Réseaux de transport urbain : mieux anticiper et mieux réagir

Dossier : La gestion des incertitudesMagazine N°632 Février 2008
Par Claude ARNAUD

Le déve­lop­pe­ment d’un réseau de trans­port public néces­site le recueil de don­nées sur la demande poten­tielle. Son exploi­ta­tion exige la connais­sance du tra­fic et de ses aléas. Ces don­nées sont enta­chées de nom­breuses incer­ti­tudes : les modèles uti­li­sés pour défi­nir le réseau et le gérer en tiennent compte. Les nou­velles tech­no­lo­gies ouvrent des pers­pec­tives d’a­mé­lio­ra­tion impor­tantes : géo­lo­ca­li­sa­tion, télé­pho­nie mobile, com­mande à dis­tance des feux de signa­li­sa­tion, sys­tèmes d’aide à l’ex­ploi­ta­tion consti­tuent autant de pistes à explorer.

REPÈRES
La « demande » de mobi­li­té est en géné­ral esti­mée à par­tir de don­nées de l’Insee et d’enquêtes – les enquêtes dites « ménages » réa­li­sées par le CERTU, Centre d’études sur les réseaux, les trans­ports et l’urbanisme, (l’un des orga­nismes décon­cen­trés du minis­tère des Trans­ports) –, qui donnent une éva­lua­tion du tra­fic et de son poten­tiel d’évolution, on dresse alors une matrice des ori­gines-des­ti­na­tions entre les lieux d’habitat, d’activités, de com­merces ou de loisirs.

Un lien fort entre l’offre et la demande

Nous ne retien­drons ici que le trans­port public de voya­geurs en lignes régu­lières, ce qui exclut le trans­port des mar­chan­dises, l’au­to­mo­bile et d’autres modes de dépla­ce­ment comme les modes dits doux, marche à pied ou vélo.

Trans­port et théâtre
Une pièce de théâtre mesure son suc­cès au nombre de billets ven­dus, métier à risque com­mer­cial fort et aux incer­ti­tudes éle­vées. Mais un théâtre sub­ven­tion­né pro­duit autant de navets que de bonnes pièces, on appelle cela la créa­tion, moyen élé­gant de lut­ter contre l’incertitude en fai­sant appel à l’aide publique. Le trans­port n’est pas un théâtre, bien qu’il s’y passe des aven­tures dignes des meilleurs vau­de­villes, mais relève d’une ges­tion des incer­ti­tudes par contournement.

Un trans­por­teur répond à un appel d’offres lan­cé par une col­lec­ti­vi­té ayant l’au­to­ri­té d’or­ga-niser les trans­ports sur son ter­ri­toire. Le cahier des charges sti­pule les condi­tions d’ex­ploi­ta­tion du réseau, horaires, iti­né­raires, tarifs, impo­sés par l’au­to­ri­té publique, elle-même répon­dant à la volon­té d’une poli­tique de mobi­li­té sou­hai­tée par la majo­ri­té des élec­teurs. L’o­pé­ra­teur doit, à par­tir de ces don­nées, éta­blir son offre sur laquelle il sera jugé. Dès lors, on voit poindre risques et incer­ti­tudes, dépen­dant prin­ci­pa­le­ment de la fia­bi­li­té des don­nées ; d’où une série de ques­tions : sont-elles repré­sen­ta­tives du flux de per­sonnes, sur quel ter­ri­toire, à quel moment. La demande de mobi­li­té étant peu ou mal connue, les trans­por­teurs ont depuis long­temps contour­né l’obs­tacle de l’in­cer­ti­tude en rai­son­nant sur l’offre, en ver­tu du prin­cipe simple, voire sim­pliste, que l’offre atti­re­rait la demande. Cette ques­tion de l’offre et de la demande est cen­trale : il n’y a pas de demande s’il n’y a pas d’offre et réci­pro­que­ment. L’in­no­va­tion fonc­tionne de l’offre vers la demande. Les exemples abondent : l’au­to­mo­bile, la télé­vi­sion, ou la télé­pho­nie mobile qui s’est déve­lop­pée par l’offre de ter­mi­naux et ser­vices asso­ciés. Un mar­ché éta­bli (mature) fonc­tionne plu­tôt par la demande, et un mar­ché nou­veau plu­tôt par l’offre. Donc, le trans­port étant tou­jours tiré par l’offre n’a jamais atteint la matu­ri­té ! Curieux quand on sait l’âge de ce mar­ché et que l’o­pi­nion publique le trouve rin­gard donc peu inno­vant. Ces métiers de tra­di­tion ont éta­bli des règles semble-t-il immuables, donc pour­quoi en chan­ger ? Face aux incer­ti­tudes de la demande, mais aus­si pour tenir compte des exi­gences du ser­vice public de four­nir un ser­vice à des heures ou des lieux où la demande est très faible, le trans­por­teur contient son offre en la pro­té­geant dans un contrat où l’es­sen­tiel de la recette sera sous forme de sub­ven­tion assise sur un niveau de ser­vice plu­tôt que sur la fré­quen­ta­tion réelle du réseau.

La durée, paramètre essentiel de la conception d’un réseau

Le trans­port est fait pour durer, le temps est une don­née majeure. Construire un tram­way est une déci­sion struc­tu­rante valable pour trente ans, les pré­vi­sions de tra­fic sont donc essen­tielles. Si le tra­cé est mal fait, on porte l’er­reur long­temps. La pré­vi­sion, même aidée par des méthodes, reste mal­gré tout un art.

Rai­son­ner juste à par­tir de don­nées insuffisantes

Conce­voir un réseau de trans­port demande des infor­ma­tions sur l’é­co­no­mie du ter­ri­toire, la démo­gra­phie, l’a­na­lyse des dépla­ce­ments (en flux et en temps), l’ur­ba­nisme et l’ur­ba­ni­sa­tion : toutes sont aléa­toires, impré­cises et insuf­fi­santes. Glo­ba­le­ment, dans un réseau de trans­port, on retrouve deux types d’in­cer­ti­tudes : celles rela­tives à la fia­bi­li­té des don­nées de flux (matrice ori­gines-des­ti­na­tions) pour conce­voir l’offre et celles dues aux aléas (sur­ve­nance d’ac­ci­dent ou d’in­ci­dent tech­nique) dans l’ex­ploi­ta­tion de l’offre. Des méthodes et outils ont pu être mis au point mal­gré toutes ces insuffisances.

Raisonner juste avec des données fausses

Le prin­cipe adop­té pour le cal­cul d’offres et ensuite la ges­tion des gra­phiques est de consi­dé­rer le » peu » de don­nées dis­po­nibles comme fiables. À par­tir donc de don­nées insuf­fi­santes, voire fausses, on rai­sonne juste, un peu comme on disait autre­fois de la géo­mé­trie sur tableau noir, » l’art de rai­son­ner juste sur une figure fausse « . On s’af­fran­chit de l’in­cer­ti­tude de cette manière-là. Les puristes diront avec jus­tesse que ce n’est pas glo­rieux, les prag­ma­tiques que faute de grives on mange des merles et les voya­geurs consta­te­ront quand même que les temps de par­cours annon­cés sur les sites de cal­culs d’i­ti­né­raires ne sont pas si faux que cela.

Des modèles en temps réel

Une science encore jeune
Des pro­grès sont pos­sibles pour fia­bi­li­ser les cal­culs : nous cher­chons ain­si de nou­velles pistes pour mieux appré­hen­der les fac­teurs d’élasticité de la demande, tra­vailler sur la fré­quen­ta­tion des réseaux, et par­tant mieux éva­luer les risques com­mer­ciaux dans la com­pé­ti­tion entre opé­ra­teurs de trans­port. D’autant plus que les marges et la ren­ta­bi­li­té de ce métier étant très faibles, il nous appar­tient pour aug­men­ter la valeur ajou­tée d’être plus per­for­mant en attrac­ti­vi­té et en fré­quen­ta­tion par un mar­ke­ting dyna­mique mais aus­si d’améliorer les méthodes de cal­culs et de ges­tion de l’offre trans­port. L’économie des trans­ports est une science rela­ti­ve­ment jeune.

La deuxième incer­ti­tude porte vrai­ment sur l’ex­ploi­ta­tion, sous l’angle ges­tion de crises ou d’é­vé­ne­ments. La sur­ve­nance d’un inci­dent ou acci­dent relève de l’a­léa­toire pur, mais la réac­tion de l’o­pé­ra­teur est-elle du domaine de la ges­tion (y com­pris d’in­cer­ti­tude) où il faut recal­cu­ler le plus vite pos­sible un nou­veau gra­phique et relan­cer le tra­fic. On voit alors poindre l’i­dée d’al­go­rithmes de cal­culs de réseaux recon­fi­gu­rables, qua­si­ment en temps réel. L’ac­qui­si­tion de don­nées, grâce aux cap­teurs et aux sys­tèmes de com­mu­ni­ca­tion, per­met de faire tour­ner nos modèles plus vite. L’a­ve­nir sera de » pilo­ter » les réseaux de trans­port pour ajus­ter l’offre à la demande en tenant compte de para­mètres nou­veaux comme, par exemple, l’ef­fi­ca­ci­té éner­gé­tique ou envi­ron­ne­men­tale. C’est ain­si que ce métier d’o­pé­ra­teur de trans­port public devien­dra celui de ges­tion­naire de mobi­li­té dès lors que nous aurons la res­pon­sa­bi­li­té opé­ra­tion­nelle de l’en­semble de la chaîne de la mobi­li­té tous modes confon­dus dont, le plus impor­tant, la régu­la­tion du tra­fic automobile.

PRÉVISION DE TRAFIC : UN MODÈLE À QUATRE ÉTAGES
La pre­mière étape de géné­ra­tion per­met de cal­cu­ler, pour chaque par­tie du ter­ri­toire étu­diée, le nombre de dépla­ce­ments que cette zone va pro­duire et atti­rer pen­dant une période don­née (par exemple, aujourd’hui, je dois aller tra­vailler, ache­ter un pain et un jour­nal et aller au cinéma).
La seconde étape, de dis­tri­bu­tion, construit un pro­gramme de dépla­ce­ments en asso­ciant un lieu à chaque acti­vi­té. À l’issue de cette étape, on iden­ti­fie des flux de dépla­ce­ments entre zones (de chez moi à mon tra­vail, de mon tra­vail au cinéma…).
L’étape de choix modal qui suit per­met de simu­ler les ques­tions que se posent les voya­geurs avant de choi­sir un mode de trans­port : pour aller de mon tra­vail à la bou­lan­ge­rie vais-je mar­cher, prendre ma voi­ture ou mon­ter dans le bus ?
Pour ter­mi­ner, l’affectation per­met de déter­mi­ner les iti­né­raires choi­sis par les voya­geurs des dif­fé­rents modes.

Prévoir le trafic et affecter les moyens

Ajus­ter l’offre à la demande en tenant compte de para­mètres nou­veaux comme l’efficacité éner­gé­tique ou environnementale

Pour étu­dier l’or­ga­ni­sa­tion des dépla­ce­ments dans une ville, dimen­sion­ner une voi­rie, un tram­way ou une ligne de métro, ou pré­voir les consé­quences d’un péage urbain sur la cir­cu­la­tion auto­mo­bile et sur le rem­plis­sage des auto­bus, les ingé­nieurs uti­lisent des modèles de pré­vi­sion de tra­fic (voir enca­dré ci-des­sus). Pour amé­lio­rer ce sché­ma géné­ral, on le com­plète par des boucles de rétro­ac­tion qui per­mettent, par exemple, de tenir compte de l’ef­fet des condi­tions de cir­cu­la­tion sur la géné­ra­tion (je ne me déplace pas un jour de grève), sur la dis­tri­bu­tion (je ne vais pas là parce que les condi­tions de cir­cu­la­tion sont mau­vaises), sur le choix modal (je vais plu­tôt prendre le tram­way plus rapide et plus confor­table)… À l’in­té­rieur de cette struc­ture géné­rale, on para­mètre des modèles mathé­ma­tiques plus ou moins com­pli­qués : modèles linéaires pour la géné­ra­tion, modèles gra­vi­taires ou à fac­teurs de crois­sance pour la dis­tri­bu­tion. Il s’a­git de cal­cu­ler l’in­té­rêt qu’un indi­vi­du porte à une alter­na­tive, dans notre cas, la voi­ture indi­vi­duelle ou le trans­port public. Cet inté­rêt s’ex­prime sous forme d’une uti­li­té, tra­duite par une équa­tion dont le terme aléa­toire peut suivre diverses lois de distribution.

Des modèles plus ou moins complexes

Le dimen­sion­ne­ment des réseaux se fait lors d’une deuxième étape à l’aide de modèles d’af­fec-ta-tion (voir enca­dré page sui­vante). Leur objec­tif est de cal­cu­ler les tra­fics des lignes d’un réseau de trans­port col­lec­tif à par­tir d’in­for­ma­tions sur la demande de trans­port (flux de pas­sa­gers d’une zone à une autre) et de la des­crip­tion de l’offre (iti­né­raires, arrêts et fré­quences). Ces modèles peuvent ensuite être amé­lio­rés pour tenir compte par exemple : des effets des troncs com­muns (quand il y a plu­sieurs lignes, l’at­tente est moindre) ; de la pos­si­bi­li­té pour les voya­geurs de se répar­tir entre des iti­né­raires concur­rents ; des pré­fé­rences de caté­go­ries d’u­sa­gers (ceux qui pré­fèrent aller vite, ceux qui sou­haitent évi­ter les chan­ge­ments…). Ces amé­lio­ra­tions sont cepen­dant limi­tées par la qua­li­té des don­nées uti­li­sées pour les para­mé­trer : l’er­reur entre la réa­li­té et les résul­tats des enquêtes doit être du même ordre de gran­deur que l’er­reur entre les résul­tats des enquêtes et les résul­tats des modèles.

Une bonne maîtrise des incertitudes liées aux données

LES MODÈLES D’AFFECTATION
Ils partent du prin­cipe que les voya­geurs ont un com­por­te­ment ration­nel et qu’ils choi­sissent le meilleur che­min pour aller d’un point à un autre.
Le modèle cal­cule donc, pour chaque iti­né­raire, un « temps géné­ra­li­sé » qui est la somme pondérée :
• d’un temps de marche à pied,
• d’un temps d’attente,
• d’un temps de cir­cu­la­tion dans le véhicule,
• de péna­li­tés de mon­tée ou de correspondance,
• d’un coût de déplacement.
Dans leurs ver­sions les plus simples, ces modèles retiennent l’itinéraire ayant le temps le plus court.
Le tra­fic d’une ligne se cal­cule en som­mant les iti­né­raires de chaque voyageur.

Elle est essen­tielle dans les pré­vi­sions de tra­fic et recettes. En effet, il y a peu de don­nées et les études sur leur fia­bi­li­té et leur varia­bi­li­té sont rares. On peut tou­te­fois iden­ti­fier quelques grandes caté­go­ries d’incertitudes :

  • Les incer­ti­tudes sur les petits flux. La connais­sance des flux de trans­port passe géné­ra­le­ment par le cal­cul de matrices ori­gine-des­ti­na­tion (OD) dont chaque cel­lule repré­sente le nombre de voya­geurs sou­hai­tant aller d’une zone ori­gine à une zone des­ti­na­tion. La dif­fi­cul­té vient du fait que plus les zones sont petites plus il y a de cel­lules vides ou com­por­tant des » petits flux « . Les enquêtes per­mettent d’ap­pré­hen­der les plus gros flux mais res­tent très impré­cises sur les petits flux.
  • Les incer­ti­tudes sur les varia­tions quo­ti­diennes. Les enquêtes ménages ou les enquêtes OD sont des enquêtes extrê­me­ment coû­teuses (en temps et en argent). Il n’est donc géné­ra­le­ment pas pos­sible d’es­ti­mer l’im­pact du jour de la semaine, des varia­tions sai­son­nières ou des condi­tions atmosphériques.

Faute de mieux, on consi­dère ain­si les don­nées dis­po­nibles comme sûres même si on en connaît les limites. Les modèles sont donc cali­brés sur ces don­nées puis ensuite généralisés.

Réagir au lieu de prévoir

On peut faire aujourd’­hui du « cura­tif » direc­te­ment en exploitation

Cet aper­çu rapide des méthodes de cal­culs des réseaux de trans­port montre que l’in­cer­ti­tude règne, et que, fina­le­ment, on s’en affran­chit par contour­ne­ment en esti­mant que les don­nées dis­po­nibles sont justes. Mais les marges de pro­grès sont nom­breuses, car le » pré­ven­tif » est com­pli­qué du fait d’une insuf­fi­sance de don­nées, on peut faire main­te­nant plus de » cura­tif » direc­te­ment en exploi­ta­tion à l’aide des tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion, notam­ment l’élec­tro­nique embar­quée et les cap­teurs au sol. Citons rapi­de­ment quelques pistes.

  • Il est pos­sible par la géo­lo­ca­li­sa­tion et la télé­pho­nie mobile de mieux connaître les demandes clients et d’en­re­gis­trer les par­cours clients. On lève ain­si une par­tie de l’in­cer­ti­tude sur la connais­sance des flux.
  • Les auto­bus cir­cu­lant dans l’en­semble du flot des voi­tures et étant donc tri­bu­taires du tra­fic, garan­tir le res­pect des horaires devient très dif­fi­cile mais essen­tiel pour appor­ter une qua­li­té de ser­vice aux voya­geurs. On maî­trise main­te­nant bien les tech­niques de régu­la­tion des feux tri­co­lores et de cal­cul de plan de feux aux car­re­fours. En mêlant élec­tro­nique de pilo­tage des feux et modèles de simu­la­tion de la dyna­mique d’un bus, on peut ain­si mieux régu­ler leur vitesse com­mer­ciale sur une ligne.
  • Avec les sys­tèmes d’aide à l’ex­ploi­ta­tion qui contrôlent, vitesse, posi­tion géo­gra­phique, ou temps de par­cours des véhi­cules de trans­port, l’ex­ploi­tant dis­pose de leviers d’ac­tion com­pen­sant en par­tie les aléas de la demande de voyages, du tra­fic ou de l’exploitation

En d’autres termes, l’o­pé­ra­teur de ser­vice de trans­port, aidé par les pro­grès consi­dé­rables de l’élec­tro­nique et des com­mu­ni­ca­tions, arrive à s’af­fran­chir de ce que la pré­vi­sion n’ar­rive pas à faire, c’est là toute la richesse des mis­sions de l’exploitation.

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