Revenu relatif et fécondité
La théorie de la transition démographique, élaborée aux Etats-Unis, s’y est répandue puis a été pratiquement imposée comme référence de base au reste du monde à partir des années cinquante. La pyramide des âges de l’union européenne se caractérise actuellement (depuis 40 ans) par une “inversion” ou réduction de la natalité.
Comment peut-être l’avenir ?
« Transition démographique » ou « régime démographique contemporain » ?
Malgré les travaux contraires de l’Irlandais Richard Cantillon et des Français Adolphe Landry et Alfred Sauvy1 la théorie de la transition démographique, élaborée par Notestein et la Fondation Rockefeller dans les années trente et quarante, s’est répandue tout d’abord aux États-Unis puis a été pratiquement imposée comme référence de base au reste du monde à partir des années cinquante.
La divergence essentielle porte sur le stade final de l’évolution : y aura-t-il ou non convergence spontanée vers un équilibre naturel entre une basse mortalité et une basse natalité ? On comprend aisément que la Fondation Rockefeller ait pu imposer ses thèses sur l’équilibre final naturel car l’homme est psychologiquement enclin à admettre ce qui le rassure et à rejeter ce qui l’effraie. Or quoi de plus rassurant qu’un équilibre démographique naturel ? Tandis que le « régime démographique contemporain » de Landry et Sauvy a de quoi effrayer : la natalité y dépend essentiellement des décisions individuelles des jeunes couples – c’est-à-dire en langage économique moderne qu’elle a une fonction « d’utilité » – elle dépend par conséquent de la place faite aux jeunes couples dans la société, ce qui peut aisément entraîner un taux de naissances très insuffisant d’où vieillissement puis dépopulation et décadence. Ce « régime démographique contemporain » s’apparente d’ailleurs aussi à celui de la Rome antique des derniers siècles ce qui ne contribue évidemment pas à son prestige, même si cela n’entache pas, bien au contraire, le sérieux du travail de Cantillon, Landry, Sauvy et leurs successeurs actuels.
La pyramide des âges de l’Union européenne
Il n’est plus aujourd’hui possible de soutenir la théorie de l’évolution spontanée vers un équilibre démographique naturel, même si, hélas, les études prospectives des bureaucrates bruxellois continuent de l’utiliser imperturbablement. La natalité décroche de plus en plus, jusqu’à 4 % par an en Europe centrale, et le phénomène colossal de « l’inversion de la pyramide des âges » (voir figure 2 pour l’an 2003) se déroule sous les yeux aveugles de nos décideurs politiques obsédés par le court terme et la prochaine échéance électorale… Ajoutons que l’Europe n’est pas isolée dans cette évolution, même si elle en est l’avant-garde, et la natalité descend presque partout à un rythme vertigineux y compris dans la plupart des pays en développement. Cependant, si l’on n’y porte remède par une politique volontariste appropriée, l’avance de l’Europe dans ce mouvement d’effondrement démographique ne manquera pas d’avoir bientôt les plus lourdes conséquences économiques et sans doute politiques.
Le lien entre revenu relatif et fécondité
Quels sont donc les facteurs qui influent le plus sur la fécondité ?
Richard Cantillon, au XVIIIe siècle, avait déjà remarqué que l’élément essentiel est de « tenir son rang » et si le mariage ou la naissance d’un nouvel enfant vous déclasse par trop il est peu probable que vous vous y résolviez. Dans le « régime démographique contemporain » décrit par Landry et Sauvy la fécondité ne dépend plus guère des contraintes sociales, elle est surtout déterminée par les utilités individuelles relatives et ce d’autant plus aisément qu’il est devenu très simple de refuser la venue d’un enfant.
En somme quand un jeune couple se pose la question de savoir s’il doit ou non se marier, s’il doit ou non avoir un nouvel enfant il ne compare pas sa situation avec celle des faubourgs de Calcutta ni même avec la situation, beaucoup moins aisée, de ses parents il y a trente ans. Non, il se demande tout simplement : qu’allons-nous devenir dans un cas et dans l’autre ? Comment notre situation va-t-elle évoluer si nous mettons au monde un nouvel enfant ? Et s’il fait une comparaison avec la situation de ses parents, c’est la situation d’aujourd’hui qu’il examine et non celle d’il y a trente ans qu’il connaît beaucoup moins.
Cette analyse est magnifiquement corroborée par l’examen de la fécondité des jeunes Américains sur lesquels on dispose d’études économiques précises car les statistiques salariales américaines tiennent compte des classes d’âges.L’évolution de la retraite moyenne par rapport au salaire moyen est très impressionnante : la progression est d’un rapport 3 en trente-quatre ans…La figure 1 combine les informations économiques et démographiques et rend évidente la très forte corrélation entre la fécondité des jeunes et leur salaire moyen, non pas absolu, mais relativement à celui de leurs anciens de plus de 40 ans.
Notez que les variations relatives de l’indice de fécondité sont trois fois plus importantes que celles du rapport des salaires, le phénomène est d’une grande sensibilité.
Figure 2 Europe des Quinze au 1er janvier 2003 |
En pourcentage de la population totale |
La pyramide des âges de l’Union européenne le 1er janvier 2003. Mettez par la pensée une barre au niveau de 1966 et imaginez la forme de la pyramide d’alors… Imaginez aussi la situation dans vingt ans, quand le nombre des jeunes femmes de 25 à 39 ans sera beaucoup plus faible. |
La société américaine des années 1945–1960 faisait les plus grands efforts en faveur des boys victorieux du conflit mondial et de la guerre de Corée, ainsi la généralisation massive des prêts à long terme bonifiés au logement (garantis par le Gouvernement fédéral et la Federal House Administration), l’institution des bourses Fullbright, le relèvement des Veterans Benefits au profit des jeunes démobilisés, etc., et pendant près de vingt ans la fécondité américaine est restée supérieure à 3 enfants par femme, avec un maximum de 3,77 en 1957.
À partir de 1965, et surtout 1973, le mouvement inverse se produit2.
Des milliards de dollars se dirigent vers les seniors, lesquels ne sont d’ailleurs que les juniors des années 40, avec des conséquences rapides et énormes sur la fécondité américaine : elle baisse de moitié entre 1960 et 1980…
Le léger, et d’ailleurs insuffisant, relèvement des années 1990, étant essentiellement dû à l’arrivée des vagues d’immigrants d’Amérique latine (figure 1).
Ainsi cette étude et celle essentiellement européenne de Jacques Bichot sur l’efficacité des politiques familiales confirment la pertinence des analyses de Cantillon, Landry et Sauvy sur la « Révolution démographique contemporaine » et soulignent l’aspect final mythique de la théorie de la « Transition démographique » : la fécondité n’évolue nullement vers un équilibre final spontané entre natalité et mortalité, elle dépend essentiellement du niveau de vie des jeunes relativement à celui de leurs anciens et du niveau de vie des jeunes couples relativement à celui des célibataires, compte tenu bien sûr des charges de famille…
Il serait temps que nos dirigeants se rendent compte de cette énorme différence entre les deux théories démographiques et abandonnent leurs prospectives optimistes et infondées, sinon l’Europe risque de subir en grand ce que la Creuse ou les Basses-Alpes ont subi en petit : écrasés par les charges les jeunes ont fui et des cantons entiers sont morts dans la misère.
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INED, 133, boulevard Davout, 75020 Paris.
1. Richard Cantillon (1680−1734) économiste et démographe, auteur d’Essai sur la nature du commerce en général. Adolphe Landry (1874−1956) économiste, démographe, élu du parti radical-socialiste, législateur de la Troisième République et inspirateur du « code de la famille » de 1939. Alfred Sauvy (1898−1990) démographe, disciple de Landry et fondateur de l’Institut national d’études démographiques.
2. Les vétérans du Viêtnam n’ont pas eu, et de très loin, les aides accordées à leurs aînés de Corée, d’Europe et du Pacifique… « Vae Victis » !