Repenser l'excellence dans l'enseignement supérieur

Repenser l’excellence dans le supérieur

Dossier : ÉducationMagazine N°801 Janvier 2025
Par Grégoire GENEST (X13)

L’enseignement supé­rieur fran­çais ne semble pas assez agile pour s’adapter aux néces­si­tés du monde contem­po­rain et il est limi­té par l’investissement insuf­fi­sant fait par l’État à son pro­fit en période de disette bud­gé­taire. La révo­lu­tion de la data et de l’intelligence arti­fi­cielle est un exemple par­mi d’autres des défis aux­quels il doit faire face. Il faut donc dépas­ser les cloi­son­ne­ments exis­tants pour inven­ter de nou­velles réponses. C’est une ques­tion aus­si de sur­vie de la démocratie.

À la sor­tie de mes études d’ingénieur, j’aurais sûre­ment consi­dé­ré avec beau­coup de cir­cons­pec­tion qui­conque m’aurait recom­man­dé de créer une entre­prise brick and mor­tar dans le sec­teur de l’éducation supé­rieure. Une fin­tech sem­blait bien plus per­ti­nente. Pour­tant je créai en 2022 et dirige depuis lors l’Albert School, pre­mière grande école euro­péenne de la data et du busi­ness. En sor­tant de Poly­tech­nique, on s’imagine connaître un peu ce sujet. Essen­tiel­le­ment parce que nous avons des par­cours de bons élèves et quelques sou­ve­nirs encore assez frais à par­ta­ger. Mais, au-delà de quelques véri­tés géné­rales, que savons-nous réel­le­ment de l’enseignement supé­rieur et quelles sont les rai­sons de cette absence d’approfondissement ?

L’essoufflement du secteur public ?

Las­si­tude pour ce qui nous paraît rele­ver, en France en tout cas, d’un sec­teur public sou­vent en proie à des impasses idéo­lo­giques, et en tout cas moins rapide et agile que le monde de l’entreprise ? Gêne de voir que notre pays s’accroche à quelques éta­blis­se­ments de réfé­rence, mais que l’ensemble a du mal à tirer son épingle du jeu. 

La com­pé­ti­tion inter­na­tio­nale est rude et l’argent y est le nerf de la guerre à un moment où nous en man­quons cruel­le­ment (pour mémoire, le mon­tant de l’endow­ment d’Harvard est désor­mais de 50 mil­liards de dol­lars et celui de Stan­ford de 36 mil­liards) ? Ou tout sim­ple­ment « com­mo­di­ti­sa­tion » (bana­li­sa­tion en bon fran­çais) d’un sec­teur qui innove encore trop peu alors qu’il devrait être aux avant-postes des trans­for­ma­tions de notre éco­no­mie, de sa numé­ri­sa­tion et de sa décarbonation ? 

Qu’on se rap­pelle sim­ple­ment que la plu­part des réformes qui ont visé l’enseignement supé­rieur et la recherche depuis le cycle ouvert par la loi LRU (loi rela­tive aux liber­tés et aux res­pon­sa­bi­li­tés des uni­ver­si­tés) de 2007 a conduit à des modi­fi­ca­tions essen­tiel­le­ment ins­ti­tu­tion­nelles. Pour néces­saires qu’elles sont, l’autonomie et la gou­ver­nance ne suf­fisent cepen­dant pas à elles seules à tirer la qua­li­té de l’ensemble du sys­tème vers le haut ou à le rendre plus innovant.

Des difficultés limitantes

Il serait injuste néan­moins d’écrire ici que tous ces efforts sont res­tés sans suc­cès. His­to­ri­que­ment, les uni­ver­si­tés et les grandes écoles fran­çaises ont accom­pa­gné l’effort de moder­ni­sa­tion du pays, notam­ment pen­dant la période des trente glo­rieuses, en lui four­nis­sant les ingé­nieurs et les cadres dont il avait besoin. 

Depuis le milieu de la décen­nie 2000, plu­sieurs des regrou­pe­ments uni­ver­si­taires créés ces vingt der­nières années ont en outre favo­ri­sé l’émergence de cham­pions uni­ver­si­taires en France : Paris-Saclay, Paris Sciences et Lettres, l’Université de la Sor­bonne et l’Université Paris Cité, res­pec­ti­ve­ment 12e, 33e, 41e et 60e dans le clas­se­ment de Shan­ghai paru en août der­nier. C’est heu­reux. Mais le sys­tème uni­ver­si­taire fran­çais reste confron­té à des dif­fi­cul­tés très limitantes. 

Alors que le finan­ce­ment de la recherche et de l’enseignement supé­rieur devrait consti­tuer une prio­ri­té bud­gé­taire, il est le plus sou­vent une variable d’ajustement. Lors du plan d’économies annon­cé au prin­temps der­nier, les nou­veaux cré­dits ins­crits au PLF (pro­jet de loi de finances) 2024 au titre de ces poli­tiques publiques ont comp­té par­mi les pre­miers tou­chés. Autre­ment dit, aucune majo­ri­té n’est par­ve­nue à ins­crire ces acti­vi­tés dans une pers­pec­tive de long terme, à l’image par exemple de l’effort accom­pli désor­mais au béné­fice de nos armées. Le choix de reva­lo­ri­ser les retraites au détri­ment de l’enseignement supé­rieur et de la recherche inter­roge évidemment.

De nouvelles hiérarchies

Sur­tout, l’enseignement supé­rieur reste sou­mis à une régu­la­tion qui se veut très pro­tec­trice des étu­diants – c’est évi­dem­ment un objec­tif ver­tueux, car la pro­li­fé­ra­tion d’écoles supé­rieures et de for­ma­tions depuis deux décen­nies néces­site que des règles soient posées. Cette régu­la­tion repose sur l’habilitation ex ante et la nor­ma­li­sa­tion, au détri­ment de l’évaluation et de la mesure de la qua­li­té des for­ma­tions. De sorte que domine le sen­ti­ment que ce sys­tème béné­fi­cie d’abord et avant tout à la pro­tec­tion des éta­blis­se­ments plu­tôt qu’à l’émergence de for­ma­tions inno­vantes et de qualité. 

Qu’il béné­fi­cie de plus aux acteurs éta­blis plu­tôt qu’à ceux qui choi­sissent d’innover en rup­ture. Des inno­va­tions ont néan­moins été pos­sibles – par exemple l’École 42 créée il y a un plus de dix ans ou la mul­ti­pli­ca­tion des doubles cur­sus de licence – mais, plu­tôt que d’être la moda­li­té nor­male d’évolution de notre sys­tème, ces cur­sus nou­veaux donnent le sen­ti­ment de devoir naître et se déployer à la marge ou même par­fois contre lui.

“La pédagogie doit évoluer à grands pas.”

Depuis le lan­ce­ment d’OpenAI en 2022, quelques semaines après la ren­trée de notre pre­mière pro­mo­tion de l’Albert School, la magni­tude des bou­le­ver­se­ments dans le champ de l’IA et de la data a été consi­dé­rable. Ce mou­ve­ment va évi­dem­ment se pour­suivre et s’amplifier, contri­buant à des­si­ner dura­ble­ment de nou­velles hié­rar­chies entre les pays et les entre­prises, entre ceux qui seront en mesure d’innover à la fron­tière et ceux qui devront se conten­ter de suivre des sys­tèmes déve­lop­pés ailleurs. C’est un défi majeur pour les forma­tions que pro­posent les établis­sements d’enseigne­ment supé­rieur. La péda­go­gie doit évo­luer à grands pas et l’approche par la norme, celle que j’ai décrite plus haut, me paraît par­ti­cu­liè­re­ment inadap­tée aux exi­gences de cette révolution.

Dépasser les oppositions

Un seul des pays euro­péens pour­ra-t-il pré­tendre four­nir très pro­chai­ne­ment les doc­teurs, les post­doc­to­rants, les ensei­gnants-cher­cheurs capables de prendre en charge la for­ma­tion de nos étu­diants ? En masse et en qua­li­té ? J’en doute beau­coup. Il va fal­loir que nous nous adap­tions aux condi­tions de déploie­ment de cette révo­lu­tion tech­no­lo­gique et éco­no­mique, sinon la France et l’Europe man­que­ront le virage. Nous nous sommes long­temps ima­gi­nés que les meilleurs d’une géné­ra­tion conti­nue­raient tendancielle­ment et dans une pro­por­tion suf­fi­sante de choi­sir les métiers de la recherche et l’enseignement. Je ne le crois pas non plus. Ce ne sont plus là les règles du jeu que nous devons jouer et il fau­dra bien que notre sys­tème de cer­ti­fi­ca­tion en prenne acte. 

Les étu­diants et les familles que je ren­contre sur les nom­breux salons étu­diants aux­quels je par­ti­cipe et dans les lycées qui nous accueillent com­prennent par­fai­te­ment que le monde est en train de chan­ger. Ils nous invitent à dépas­ser les oppo­si­tions clas­siques qui ne les concernent en rien, grandes écoles contre uni­ver­si­tés, pri­vé contre public, France contre étran­ger, pour for­mu­ler des pro­po­si­tions péda­go­giques nou­velles. Dans cette période, cha­cun doit se déployer, ne pas se recro­que­viller sur la défense de prés car­rés voués à dis­pa­raître. Cet enjeu dépasse de loin le champ uni­ver­si­taire. C’est une ques­tion poli­tique et démo­cra­tique dont les réponses per­met­tront ou pas à la popu­la­tion euro­péenne, à sa classe moyenne, de conti­nuer de se pro­je­ter dans l’avenir. Rien de moins. 

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