Repenser l’excellence dans le supérieur
L’enseignement supérieur français ne semble pas assez agile pour s’adapter aux nécessités du monde contemporain et il est limité par l’investissement insuffisant fait par l’État à son profit en période de disette budgétaire. La révolution de la data et de l’intelligence artificielle est un exemple parmi d’autres des défis auxquels il doit faire face. Il faut donc dépasser les cloisonnements existants pour inventer de nouvelles réponses. C’est une question aussi de survie de la démocratie.
À la sortie de mes études d’ingénieur, j’aurais sûrement considéré avec beaucoup de circonspection quiconque m’aurait recommandé de créer une entreprise brick and mortar dans le secteur de l’éducation supérieure. Une fintech semblait bien plus pertinente. Pourtant je créai en 2022 et dirige depuis lors l’Albert School, première grande école européenne de la data et du business. En sortant de Polytechnique, on s’imagine connaître un peu ce sujet. Essentiellement parce que nous avons des parcours de bons élèves et quelques souvenirs encore assez frais à partager. Mais, au-delà de quelques vérités générales, que savons-nous réellement de l’enseignement supérieur et quelles sont les raisons de cette absence d’approfondissement ?
L’essoufflement du secteur public ?
Lassitude pour ce qui nous paraît relever, en France en tout cas, d’un secteur public souvent en proie à des impasses idéologiques, et en tout cas moins rapide et agile que le monde de l’entreprise ? Gêne de voir que notre pays s’accroche à quelques établissements de référence, mais que l’ensemble a du mal à tirer son épingle du jeu.
La compétition internationale est rude et l’argent y est le nerf de la guerre à un moment où nous en manquons cruellement (pour mémoire, le montant de l’endowment d’Harvard est désormais de 50 milliards de dollars et celui de Stanford de 36 milliards) ? Ou tout simplement « commoditisation » (banalisation en bon français) d’un secteur qui innove encore trop peu alors qu’il devrait être aux avant-postes des transformations de notre économie, de sa numérisation et de sa décarbonation ?
Qu’on se rappelle simplement que la plupart des réformes qui ont visé l’enseignement supérieur et la recherche depuis le cycle ouvert par la loi LRU (loi relative aux libertés et aux responsabilités des universités) de 2007 a conduit à des modifications essentiellement institutionnelles. Pour nécessaires qu’elles sont, l’autonomie et la gouvernance ne suffisent cependant pas à elles seules à tirer la qualité de l’ensemble du système vers le haut ou à le rendre plus innovant.
Des difficultés limitantes
Il serait injuste néanmoins d’écrire ici que tous ces efforts sont restés sans succès. Historiquement, les universités et les grandes écoles françaises ont accompagné l’effort de modernisation du pays, notamment pendant la période des trente glorieuses, en lui fournissant les ingénieurs et les cadres dont il avait besoin.
Depuis le milieu de la décennie 2000, plusieurs des regroupements universitaires créés ces vingt dernières années ont en outre favorisé l’émergence de champions universitaires en France : Paris-Saclay, Paris Sciences et Lettres, l’Université de la Sorbonne et l’Université Paris Cité, respectivement 12e, 33e, 41e et 60e dans le classement de Shanghai paru en août dernier. C’est heureux. Mais le système universitaire français reste confronté à des difficultés très limitantes.
Alors que le financement de la recherche et de l’enseignement supérieur devrait constituer une priorité budgétaire, il est le plus souvent une variable d’ajustement. Lors du plan d’économies annoncé au printemps dernier, les nouveaux crédits inscrits au PLF (projet de loi de finances) 2024 au titre de ces politiques publiques ont compté parmi les premiers touchés. Autrement dit, aucune majorité n’est parvenue à inscrire ces activités dans une perspective de long terme, à l’image par exemple de l’effort accompli désormais au bénéfice de nos armées. Le choix de revaloriser les retraites au détriment de l’enseignement supérieur et de la recherche interroge évidemment.
De nouvelles hiérarchies
Surtout, l’enseignement supérieur reste soumis à une régulation qui se veut très protectrice des étudiants – c’est évidemment un objectif vertueux, car la prolifération d’écoles supérieures et de formations depuis deux décennies nécessite que des règles soient posées. Cette régulation repose sur l’habilitation ex ante et la normalisation, au détriment de l’évaluation et de la mesure de la qualité des formations. De sorte que domine le sentiment que ce système bénéficie d’abord et avant tout à la protection des établissements plutôt qu’à l’émergence de formations innovantes et de qualité.
Qu’il bénéficie de plus aux acteurs établis plutôt qu’à ceux qui choisissent d’innover en rupture. Des innovations ont néanmoins été possibles – par exemple l’École 42 créée il y a un plus de dix ans ou la multiplication des doubles cursus de licence – mais, plutôt que d’être la modalité normale d’évolution de notre système, ces cursus nouveaux donnent le sentiment de devoir naître et se déployer à la marge ou même parfois contre lui.
“La pédagogie doit évoluer à grands pas.”
Depuis le lancement d’OpenAI en 2022, quelques semaines après la rentrée de notre première promotion de l’Albert School, la magnitude des bouleversements dans le champ de l’IA et de la data a été considérable. Ce mouvement va évidemment se poursuivre et s’amplifier, contribuant à dessiner durablement de nouvelles hiérarchies entre les pays et les entreprises, entre ceux qui seront en mesure d’innover à la frontière et ceux qui devront se contenter de suivre des systèmes développés ailleurs. C’est un défi majeur pour les formations que proposent les établissements d’enseignement supérieur. La pédagogie doit évoluer à grands pas et l’approche par la norme, celle que j’ai décrite plus haut, me paraît particulièrement inadaptée aux exigences de cette révolution.
Dépasser les oppositions
Un seul des pays européens pourra-t-il prétendre fournir très prochainement les docteurs, les postdoctorants, les enseignants-chercheurs capables de prendre en charge la formation de nos étudiants ? En masse et en qualité ? J’en doute beaucoup. Il va falloir que nous nous adaptions aux conditions de déploiement de cette révolution technologique et économique, sinon la France et l’Europe manqueront le virage. Nous nous sommes longtemps imaginés que les meilleurs d’une génération continueraient tendanciellement et dans une proportion suffisante de choisir les métiers de la recherche et l’enseignement. Je ne le crois pas non plus. Ce ne sont plus là les règles du jeu que nous devons jouer et il faudra bien que notre système de certification en prenne acte.
Les étudiants et les familles que je rencontre sur les nombreux salons étudiants auxquels je participe et dans les lycées qui nous accueillent comprennent parfaitement que le monde est en train de changer. Ils nous invitent à dépasser les oppositions classiques qui ne les concernent en rien, grandes écoles contre universités, privé contre public, France contre étranger, pour formuler des propositions pédagogiques nouvelles. Dans cette période, chacun doit se déployer, ne pas se recroqueviller sur la défense de prés carrés voués à disparaître. Cet enjeu dépasse de loin le champ universitaire. C’est une question politique et démocratique dont les réponses permettront ou pas à la population européenne, à sa classe moyenne, de continuer de se projeter dans l’avenir. Rien de moins.