Restructuration et renaissance en Russie
À la tête de l’Agence fédérale de l’énergie atomique (Rosatom), Sergueï Vladinelovitch Kirienko, ancien Premier ministre, a lancé de nombreux chantiers, législatifs, industriels et structurels avec le soutien direct de Vladimir Poutine. La perspective clairement affirmée est de ramener la Russie parmi les leaders mondiaux de l’utilisation de l’énergie nucléaire et de l’exportation des technologies, services et matières nucléaires.
Pour une économie russe revigorée par la vente du pétrole et du gaz, tablant sur une croissance annuelle de la demande en électricité entre 4 et 5 % sur les quinze prochaines années, l’apport des centrales nucléaires (16 % de l’électricité produite) prend une importance accrue. En mal de moyens financiers, le lobby nucléaire fait remarquer que plutôt que de vendre du gaz sur le marché domestique à 70 euros les mille mètres cubes, il est plus avantageux de vendre ce gaz trois fois plus cher en Europe, et de construire de nouvelles tranches nucléaires. Le différentiel de prix permettrait d’amortir le coût de construction d’une tranche en quelques années.
Partant de ces prémices, et fort du soutien politique de Vladimir Poutine, Sergueï Kirienko s’est attelé en parallèle à deux chantiers majeurs : la modernisation du cadre législatif et la modernisation de l’outil industriel.
Repères
À sa nomination en 2005 à la tête de l’Agence fédérale de l’énergie atomique (Rosatom), Sergueï Kirienko héritait d’un outil industriel vieillissant voire obsolète. Illustration tragique de cette situation, l’emblématique usine soviétique Atommach, construite à Volgodonsk pour fournir les gros composants nucléaires, s’est détournée des fabrications concernant le nucléaire pour se concentrer sur le thermique classique et sur la fabrication de coupoles pour églises orthodoxes. Fin 2005, le parc nucléaire est alors composé de 31 tranches, d’âge moyen vingt-trois ans, dont la moitié de la puissance installée provient de réacteurs de type RBMK-1000 (type Tchernobyl). Les projections de production d’électricité nucléaire sont alors également en décroissance : le rythme de mise en service des tranches nucléaires, dont la construction avait été abandonnée dans les années quatre-vingt-dix puis reprise sans grand volontarisme, ne compense pas la fin d’exploitation programmée des centrales.
La loi tunnel
Signée le 5 février 2007 par le président Poutine, la loi dite » tunnel » (destinée à passer sous les obstacles à la restructuration) doit rendre le complexe atomique » concurrentiel sur les marchés internationaux et renforcer son attractivité pour les investisseurs « . Cette loi permet le regroupement, dans une holding verticalement intégrée (Atomenergoprom-AEP) appartenant à cent pour cent à l’État, de la majorité des actifs des entreprises du secteur nucléaire civil. Cette restructuration ne vise cependant pas l’aval du cycle du combustible nucléaire, laissant au secteur régalien le lourd héritage de la course aux armements.
Cette loi autorise pour la première fois la possession de matières nucléaires sur le sol russe et l’exploitation d’installations nucléaires par des personnes morales, alors que jusque-là seul l’État fédéral pouvait être propriétaire de matières nucléaires sur le sol de la Russie.
Cependant seules des entités russes peuvent être autorisées à traiter ou à gérer ces matières et à exploiter des installations nucléaires.
Une double logique
En avril 2007 au cours de son » adresse à l’Assemblée fédérale » Vladimir Poutine avait déclaré : » Pour la réalisation de ce projet de développement du nucléaire, je propose de créer une corporation spéciale, réunissant les entreprises de l’énergie atomique et de l’industrie. Elle travaillera sur les marchés intérieur et extérieur, et elle devra également assurer la protection des intérêts de l’État dans la sphère de la défense. »
Rendre le complexe atomique concurrentiel sur les marchés internationaux
Cette création obéit à une double logique : éviter une fracture entre le nucléaire civil, la défense et la recherche ; redonner à Rosatom le contrôle des sociétés par actions de la sphère nucléaire qui échappaient à son contrôle administratif. Cette loi délègue à Rosatom l’ensemble des actifs détenus par la Fédération de Russie dans le secteur nucléaire, et crée quatre fonds de réserves » afin de financer les charges destinées à couvrir la sûreté des industries et des installations à risques radiologique et nucléaire « . La Corporation est organisée en une branche industrielle (la holding intégrée Atomenergoprom) et trois branches » régaliennes » (défense, sûreté et radioprotection ; recherche fondamentale et appliquée ; enseignement).
Le Meccano industriel
Standardiser les centrales
La partie énergie nucléaire du programme d’activité de Rosatom prévoit d’introduire 33 GW de puissance électronucléaire d’ici 2015, et de produire annuellement jusqu’à 234,4 TWh (soit 145 % des capacités de 2008). Cela passe par la mise en service d’un minimum de 2 GW de puissance par an à partir de 2015. L’ensemble des moyens financiers débloqués pour la période 2009–2015 est de l’ordre de 50 milliards d’euros. Un élément important de ce programme repose sur la décision de standardiser les nouvelles constructions autour du projet appelé AES-2006, de centrale à eau pressurisée de 1 150 MWe de type VVER.
La création d’Atomenergoprom s’est accompagnée d’une série de regroupements et d’accords dans le secteur des constructions mécaniques et de l’ingénierie. C’est ainsi qu’a été créée une joint venture Alstom-Atomenergomach pour la fabrication de turbines de type Arabelle en Russie, qui sera en concurrence avec la production nationale du groupe Silovye Machiny. La société Atomstroyexport (ASE) spécialisée dans l’exportation de centrales nucléairesa fusionné avec l’institut d’ingénierie Atomenergoproekt de Saint-Pétersbourg. ASE maîtrisera ainsi la conception et la construction de centrales nucléaires, et prévoit également de se doter de capacités de fabrication de gros composants via une prise de participation dans Ijorskie Zavody et Skoda JS, toutes deux appartenant au groupe OMZ et disposant de capacités de fabrication de gros composants (cuves notamment).
Le programme d’activité Rosatom (septembre 2008)
En parallèle à ces évolutions législatives et industrielles, S. Kirienko a fait approuver par le gouvernement une série de programmes fédéraux sectoriels (défense, sûreté-radioprotection, industrie nucléaire), versions modernes des plans quinquennaux, chiffrant les objectifs de construction de centrales nucléaires, de remise à niveau des installations du cycle du combustible, et répartissant l’effort financier pour ces travaux entre subventions gouvernementales et moyens propres du secteur nucléaire. Les financements annoncés jusqu’en 2015 se répartissent en 36 milliards d’euros issus du budget de Rosatom et 24 milliards d’euros issus du budget fédéral.
À plus long terme, les grandes orientations visent à fermer le cycle du combustible nucléaire sur la base de réacteurs à neutrons rapides à caloporteur sodium ou plomb-bismuth (un savoir-faire exclusif russe issu des réacteurs de propulsion navale) chargés en combustible uranium-plutonium, et nécessitant la création d’installations de fabrication de MOX, et le remplacement de l’usine de retraitement Mayak par une usine moderne dont le pilote devrait être construit à Jeleznogorsk à côté de Krasnoïarsk.
Des ambitions, mais des limites
L’équivalent d’un programme quinquennal qui ne sera probablement pas réalisé
Si les buts affichés par le secteur nucléaire russe sont ambitieux, les limites d’un tel exercice restent très présentes : les constructions de centrales ne sont pas mises en regard des capacités réelles du secteur des constructions mécaniques du pays, ni du réservoir humain nécessaire pour réaliser ces ambitions.
Par ailleurs les effets de la crise renforcent les interrogations préexistantes sur les capacités de financement : les industriels, qui devaient participer au financement de la construction de centrales nucléaires, voient leur activité se ralentir, et leurs capacités de financement se réduire. De fait, dans la tradition soviétique, ce programme ressemble fort à un programme quinquennal, dont chacun sait qu’il ne sera probablement pas réalisé.