricoles est consommée sur place et seuls 10 à 15 % participent aux échanges internationaux, de plus la demande est d’une grande rigidité tandis que l’offre est soumise aux aléas climatiques, météorologiques, économiques et même politiques :
Il ne reste souvent plus qu’à cesser de produire et prendre le chemin du camp de réfugiés
vous pouvez attendre sans trop de dommage pendant plusieurs mois la voiture que vous avez commandée, il n’en est pas du tout de même de votre nourriture. En conséquence, en période d’excédents croissants les prix agricoles correspondent à la productivité du 10e ou 15e centile le plus compétitif. Pour les céréales, ce prix est de 100 dollars la tonne (prix de revient australien ou canadien), il est inférieur au prix de revient ouest-européen (150 dollars la tonne) ou américain (120 dollars la tonne). Ces pays ont donc besoin d’aides publiques pour pouvoir exporter ou même simplement affronter la concurrence.
Mais surtout ce prix international est très inférieur au coût de production des centaines de millions de paysans produisant de l’ordre d’une tonne de céréales par an, coût que l’on peut estimer à environ 400 dollars la tonne. Appauvris par la baisse des prix des productions d’exportation, comme par celle des productions vivrières, ces paysans se voient souvent contraints de cesser de produire et prendre le chemin du camp de réfugiés, du bidonville ou de l’émigration.
Le libre-échange agricole, une machine à tuer
Ce diagnostic ainsi établi, il est clair que le libre-échange agricole actuel est une véritable » machine à tuer » et les fluctuations de prix qu’il entraîne sont meurtrières. N’oublions pas qu’un milliard d’hommes vivent avec moins de un dollar par jour et que près de dix millions meurent de faim chaque année – même si l’agriculture a fait des progrès remarquables depuis un siècle.
De la baisse à l’explosion des prix
Les longues périodes de baisses des prix qui chassent tant de paysans de leurs terres découragent la production de ceux qui restent et finissent par réduire les stocks au point de provoquer une véritable explosion des prix comme en 1945–1948, en 1972–1979 ou aujourd’hui. Les prix agricoles peuvent alors être multipliés par deux ou trois ou même davantage et si cela relève le revenu des paysans du tiers-monde, c’est en même temps dramatique pour tous les pauvres des bidonvilles urbains, tous les déracinés du gigantesque exode rural actuel.
Ni l’aide, ni le partage, ni les échanges internationaux ne peuvent suffire
À moins de trois dollars par jour, on se prive déjà de nourriture, or c’est le cas de trois milliards d’hommes ! Le supplément de revenus dont aurait besoin cette moitié de l’humanité pour échapper aux privations alimentaires dépasse les 2 000 milliards de dollars par an. C’est vingt fois plus que l’aide publique au développement… La quantité supplémentaire d’aliments nécessaire pour supprimer la malnutrition qui frappe deux milliards de pauvres et la faim qui en frappe 850 millions est égale à 30 % de la quantité d’aliments actuellement produits et utilisés dans le monde, soit plus de cent fois le volume de l’aide alimentaire et plus du double des échanges internationaux de produits vivriers (ou encore : plus que la moitié de ce que consomment les 1,5 milliard les plus nourris…).
Il est donc clair que ni l’aide alimentaire, ni l’aide publique au développement, ni le partage, ni les échanges internationaux ne sont à la hauteur du problème. Le marché n’équilibre pas la production et les besoins, il équilibre la production et la demande solvable. Celle-ci est inférieure de 30 % aux besoins.
Organiser les échanges
Selon les prévisions les plus élevées, la Terre comptera 9 milliards d’êtres humains en 2050. Pour nourrir correctement une telle population, sans sous-alimentation ni malnutrition, la production végétale destinée aux hommes et aux animaux domestiques devra un peu plus que doubler dans l’ensemble du monde, tripler dans les pays en développement, quintupler en Afrique et même décupler dans certains pays de ce continent.
Un manque de débouchés
L’insignifiance des revenus de 3 milliards de personnes, dont la majorité sont des paysans, limite encore beaucoup la consommation des autres biens et services, et donc les possibilités d’investissements productifs. L’économie mondiale ne manque pas d’épargne, mais de débouchés
Elle devra même augmenter bien davantage si l’on prend en compte les nouveaux besoins en biocarburants et biomatériaux.
Une telle augmentation est envisageable, compte tenu des terres agricoles encore inexploitées (plus étendues que celles déjà exploitées) et à l’aide des techniques modernes – dûment corrigées de leurs excès pour être durables – techniques encore fort peu répandues à l’échelle du monde. Mais il faut avant tout garantir à tous les paysans des prix assez élevés et assez stables pour qu’ils puissent vivre dignement, investir et progresser.
Supprimer la malnutrition exigerait de produire cent fois le volume de l’aide alimentaire
Pour ce but il est nécessaire de protéger les agricultures paysannes pauvres de la concurrence des agricultures plus compétitives : il paraît souhaitable d’instaurer une organisation des échanges agricoles plus équitable et efficace que celle d’aujourd’hui.
Relever les revenus plutôt que de faire des cadeaux
Les principes seraient les suivants
a) des grands marchés communs agricoles régionaux regroupant les pays de productivité du même ordre (Afrique de l’Ouest, Asie du Sud, Asie de l’Est, Europe de l’Ouest, Amérique du Nord, etc.) ;
b) protection de ces marchés régionaux par des droits de douane variables garantissant aux paysans pauvres des prix stables et suffisants ;
c) négociations, produit par produit, fixant les prix et les quantités exportables.
Les OGM au service des plus pauvres
Il ne faut attendre des OGM ni miracle ni catastrophe, pourvu que les études soient sérieusement faites avec la prudence appropriée. Ce qui peut être une aide puissante ne doit pas être uniquement orientée vers les utilisateurs les plus performants – pour d’évidentes raisons de rentabilité – mais une partie des recherches doit être mise au service des agriculteurs les plus pauvres dont les besoins sont immenses.
L’essentiel est de relever les revenus plutôt que de faire des cadeaux.
Bien entendu la mise en œuvre d’un tel programme n’est pas simple et doit être progressive. Les consommateurs-acheteurs pauvres devront temporairement être aidés, plutôt par le système des bons d’achat alimentaire qui ont l’avantage d’élargir le marché intérieur. Il faudra aussi promouvoir le développement agricole, l’accès au savoir et celui à la terre (réforme agraire, statut du fermage, lois anti-cumul, aides à l’installation…), ainsi bien sûr que l’accès au crédit, aux intrants et aux équipements productifs.