Réseaux et mégapoles : les nouveaux défis
Les réseaux qui distribuent aux citadins les biens et les services sont depuis longtemps associés à l’idée de ville. Vivre en ville, n’est-ce pas pouvoir disposer d’eau potable, du tout-à‑l’égout, de l’éclairage public, pouvoir se déplacer aisément, communiquer facilement ? Or cette idée simple paraît aujourd’hui battue en brèche par l’existence d’immenses ensembles urbains dans lesquels la fourniture par les réseaux de services de base est loin d’être systématiquement assurée et même souvent problématique. Nous commencerons donc par rappeler les traits majeurs de l’urbanisation contemporaine, susceptibles de compromettre aujourd’hui le rôle des réseaux. Nous reviendrons aussi sur l’histoire de la desserte des grands ensembles urbains par ces réseaux. Nous insisterons ensuite sur ce qui fait la nouveauté des problèmes actuels. Nous esquisserons enfin des pistes de solutions à ces problèmes.
Urbanisation, villes, agglomérations, métropoles, mégapoles
L’urbanisation est un phénomène mondial, de longue durée et sans doute peu réversible. La population vivant dans les villes au début du xixe siècle ne représentait que 2 % de la population totale mondiale. Au début du xxie siècle, la proportion voisine les 50 %. Sachant que ces chiffres concernent la population de notre planète, on aura compris qu’il s’agit d’une tendance lourde, bien peu modifiable par les politiques menées ici ou là.
Comme l’aurait dit M. de La Palice, cette urbanisation se fait dans des villes. Mais qu’est-ce qu’une ville ? La notion d’agglomération caractérise un rassemblement d’habitants sur un même espace avec une continuité du bâti. Cette notion est celle que l’on utilise assez naturellement lorsque l’on évoque la ville.
Autre notion fréquemment utilisée aujourd’hui, celle de métropole. Une métropole suppose une population nombreuse (en général au-delà du million d’habitants). Mais de plus, conformément à son étymologie, le mot métropole implique une génération de richesses, au profit d’un territoire plus vaste. Aujourd’hui, la métropolisation s’opère en relation avec un environnement de plus en plus mondialisé. Ainsi Paris et Londres sont indiscutablement des métropoles, Lyon ou Lille sont à la limite.
Le terme de mégapole exprime un simple constat statistique. On l’applique à des ensembles urbains gigantesques par leur population. Les Nations unies ont fixé le seuil à 8 millions d’habitants. Les géographes ont adopté la limite de 10 millions d’habitants.
On notera que certaines mégapoles résultent du raccordement de plusieurs agglomérations (conurbation), d’autres proviennent de l’expansion continue d’une seule ville.
Les processus d’urbanisation différent nettement dans les pays du Nord et dans ceux du Sud. Dans les pays du Nord, c’est le plus souvent la métropolisation qui conduit à la mégapole. Il y a alors une richesse urbaine disponible. Dans les pays du Sud, le gigantisme urbain vient encore souvent de l’exode rural ou de l’immigration de populations sans ressources qui cherchent à survivre. Il peut y avoir aussi création de richesse, mais le plus souvent celle-ci est problématique.
Les réseaux dans l’histoire des villes
Le mot » réseau » étant polysémique, il n’est pas inutile de se reporter à la définition du dictionnaire. Parmi d’autres définitions, on y trouve celle-ci : un réseau est » l’ensemble des lignes, des voies de communication, des conducteurs électriques, des canalisations, etc., qui desservent une même unité géographique, dépendent de la même Compagnie « .
Cette définition a le mérite de la clarté. Elle insiste à juste titre sur l’unité d’opération (« même Compagnie ») et sur l’unité géographique (ici » l’unité urbaine »).
Les problèmes de desserte des villes par les réseaux sont anciens. Le premier plan d’urbanisme connu est probablement celui de la ville sumérienne de Nippur en Mésopotamie (2 500 ans av. J.-C.). Il a été retrouvé gravé sur une plaquette d’argile, accompagné d’un texte en caractères cunéiformes, texte qui donne des prescriptions pour la construction de la ville. Or le dessin de la ville de Nippur tout comme les prescriptions urbanistiques qui l’accompagnent prévoyaient déjà les adductions d’eau nécessaires à la desserte de la population.
C’est vers le milieu du xixe siècle que beaucoup de réseaux prennent leur essor. Des techniques nouvelles, nées de la révolution industrielle, permettent de proposer des services nouveaux dans le domaine de l’eau, du transport, de l’énergie, des communications. Des entrepreneurs privés, parfois les pouvoirs publics, saisissent ces opportunités et créent des réseaux dans les villes.
Je prendrai deux exemples, celui de la lutte anti-incendie dans les grandes villes nord-américaines à la fin du xixe siècle et celui du tout-à-l’égout parisien.
Souvent construites en bois, densément peuplées, les grandes villes nord-américaines ont eu à subir dans la deuxième moitié du xixe siècle des incendies dévastateurs. Les pompiers tardaient à arriver sur les lieux. Les seaux d’eau pour combattre l’incendie étaient le plus souvent acheminés à la main par une simple chaîne humaine. Comment sortir de cette situation dramatique ?
Logiquement, face à l’importance des sinistres, les compagnies d’assurances augmentèrent leurs primes, incitant les habitants à rechercher des solutions. Le téléphone, né en 1876 pour d’autres usages, fut utilisé par les services de pompiers. Enfin, les progrès technologiques permirent la réalisation de réseaux d’eau sous pression et l’usage de lances à incendie. La lutte anti-incendie deviendra ainsi dans ces villes un véritable service urbain efficace. Mais, le bref résumé qui précède laisse imaginer les difficultés qu’il fallut surmonter. Malgré l’évidence et l’urgence du problème, malgré la taille encore limitée des villes, la mise en place d’un réseau est déjà à l’époque un processus long et complexe.
Autre exemple, celui du tout-à-l’égout à Paris. Le problème sanitaire posé par les fosses d’aisance dans un milieu urbain densément peuplé fut assez rapidement mis en évidence. La solution du tout-à-l’égout qui permettait d’évacuer immédiatement les déchets humains en les diluant dans l’eau apparaît, elle aussi, assez vite, vers 1820. Pourtant avant que le tout-à-l’égout soit complètement généralisé à l’espace parisien, il faudra attendre… un siècle et demi !
Il y a donc bien une histoire de la desserte des grandes villes par les divers réseaux de biens et de services. Mais, même si nous avons eu tendance à l’oublier, c’est une histoire longue et difficile.
Nouveaux problèmes
Puisque l’histoire nous enseigne les difficultés rencontrées par les réseaux pour desservir les grands ensembles urbains, l’on pourrait considérer que les problèmes actuels sont tout simplement la répétition ou la suite des difficultés éprouvées jadis, ce qui inciterait à un certain optimisme : puisque l’on est parvenu à surmonter tous les obstacles pour faire de Paris, New York, Londres des villes bien desservies en transport, énergie, assainissement, etc., pourquoi n’y parviendrait-on pas pour Jakarta ou São Paulo ?
Source : Dorier-Apprill E., dir., Les très grandes villes dans le monde, Éditions du temps, 2000.
Le problème de la desserte des mégapoles par les réseaux comprend pourtant quelques éléments nouveaux qui changent nettement la nature des problèmes. Nous en avons retenu quatre.
L’on constate aujourd’hui un accroissement important de la dimension des villes. Par dimension, il faut entendre à la fois la taille (mesurée en nombre d’habitants) et la superficie sur laquelle se déploient les hommes et les activités. Pour ce qui est de la taille, les statistiques montrent qu’il existe désormais sur la Terre beaucoup de très grandes villes, par exemple de villes millionnaires, sans même parler des mégapoles. La carte ci-après, qui correspond à des prévisions pour 2015, illustre le phénomène pour l’Asie orientale. On y trouve les mégapoles évoquées plus haut, mais aussi nombre de villes millionnaires ou multimillionnaires.
Il ne s’agit donc plus aujourd’hui de desservir quelques très grandes villes dans le monde comme ce fut le cas quand l’on construisit par exemple les réseaux de métro de Londres, Paris, New York ou Chicago. Demain, il faudra de grands réseaux pour desservir des centaines de villes millionnaires dans toutes les parties du monde.
La nouvelle dimension urbaine, c’est aussi la superficie. Non seulement les villes doivent disposer d’espace pour accueillir des habitants toujours plus nombreux, mais un autre phénomène démultiplie ces besoins de surface. Partout dans le monde les villes s’étalent. La croissance ne se fait pas à densité constante mais décroissante. C’est vrai pour Paris dont la population s’étale sur la superficie de l’Île-de-France et même au-delà. C’est vrai pour Tokyo, c’est vrai pour Jakarta et ainsi de suite. Sans entrer dans le détail des raisons de ce phénomène, signalons qu’il est dû en partie à une recherche de meilleures conditions de vie, et en partie au fait que la marche à pied n’est plus le seul mode de transport de référence. Indiquons aussi que cet étalement n’est pas uniforme. Dans des grandes villes de pays du Sud, on trouve des bidonvilles très denses séparés par de grandes superficies non bâties. Quoi qu’il en soit, en moyenne, les densités urbaines diminuent.
Quelles sont les conséquences pour la desserte par les réseaux de ces tendances à l’accroissement du nombre de villes de grande taille et à l’étalement urbain qui l’accompagne ?
Par définition, comme on l’a rappelé plus haut, un réseau urbain doit établir des liens dont le nombre croît très vite en fonction de la taille de l’ensemble urbain desservi. En théorie, pour un réseau de communication le nombre de liens à assurer croît comme n (n‑1)/2 si n est le nombre d’habitants. Par ailleurs, le coût unitaire de construction et d’opération d’un réseau croît lorsque la densité d’occupation de l’espace décroît. Comme la densité décroît quand la taille croît, on voit que la taille est une variable-clé qui rend extrêmement difficile une bonne desserte des mégapoles.
Source : Semmoud B., Introduction à la géographie des grandes villes, Éd. du temps, 2001.
Autre difficulté pour développer convenablement les réseaux dans ces mégapoles : l’existence de phénomènes de » dépendance » dans des domaines tels que l’électricité, l’eau, l’automobile. De quoi s’agit-il ? Le développement des réseaux induit par différents mécanismes des » effets de club » dont bénéficient tous ceux qui sont raccordés. D’où un intérêt croissant pour le raccordement alors même que le coût unitaire augmente et que les ressources de ceux qui ne sont pas encore raccordés diminuent. Il s’agit d’une sorte de dépendance qui s’impose à tous en rendant à la fois les connexions de plus en plus nécessaires et de plus en plus difficiles. Prenons un exemple : la desserte par le réseau électrique conduit naturellement à l’usage du réfrigérateur. Mais en même temps, pour ceux qui ne disposent pas encore de cet équipement, continuer de se servir d’une glacière devient difficile car on ne trouve plus aussi facilement de la glace, d’où finalement une accélération de l’acquisition de réfrigérateurs et un accroissement de la demande d’électricité malgré les difficultés d’étendre les réseaux électriques pour des populations ou des quartiers peu solvables… Il y a donc une véritable difficulté dans ces conditions à assurer une régulation de la demande.
Troisième problème relativement nouveau lui aussi : on observe des changements dans les normes sociales générales. Ces changements modifient en profondeur les attentes par rapport aux réseaux. Citons la tendance à la constance des budgets temps de transport, les changements dans la perception du sale et du propre, l’évolution des normes de sécurité.
Pour les budgets temps de transport, l’on sait que les améliorations dans les systèmes de transport ne se traduisent plus par des gains de temps mais par des accroissements de mobilité et de distance parcourue.
Les évolutions dans la perception du sale et du propre conduisent à des exigences supplémentaires en matière d’évacuation des déchets. Quant aux normes de sécurité, elles renchérissent les coûts de réalisation de fonctionnement des réseaux.
Évoquons enfin le souci politique croissant de ne pas donner prise aux accusations de ségrégation et de fragmentation urbaines. Toute disposition des réseaux soupçonnée d’encourager une » ville à deux vitesses » est contestée. Certains considèrent que la dérégulation est susceptible de donner naissance à des premium networks, plus chers et plus performants que les réseaux de base. Ils dénoncent avec force le splittering urbanism (éclatement urbain) qui en résulterait. Le plan ci-dessous montre les fortes disparités relevées à Alger pour un service aussi basique que l’assainissement.
Signalons enfin que les difficultés nouvelles de desserte des mégapoles par les réseaux sont moins dues qu’on ne croit aux préoccupations d’environnement. De telles préoccupations étaient déjà très présentes au xixe siècle. Par exemple le tramway hippomobile a pâti de l’énorme quantité de crottin déversée en permanence sur les chaussées. Plus tard, l’extension des lignes de tramway électrique dans les grandes villes européennes a buté sur le refus des citadins de voir installer des caténaires jugés disgracieux.
Accroissement de la taille et de la surface des grandes villes, phénomènes de dépendance, évolution des normes sociales, refus de la » ville à deux vitesses « , tels sont des facteurs qui aujourd’hui mettent en cause la desserte des mégapoles par les réseaux.
Que faire ?
Face au défi que représente la desserte des très grands ensembles urbains (et notamment des mégapoles) par des réseaux pourtant jugés par tous indispensables à la civilisation urbaine, que peut-on faire ?
Quelques pistes d’action ressortent de l’expérience ou de la littérature sur le sujet.
Le progrès technique, parfois un peu oublié reste une piste intéressante. L’innovation, même mineure peut contribuer à faciliter les projets d’extension des réseaux. Dans le domaine du traitement de l’eau pour les systèmes d’eau potable, le concept de microstations de proximité (à la place d’une usine centrale) est actuellement sérieusement étudié et même expérimenté. Dans le secteur du transport collectif l’automatisation de certaines opérations peut rendre les projets moins nuisants (moins polluants, moins bruyants…), donc plus acceptables et finalement moins coûteux. De même un plus large appel aux TIC (Technologies de l’information et de la communication) peut receler de nouvelles possibilités : citons l’utilisation couplée d’un GPS, de compteurs et d’un SIG (Système d’information géographique) pour mieux connaître le trafic sur les lignes d’autobus à Quito. Ces Technologies d’information et de communication devraient d’ailleurs à terme procurer des possibilités de télécommerce, télé-administration, télétravail qui allégeraient la charge du transport dans les très grandes villes. On notera que ces possibilités sont encore aujourd’hui dépendantes de l’accès à un réseau électrique fiable, à un réseau téléphonique correct et à un ordinateur. Toutefois, il n’est pas impossible que ce modèle soit rapidement dépassé par la large diffusion de téléphones mobiles capables d’Internet.
Une autre piste est celle de l’économie et de l’ingénierie financière. Faire payer les services fournis par les réseaux de manière plus précise et plus équitable peut donner des ressources pour développer ces réseaux. Pour les transports, on parle beaucoup du péage urbain qui est une sorte de tarification de l’usage du réseau de voirie. Mais le cas du transport collectif est encore plus intéressant. Dans toutes les grandes villes du monde, les autorités sont convaincues que le transport public est indispensable, mais l’on constate aussi partout qu’il ne peut être rentable. Dans certaines très grandes villes, surtout des capitales, les États nationaux ont subventionné ces réseaux. Aujourd’hui, sollicités par d’autres priorités, les États se désengagent laissant à d’autres le soin de combler le déficit des réseaux de transport collectif. On s’aperçoit alors que l’ingénierie financière permet de solliciter d’autres payeurs que l’usager direct (universités, casinos, centres commerciaux, sociétés de jeux…). La France a d’ailleurs très tôt ouvert la voie en instaurant le versement transport (payé par les entreprises), en premier lieu pour la région parisienne.
Il existe aussi une piste d’action du côté de l’urbanisme. Certains ont remarqué que la ville dense ou compacte permettait d’économiser sur la longueur des réseaux. On peut donc penser, à la suite des théories de Peter Newman concernant la dépendance automobile, à un remodelage progressif de la forme urbaine qui irait dans le bon sens pour les réseaux, c’est-à-dire celui d’une plus forte densité. C’est l’objet des diverses formes de New Urbanism.
Reste enfin à évoquer les aspects institutionnels qui ne sont pas les moindres lorsqu’il s’agit de gouverner des ensembles urbains de quelques millions d’habitants. Après que l’on eut expérimenté le modèle dit de Gargantua (un gouvernement métropolitain ou mégapolitain unique contrôlant l’ensemble des services), puis le modèle du public choice (une multitude de petits gouvernements locaux en situation de concurrence) il semble que l’on s’oriente vers des formes de » gouvernance » composites, associant acteurs politiques, acteurs économiques et secteur associatif.
Pour conclure, je dirai que dans cette recherche de solutions » tous azimuts » il faut garder à l’esprit quelques principes généraux :
- en desservant les grands ensembles urbains, les réseaux jouent sur des économies d’échelle sans lesquelles les services ne pourraient être fournis aux villes. Cela devrait exclure la tentation d’un utopique retour au village ;
- les réseaux qui desservent les grands ensembles urbains procurent à ceux qui s’y connectent des effets de clubs et de réseaux, extrêmement positifs. Cela devrait exclure aussi la tentation d’un non moins utopique retour à l’autarcie ;
- les réseaux qui desservent les grands ensembles urbains permettent (du moins beaucoup d’économistes et d’aménageurs en sont désormais convaincus) des » économies de proximité » et cela malgré l’éloignement relatif qui résulte de l’importance de la population et de densités plus faibles que par le passé. Cela devrait exclure encore la tentation nostalgique d’un retour à une ville » à l’ancienne » inspirée du Moyen Âge ;
- les réseaux qui desservent les grands ensembles urbains constituent une sorte de patrimoine commun partagé par tous les citadins. À l’heure où s’accentuent les risques de fragmentation urbaine du fait des difficultés de logement ou d’emploi, les réseaux restent pour l’habitant des mégapoles, même s’il n’en a pas toujours conscience, un gage de cohésion sociale.