Repenser l’éducation : regards croisés
Le système éducatif est un des liens privilégiés entre l’individu et l’État. Tandis que l’individu peut développer ses compétences pour acquérir une meilleure qualité de vie par l’éducation, la connaissance collective associée à la volonté, la capacité, et la productivité individuelle permet de poser les bases de la société tout en soutenant la croissance économique. A long terme, une telle société répercutera les bénéfices sur les individus. En bref, l’éducation contribue à dynamiser ce cycle entre l’individu et sa société.
L’État joue un rôle central dans la conception du modèle national de l’éducation qui est la première brique de l’ingénierie sociale d’un pays. Parmi les différentes théories qui permettent d’expliquer la nature de la relation entre l’État et l’éducation, nous retiendrons la perspective du fonctionnalisme et la perspective de la reproduction des classes. Selon la conception du fonctionnalisme, l’État constitue une solidarité de moyens dont la finalité est de maintenir une société stable. Cette fonction holistique assume la responsabilité « de socialiser l’individu pour l’adapter aux formes modernes de travail, de relations sociales, et d’idéaux moraux1. »
Dans la théorie de la reproduction des classes, les structures institutionnelles jouent un rôle d’appareil idéologique pour permettre aux classes dominées d’accepter une société de classes2. En d’autres termes, la socialisation scolaire qui est normalement imposée par l’État est un outil « pour légitimer un ordre social contestable3 », alors que la perspective du fonctionnalisme la considère comme un outil pour « assurer la nécessaire diffusion d’une culture universelle4 ».
Sous l’effet de la mondialisation, chaque État valorise son avantage compétitif
Selon Mayer et al.5, les politiques éducatives des pays ouverts au monde vont converger et s’harmoniser. D’après la théorie institutionnelle, les politiques éducatives de chaque pays évoluent sous l’influence de la propre évolution d’une conscience globale et universelle, issue des actions des organisations internationales et non gouvernementales, des doctrines des chercheurs réputés, des politiques des pays les plus influents sur le plan international, etc.6. Dans ce contexte, l’État n’est plus un acteur dominant pour développer les politiques nationales, mais se contente d’un rôle de coordonnateur dans la formation des politiques éducatives : sous la double contrainte d’une part de l’influence internationale et d’autre part des limites et des besoins spécifiques nationaux et locaux, l’État tente de donner une direction à sa politique éducative. En plus, pour que sa politique éducative soit effectivement mise en application sur le terrain dans les meilleures conditions possibles, l’État ne peut pas ignorer en amont de communiquer avec les enseignants et de recueillir directement ou par leurs représentants syndicaux l’expression des intérêts et des difficultés de leur travail lors de l’élaboration de sa politique éducative.
Pagano accepte que la mondialisation renforce l’intégration économique par une homogénéisation des règles nationales vers des règles de l’économie globale. Cependant, cette intégration économique pousse chaque pays à chercher son propre avantage compétitif institutionnel en développant une façon distinctive de distribuer des biens intellectuels en accentuant ses caractéristiques propres7. Boyer, chercheur de la théorie de la régulation, en conclut à la persistance de la diversité culturelle, politique et économique même sous l’effet de la mondialisation8. Vinokur projette une bipolarisation éducative reflétant la bipolarisation économique en cours entre des firmes mondiales faisant vivre une couche sociale aisée et des populations laissées pour compte. La bipolarisation de l’enseignement se fera d’une part autour d’un réseau éducatif homogène international en compétition produisant des enseignements de pointe, et d’autre part autour d’un système éducatif national dispensant l’enseignement social pour tous9. D’une part, l’État « n’est plus l’expression politique de l’intérêt public collectif ; il devient un acteur parmi d’autres, chargé de créer les conditions les plus favorables à la compétitivité10 ». Les formes nationales de l’éducation seront fonction de la nature des investissements effectués dans l’éducation de pointe valorisant les avantages compétitifs dans la compétition globale.
D’autre part, pour neutraliser l’écart social qui se produit dans cette « guerre économique11 », une part de la politique éducative doit être sociale et mise en place pour servir également à « réparer un tissu social élimé » en vue de « lutter contre la pauvreté et l’exclusion » et de sauvegarder la paix sociale en la préservant d’un endoctrinement révolutionnaire des couches pauvres12. Reprenant Carnoy, les réformes éducatives sous l’effet de la mondialisation se classifieront donc en réformes d’investissement incitées par la compétitivité, réformes de réorganisation par contrainte budgétaire et réformes de redistribution incitées pour préserver l’égalité sociale13.
Regards croisés sur l’étranger
Pour poser un regard systématique dans le domaine de l’éducation, nous proposons une typologie divisée selon deux critères :
1) l’objectif de l’enseignement qui peut être « l’intelligence et la connaissance », « l’intérêt et le sentiment », ou « la sociabilité et la vie pratique » ;
2) la finalité de l’enseignement qui peut être « pour la beauté de l’art » ou « instrumentalisée comme un moyen ».
Le premier critère nécessite quelques explications complémentaires. L’objectif centré sur « l’intelligence et la connaissance » est basé sur le postulat sociopédagogique suivant : les phénomènes dans le monde sont compris en fonction de l’interprétation qu’en fait chaque individu.
Une bonne théorie est le véhicule non seulement pour comprendre un phénomène maintenant, mais aussi pour s’en souvenir demain.
Jérôme Bruner (1960)14.
Caricaturer l’éducation centrée sur « l’intelligence et la connaissance » comme une approche qui poursuit le « bourrage de crâne » amène à l’opposer à l’éducation centrée sur « l’intérêt et le sentiment ». L’objectif centré sur l’intérêt et le sentiment est l’apprentissage par le désir d’apprendre qui accentue les expériences émotionnelles pour stimuler une capacité d’interprétation subjective.
Tout dépend de la qualité de l’expérience qui a été vécue.
John Dewey (1938)15
Enfin, l’objectif centré sur la sociabilité et la vie pratique est l’apprentissage de « ce qu’il faut apprendre » pour vivre en société.
… l’éducation doit être un processus, non seulement pour l’individu, mais aussi d’intégration, qui est la réconciliation d’une particularité individuelle avec l’unité sociale.
Herbert Read (1943)16
En relation avec l’évolution de la tendance dominante en éducation au sein de la communauté internationale, chaque pays met en avant une éducation qui valorise ses propres spécificités en relation avec sa culture, son histoire, sa logique institutionnelle et les événements politiques. Afin de comparer la politique éducative française à la réalité du monde, nous avons choisi dans les quatre autres continents quatre pays qui représentent la diversité des pays du monde : l’Afrique du Sud, le Brésil, les États-Unis et le Japon.
En Afrique du Sud : l’enseignement public se restructure à partir des formes d’enseignement traditionnel
En Afrique du Sud, en application de l’esprit de la nouvelle Constitution promulguée en 1996, le système éducatif a subi de profonds changements durant ces quinze dernières années. La nouvelle Constitution octroie l’égalité devant l’éducation et explicitement le droit d’établir et de gérer des institutions éducatives indépendantes17. Le gouvernement de Nelson Mandela a dû faire face sur le terrain au manque criant d’enseignants formés, dont l’une des causes était la pandémie du sida (20 % des 15–49 ans sont infectés par le virus).
Dans ce pays, où le pouvoir colonial avait contrôlé le système, l’éducation avait servi notamment à imprégner la population locale de la culture coloniale sans se soucier du savoir indigène18. À l’opposé, la réforme du système éducatif s’est appuyée sur l’intégration de l’enseignement traditionnel développé par chaque communauté en dehors du système éducatif formel, en intégrant dans la réforme de l’éducation formelle les ressources et les structures des communautés locales qui existaient traditionnellement. Les pratiques culturelles en Afrique sont interdisciplinaires par nature19 et l’enseignement traditionnel est basé sur la culture et les arts traditionnels transmis dans les rituels et les événements comme les mariages, les initiations, etc.
La société africaine associe traditionnellement l’art (un facteur émotionnel) et la science (un facteur rationnel) comme étant les deux facteurs qui composent la société. Ces deux facteurs apparaissent intégralement dans les activités africaines : tandis qu’une approche expérimentale est souvent utilisée dans les activités artistiques, les éléments esthétiques sont discutés dans les activités scientifiques. Pour illustrer ces deux caractéristiques de l’éducation, l’approche centrée sur la « sociabilité et la vie pratique » et celle intégrant l’art avec un autre apprentissage, Grossert20 introduit un type d’éducation indigène, « l’éducation par des pairs (peer education) » dans laquelle les enfants dotés de plus d’expérience apprennent aux enfants plus jeunes. Quant aux adultes, ils interviennent à peine dans l’éducation par les pairs, même s’ils donnent des conseils à certains moments. Ils jouent donc un rôle en retrait encadrant les enfants qui enseignent par leurs expériences et leurs connaissances, mais ils ne prennent pas la responsabilité autoritaire d’enseigner.
La réforme de l’éducation a pour but de contribuer à la paix sociale et au développement économique notamment dans le tourisme par l’apprentissage de la diversité culturelle, et de la richesse des valeurs enracinées dans les différentes communautés et par le développement de la fierté dans cette diversité. Cette réforme postérieure à 1994, intégrant l’éducation informelle comme moyen de développement des valeurs de la nouvelle société, a constitué à l’origine une éducation centrée sur « l’intérêt et le sentiment » valorisant l’autonomie des enfants comme auparavant dans l’enseignement informel. Progressivement, la formalisation de l’enseignement a ensuite fait basculer l’éducation vers un objectif centré sur « l’intellect et la connaissance ». Au cours des réformes successives, l’éducation s’est par la suite centrée sur « la sociabilité et la vie pratique », dans le contexte d’une éducation « comme moyen » de socialisation. Depuis 2001, le caractère centré sur la contribution sociale à la culture s’appuie sur la philosophie suivante : les cultures ne sont pas statiques, elles se modifient sous l’influence d’autres cultures, chaque citoyen doit passer de l’état « d’héritier passif d’une culture à celui de participant actif à la culture21. » L’éducation sud-africaine a pour vocation de transmettre une culture humaniste et démocratique, et renforcer l’identité nationale dans le respect de la diversité des cultures locales, pour encourager ainsi les élèves à devenir les acteurs de la création de leur propre culture.
Au Brésil : l’éducation publique s’occupe des défavorisés et laisse le champ libre au développement de l’enseignement privé
Avec de riches ressources naturelles, le Brésil est un des pays qui détient un des PNB les plus élevés dans le monde entier. Cependant, ce pays souffre d’une grande disparité entre riches et pauvres. Le Brésil fait tous ses efforts pour distribuer équitablement une éducation pour tous.
Comme le slogan « Ordem e Progresso » (l’ordre et le progrès) du drapeau national du Brésil, la philosophie du « positivisme » instituée par Auguste Comte a influencé le Brésil. Selon le positivisme de Comte, la pensée de l’être humain se développe à travers, d’abord, le stade théologique, ensuite le stade métaphysique, et enfin le stade empirique. Au stade empirique, afin de préserver l’ordre social et d’amener les progrès sociaux, les problèmes politiques doivent être analysés rationnellement par des experts comme des problèmes scientifiques qui suivent des règles plus ou moins empiriques.
Cette idée de Comte a influencé le Brésil d’une façon plus radicale qu’en Europe : les élites et les enfants des familles de la classe moyenne étudiaient le positivisme comme le moyen de devenir de nouvelles élites nationales22. Dans ce contexte historique, le système républicain au Brésil s’est développé autour de deux thèmes : la technocratie et le libéralisme. Les uns plutôt technocrates soulignent le rôle central de l’administration et de l’État qui éclaire les citoyens « en croyant à la force des idées positives et à un rôle rédempteur d’illustres élites23 » ; les autres plutôt libéraux ont pour but de moderniser l’État à travers la libéralisation du marché économique « en croyant en la force de l’argent et de l’entreprenariat, en l’utilité pratique et la connaissance technique, et en la valeur de la décentralisation politique24. » Influençant le Brésil, ces philosophies caractérisent son système éducatif comme un compromis entre une administration centralisée par l’État et un libéralisme sur le terrain.
L’éducation au Brésil qui s’est équipée de l’ensemble des instruments normatifs nécessaires est depuis près de vingt ans en train de s’engager dans des réformes de fond afin de fournir une égalité de traitement devant l’éducation. En jouant harmonieusement sur des initiatives fortes au niveau fédéral et sur une autonomie locale de mise en œuvre, l’éducation brésilienne essaie de dispenser sur tout son territoire une éducation de bonne qualité pour tous respectant la diversité culturelle. Notamment, un des éléments clés de ces réformes est la redistribution des ressources éducatives entre les communautés urbaines et les communautés rurales. Parce que les écoles publiques des zones urbaines ont subi une coupe budgétaire qui s’est progressivement répercutée sur la qualité de l’enseignement, les parents ont commencé massivement à scolariser leurs enfants dans les écoles privées.
Avant les années 1960, l’éducation formelle a mis en avant l’apprentissage professionnel pour contribuer à la croissance nationale avec une approche centrée sur « l’intelligence et la connaissance » et une finalité de l’éducation clairement « comme moyen ». Cependant, à la même époque, un autre courant de l’éducation fleurissait au Brésil dans le milieu de l’éducation non formelle. L’approche centrée sur « l’intérêt et le sentiment » de l’enfant prit tellement d’ampleur que le programme scolaire public la prit finalement en compte en 1961. Après la fin du régime militaire, le programme scolaire démocratique a choisi une pédagogie en rupture : l’éducation est instrumentalisée « comme le moyen » de transmettre les nouvelles valeurs nationales et sociales centrée sur « la sociabilité et la vie pratique ».
Aux États-Unis : le libre marché du savoir reste le fondement du fonctionnement du système éducatif
Constitutionnellement, l’éducation est du ressort des États et en pratique, elle est déléguée à chaque district par l’élection du conseil des écoles et par la participation des acteurs locaux au Conseil d’administration de l’école. Ce système décentralisé permet à chaque école de mettre en place les programmes scolaires répondant aux besoins de chaque communauté : le rôle historique de l’éducation américaine est social. Elle transmet les valeurs spécifiques de chaque communauté composant les États-Unis et inculque comme élément fédérateur le patriotisme américain. Comme toutes les autres institutions, le système éducatif aux États-Unis est contrôlé démocratiquement par la communauté qui élit les membres du conseil des écoles comme elle élit le juge, le shérif et le maire.
Comme les écoles dépendent du district, leur budget est directement fonction de la richesse du district. Pour atténuer les disparités entre les districts, le Département fédéral de l’éducation a proposé successivement différents programmes pour accentuer la compétition et l’émulation entre écoles par le biais de récompenses ou de sanctions budgétaires. Le Département fédéral de l’éducation reste une force de proposition et d’incitation par l’attribution de subventions fédérales.
En pratique, Wirt a relevé une évolution du régime de fonctionnement des écoles locales25 due à la montée en puissance du pouvoir des syndicats des enseignants, la NEA (National Education Association) et l’AFT (American Federation of Teachers) qui ont la mainmise sur le fonctionnement des écoles et sont officiellement politiquement engagés du côté des présidents démocrates dont ils financent une partie de la campagne. Si à l’origine, les établissements étaient gouvernés par une règle suivant un mécanisme politique, la gouvernance s’est transmise à une bureaucratie de professionnels de l’éducation puis aux syndicats des enseignants.
La vision américaine de l’éducation est fondée sur le dogme du libéralisme où l’État n’intervient que pour réguler les dysfonctionnements structurels qui pénalisent systématiquement certains types d’acteurs économiques. Le libéralisme appliqué au marché du savoir est censé donner structurellement de la réactivité aux institutions éducatives et par là même une longueur d’avance aux États-Unis dans le domaine de l’innovation pédagogique : donner la liberté aux décideurs locaux d’être leur propre laboratoire et d’expérimenter puis de choisir leur propre méthode pédagogique et de rester en situation de constante amélioration, cette vision dynamique de la structure sociale permet l’émergence plus rapide de nouvelles approches en correspondance avec le niveau social et les attentes de l’époque. Cette vision de l’éducation est fondamentale pour comprendre comment les États-Unis ont réussi à développer de nouveaux programmes pédagogiques innovants à partir d’une seule école d’un seul district lorsque le pays était animé par cette émulation et comment des années après le niveau de l’éducation américaine a baissé dans l’indifférence de ses concitoyens dont certains ont cru qu’une situation sociale acquise n’avait pas besoin d’être entretenue.
Après la Deuxième Guerre mondiale, l’opinion publique commença à critiquer le progressisme de John Dewey des années 1930 en affirmant que le mouvement gâchait les qualités intellectuelles de l’enseignement américain. En réaction, Bestor soutint que les « programmes d’adaptation à la vie26 » mis en avant par la Division de l’enseignement professionnel du ministère de l’Éducation, qui se focalisaient sur « l’équilibre émotionnel, mental et physique27 » des élèves, empêchaient les écoles de développer les matières et les compétences intellectuelles permettant aux élèves de résoudre les problèmes de manière systématique. Sous l’influence de l’enseignement progressiste et de l’approche centrée sur l’enfant, l’éducation à cette époque était centrée sur « l’intérêt et le sentiment » en développant une forme d’expression plus personnelle28, et en ce qui concerne sa finalité « comme moyen » sous la domination de « l’instrumentalisme29 ».
Depuis « le choc de Spoutnik30 » le premier satellite artificiel lancé par les Soviétiques en 1957, le gouvernement des États-Unis s’est inquiété de ce qui fut considéré comme une baisse de niveau de connaissance des élèves par l’opinion publique, et il a commencé de plus en plus à prendre l’initiative dans le domaine de l’éducation. Il poussa l’enseignement américain à réformer le programme en le focalisant principalement sur les mathématiques et les sciences et à améliorer la qualité de l’enseignement. La caractéristique de l’éducation a basculé dans les années de 1960 : entre l’époque du progressisme de Dewey qui souligne l’éducation « comme moyen » et l’époque du constructivisme de Bruner qui stimule l’éducation pour elle-même. Le constructivisme propose une éducation centrée sur « l’intelligence et la connaissance » qui vise à un enseignement conceptuel.
En même temps, le programme d’éducation compensatrice, « Head Start », a débuté en 1965 pour aider les enfants préscolarisés des familles dans la précarité. Le système éducatif américain permet aux élèves talentueux mais de situation modeste d’avancer dans leurs études par des bourses d’études.
Au début des années 1980, la compétition internationale dans l’industrie comme l’automobile et l’aciérie a fortement affecté les États-Unis. Les Américains ont commencé à douter de la prospérité future de leur économie. Le Congrès a autorisé la création en 1979 du Département de l’éducation (US Department of Education) qui a permis de structurer, puis d’augmenter les activités fédérales. En raison de l’affaiblissement de l’économie américaine et des difficultés du marché de l’emploi, la politique d’enseignement se focalisa alors sur la notion de résultat et de qualité. Le mouvement était également stimulé par l’augmentation des coûts de l’enseignement et le baby-boom d’après-guerre. Les enseignants reçurent également pour instruction des autorités gouvernementales d’inculquer aux élèves des stratégies comportementales pour soutenir une éducation avec un objectif centré sur « l’intelligence et la connaissance » qui valorisait les résultats.
Dès 1983, le gouvernement a diffusé une série de propositions pour effectuer une réforme éducative sociale, appelée « la Nation en risque (Nation at Risk)31 ». Dans le même esprit le gouvernement G. Bush (1989−1993) dans son programme les « États-Unis de l’an 2000 (America 2000) » pour proposer une normalisation des niveaux scolaires. Cette réforme a été prolongée par l’administration Clinton et changea de nom en « Buts de l’an 2000 (Goals 2000) ».
La nouvelle théorie de l’éducation américaine « Pas d’enfant laissé derrière (No Child Left Behind) » proposée par la droite américaine sous George W. Bush fonde son dogme sur le paradigme libéral de la responsabilisation individuelle des acteurs (accountability) : chaque établissement est responsable de l’offre des programmes éducatifs, et a pour tâche de diversifier au maximum les contenus afin d’offrir un maximum de choix aux élèves. Au niveau de la demande, les élèves et leurs parents ont la responsabilité active de s’informer et de se responsabiliser pour choisir la formation où ils sont censés s’épanouir le plus. Cette réforme s’appuie sur trois modifications structurelles :
- la valorisation de « l’école aimant (Magnet School) » permettant aux élèves de choisir des écoles en dehors de leurs districts,
- la création d’écoles privées sous contrat (Charter School),
- la création de « bons scolaires » (school vouchers) permettant de mettre des enfants dans des écoles privées.
Le système éducatif aux États-Unis a ainsi évolué en stimulant le principe de la libre compétition sur le marché du savoir : il responsabilise chaque établissement et augmente la flexibilité du choix de l’enseignement par l’élève et ses parents. Le gouvernement fédéral cherche à installer progressivement des standards nationaux, en promouvant son programme par l’adhésion des États au programme pédagogique et surtout par l’octroi de subventions.
Constitutionnellement, les contributions fédérales à l’éducation nationale restent cantonnées à des propositions et ne s’imposent pas à un État, ni au district. Une caractéristique de l’éducation des années 1990 à 2000 reste le grand écart entre la politique fédérale et les programmes scolaires sur le terrain : la politique fédérale préconise une éducation centrée sur « l’intérêt et le sentiment », le niveau local applique plutôt l’éducation avec un objectif centré sur « l’intelligence et la connaissance ».
Cette différence vient du fait que, sur le terrain, les enseignants s’occupent prioritairement du développement de chaque enfant. Malgré l’unification des cadres éducatifs au niveau fédéral, les politiques et les activités éducatives au niveau local préservent leur diversité.
Au Japon : les parents compensent la baisse du niveau de l’éducation publique par un matraquage parascolaire
Le système éducatif au Japon balance entre la centralisation et la décentralisation selon l’époque. Depuis 1872 où le nouveau gouvernement après la Restauration de Meiji a adopté le système éducatif français et jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’éducation japonaise était centralisée par le ministère de l’Éducation32 dans le but d’établir un pays puissant à l’image des pays occidentaux. Après la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis ont proposé la décentralisation afin de stimuler la démocratisation du monde éducatif au Japon. Ce système décentralisé a été encore modifié en 1956 pour renforcer le lien avec le ministère de l’Éducation en lui permettant d’intervenir dans les activités locales et incidemment diminuer l’influence du syndicat des enseignants33. En 1995, la loi stimulant la décentralisation (chiho bunken suisin ho) a été promulguée en adoptant la notion de « subsidiarité » mentionnée dans la Charte européenne de l’autonomie locale34 de 198535. Depuis, la décentralisation de l’éducation s’est accélérée.
L’éducation japonaise est orientée pour transmettre les valeurs de réussite collective par le travail en équipe alimenté par l’excellence individuelle avec une valorisation systématique du résultat par des concours d’entrée sélectifs de la maternelle jusqu’à l’université. Elle est ainsi caractéristique d’une éducation centrée sur « l’intelligence et la connaissance » comme un moyen d’essor du collectif dans un contexte éducatif centré sur « la sociabilité et la vie pratique ».
Depuis l’après-guerre, l’éducation japonaise maintient l’importance de l’expérience du travail coopératif en milieu scolaire en adoptant la philosophie de l’enseignement centré sur l’enfant (zido chushin shugi) sous, notamment, l’influence de Dewey et du pragmatisme. Dans ce cadre, les activités non académiques qui ont lieu dans la vie scolaire comme le nettoyage ou la préparation du déjeuner collectif sont considérées comme une fonction éducative aussi importante que l’enseignement académique. Dans ce sens, l’enseignant est appelé à jouer un rôle non seulement de transmission de connaissances intellectuelles mais aussi d’éducation sociale en encourageant les attitudes des élèves visant à s’insérer dans la vie en collectivité et à baigner dès le plus jeune âge l’élève dans le travail en coopération.
Le ministère de l’Éducation accorde également une grande importance à l’éducation morale. Récemment, l’opinion publique ayant remarqué que sa jeunesse n’apprécie pas sa nationalité et n’avait pas la volonté de contribuer au rayonnement de sa propre société, le gouvernement a réintroduit dans l’éducation japonaise la culture de l’identité nationale et l’esprit de dévouement à la nation.
En 1992, le gouvernement autorisa les écoles publiques à réduire la semaine scolaire à cinq jours pour faire bénéficier les enfants d’expériences de vie et de nature. Les écoles privées ayant maintenu leur quantité d’heures d’enseignement et leur niveau élevé d’examen d’entrée, l’écart privé-public s’est accentué. Finalement, un des effets indirects de la réduction du temps d’enseignement fut que les parents préoccupés de compenser la réduction des cours dans le public envoyèrent massivement leurs enfants suivre des cours parascolaires36.
Les cours parascolaires (Jyuku) qui fournissent les apprentissages supplémentaires après la classe scolaire se généralisent : le nombre d’élèves de l’école élémentaire qui fréquentent des cours parascolaires est passé de 16,5 % en 198537 à 23,6 %38 en 1994. L’intensification de la compétition scolaire cultive le système parascolaire qui se concentre sur l’apprentissage pour passer les examens d’entrée. Les enfants stressés par la compétition sociale sont victimes de problèmes scolaires et sociaux. L’effet induit a été l’augmentation de la violence, des mauvais traitements et la déscolarisation. Face à ces problèmes, dès 1998, l’Éducation nationale soulignant la notion de « richesse de l’humanité » essaya de diriger l’éducation vers « l’apprentissage soulignant la relaxation » dans une approche centrée sur « l’intérêt et le sentiment ». En réaction, l’opinion publique la montra du doigt en l’accusant d’être responsable de la détérioration des résultats scolaires des élèves japonais par rapport au niveau international. Compétition oblige.
Synthèse
Quelle est la priorité budgétaire : l’éducation élément d’excellence dans la compétitivité internationale ou lien social pour éviter de créer un fossé social ? Chaque pays fait son choix : le Brésil et l’Afrique du Sud concentrent les efforts publics sur « la sociabilité et la vie pratique » et laissent le champ libre au développement de l’enseignement privé pour assurer la compétitivité internationale. Le Japon qui un instant s’est essayé à l’éducation tournée vers « l’intérêt et le sentiment » individuel est revenu à la méthode qui l’a fait réussir par le passé : « l’intelligence et la connaissance » dans l’intérêt du collectif national. Quant aux États-Unis, le nationalisme et le libéralisme sont omniprésents et font partie du quotidien de l’éducation. Le libre marché du savoir privilégie « l’intérêt et le sentiment » de l’individu en l’obligeant à se responsabiliser pour que de lui-même, il recherche l’efficacité en adéquation avec lui-même.
Il est difficile sous contrainte budgétaire de faire face à la compétition internationale et d’assurer le rôle social de l’enseignement. Une des pistes qui est montrée par les exemples étrangers est que l’État concentre son effort sur le rôle social de l’éducation publique et qu’elle laisse la place aux universités privées d’assumer la compétitivité de la nation en abandonnant le quasi-monopole d’État sur les formations de 3e cycle, l’État conservant la responsabilité d’évaluer soit directement les élèves en fin de formation privée, soit les formations privées elles-mêmes.
Au-delà de caractériser un courant international, chaque pays conserve ses propres caractéristiques. L’éducation y est influencée par sa culture, sa logique institutionnelle et les événements politiques. Les différents acteurs du système éducatif prennent part à leur niveau à la formation d’un consensus autour de la politique éducative alimentant les débats entre les nouvelles méthodologies et celles déjà introduites et familières. La forme du système éducatif qui conditionne les poids respectifs de ces acteurs se reflète dans la mise en œuvre des courants : un système décentralisé peut diversifier sa pédagogie, un système centralisé permet de coordonner la politique éducative. Dans tous les cas, le changement de l’orientation politique est confronté à des délais techniques de mise en place et aussi à de la résistance au changement. Celle-ci est consécutive à la prégnance des habitudes et à l’absence d’adhésion aux nouvelles valeurs qui viennent parfois en contradiction avec les valeurs de certains enseignants. Enfin, comme l’écoulement d’une génération est nécessaire pour évaluer le résultat d’une politique éducative, l’immobilisme reste une attitude prudente et conservatrice des acquis.