Revitaliser la hiérarchie et le contrôle de l’administration
Deux nœuds gordiens
Un pays étatique, comme la France, doit plus que d’autres avoir une administration efficace. Les comparaisons internationales montrent que ce n’est pas le cas. La bureaucratie à la française s’étouffe et étouffe le pays, son éducation nationale, ses hôpitaux, son système judiciaire, ses institutions culturelles, sa recherche, son système politique, ses entreprises publiques… bref, tout ce qu’elle touche, à commencer par les fonctionnaires eux-mêmes, qui en sont les premières victimes. Enfin le déficit des finances publiques crée du chômage et le chômage du déficit.
Dans les affaires humaines, la difficulté n’est pas de dire ce qui ne va pas ; c’est de trouver comment débloquer un système. La tentation du simplisme se voit partout. Il y a un fantasme de la révolution imposée par un homme providentiel. Mais les violences créent le chaos, avec effets imprévisibles et dommages collatéraux. Au fond, chacun le sait ; ainsi réclamer une révolution est un moyen de ne rien faire. C’est dommage, parce que nos fonctionnaires, malheureux du système, très largement bien formés, compétents, dévoués, sont le premier moyen de toute réforme. Je propose deux hypothèses de déblocages essentiels, tout en étant conscient que la diversité des administrations est immense et qu’il est risqué de généraliser.
Dans une entreprise, un effort se propage et s’amplifie par la hiérarchie. Mais aujourd’hui on ne peut pas demander à la hiérarchie des administrations de conduire une réforme. Trop souvent elle a perdu pratiquement tous ses pouvoirs, à tous les niveaux, au profit des services centraux, des syndicats, des cabinets ministériels. Comment manœuvrer ce gigantesque corps sans armature ? Avant tout, il faut rendre ses pouvoirs normaux à la hiérarchie.
Cela dit on ne peut pas compter seulement sur le bon vouloir, le sens de l’honneur des fonctionnaires. Le tableau n’est pas complet sans examen du contrôle de l’administration par les élus, dont c’est en principe une fonction majeure. Deuxième nœud gordien : ce contrôle a été neutralisé.
Rendre le pouvoir à la hiérarchie
Lui donner des objectifs et des outils comptables ; informer, sanctionner ; enfin respecter les quelques règles saines de conduite des affaires humaines.
Tout groupe humain, qui non seulement existe et se perpétue mais a un but, toute équipe de sport, tout commerce, toute industrie, est organisé avec une hiérarchie qui le conduit, qui est responsable et est dotée des pouvoirs qui vont avec la responsabilité. Bien sûr, il y a une hiérarchie dans l’administration ; mais on sait que ses pouvoirs normaux, indispensables, son autorité, ont été rognés, brisés, réduits à rien, par un maquis de règlements et par les empiétements des syndicats. Sauf en partie chez les militaires et la police, où l’autorité de la hiérarchie est imposée par les dangers, et qui précisément ont montré leur capacité à se réformer.
Donner les pouvoirs nécessaires.
Ces pouvoirs sont les premiers outils du travail en équipe : d’abord bien sûr celui de commander et sanctionner, de décider de la rémunération pour une part significative, de pouvoir choisir son personnel et de pouvoir s’en séparer, de relayer l’information entre la direction et son personnel, de décider et contrôler dans tous les cas de gestion courante du personnel, de traiter avec les fournisseurs, même aux niveaux les plus modestes. Bien entendu, cela veut dire des recours hiérarchiques dans les cas, rares en pratique, où un supérieur se conduit mal avec ses subordonnés.
Toute décision est prise par un individu.
Une commission étudie, débat, propose ; elle ne décide jamais.
Faire la chasse aux courts-circuits
par les syndicats, les services centraux, les cabinets ministériels ; ils déstabilisent et démoralisent la hiérarchie pour augmenter leur pouvoir. Cette suppression doit être institutionnalisée, il faut en faire un droit, avec recours, pour qu’au fil des années la discipline de ne pas court-circuiter les vrais responsables prenne partout.
Les syndicats existent pour défendre les intérêts des employés. Les justiciables ont des avocats ; les acteurs et les sportifs, des agents ; les employés, des syndicats. Les syndicats n’ont à l’évidence pas à exercer des tâches de direction, sous aucune forme, ni en droit ni en fait, même à travers des commissions ; y compris et surtout la nomination aux emplois, la gestion des carrières, l’information des employés, la définition des objectifs et des pratiques, le choix de l’organisation, la représentation auprès des médias.
Cela démoralise et détruit la direction, cela pervertit le syndicalisme. Ces ingérences absurdes doivent être dénoncées et arrêtées, à tous les niveaux, dans les administrations atteintes, même si des dirigeants ou des politiques égarés y ont consenti.
Placer les services centraux
, achat, gestion du personnel, juridique… en situation de fournisseur, et toutes les fois que c’est possible, préserver la liberté pour un responsable de se débrouiller pour acheter ses fournitures, faire marcher son informatique, organiser ses déplacements, recruter son personnel contractuel, choisir ses locaux…
Les gouvernants politiques et les cabinets, aussi, doivent s’interdire les courts-circuits et les désaveux. Par exemple, il n’est pas convenable de nommer les adjoints d’un responsable, à fin de le neutraliser. Il doit, bien entendu, les choisir lui-même. Le « parachutage » à des postes de direction, de membres de cabinets ministériels, en général sans expérience managériale, est nuisible. Il donne à haut niveau l’exemple du mépris de l’efficacité, de la compétence, de l’expérience, bref du mépris des hommes et du bien public. C’est au fond un acte de forfaiture, à réprimer comme tel.
Déléguer, faire confiance
sont les modes normaux de fonctionnement dans le travail en équipe. Des règles minutieuses sont utiles pour les processus de production, pour le pilotage des choses ; elles sont nuisibles pour la direction des gens. Pour ceux-ci la confiance, la considération, l’initiative, de grandes règles simples quasi morales (par exemple l’interdiction des courts-circuits, l’adéquation entre pouvoirs et responsabilité, le devoir d’informer, le droit et le devoir de corriger soi-même ses erreurs, le devoir d’être disponible et à l’écoute pour son personnel, de déléguer…) conviennent mieux dans un monde où l’on respecte les hommes. Toutes les fois que possible, transformer des règlements internes détaillés en règles indicatives et s’en remettre au jugement des responsables.
La contrepartie de la délégation est, bien entendu, la concertation. Avant toute décision, le responsable doit avoir entendu les gens compétents, responsables, intéressés ; mais eux seuls. C’est une règle importante et difficile à accepter, en particulier quand on veut être le premier à dire la solution miracle, en général factice, alors que la consultation souvent pose puis résout le problème de façon inattendue et qui ne paraît évidente qu’a posteriori.
Les règles de base du succès dans l’action avec délégation ont été étudiées ; ainsi Thomas F. Gilbert détermine empiriquement six facteurs de succès. Par ordre d’importance décroissante : l’information sur les objectifs (le facteur le plus important et le plus souvent oublié), la disposition des outils, la sanction du succès et de l’insuccès, puis la capacité, la formation, et enfin la motivation (beaucoup de gens mettent la motivation en tête alors que c’est le facteur le moins important ; beaucoup aussi s’égarent sur la formation).
Informer :
donner des objectifs aux membres de la hiérarchie, il faut qu’ils sachent ce qu’on attend d’eux. Il faut que ce qu’on attend d’eux contienne des objectifs d’efficacité, simples et clairs. Quelques administrations techniques le savent.
Vérifier que les outils de travail sont disponibles. Bien entendu les pouvoirs de direction discutés ci-dessus sont les premiers outils et les plus importants. Une bonne comptabilité, des contrôleurs de gestion traités avec respect et dont l’opinion est indépendante font merveille. Les solutions techniques sont rarement nécessaires ; l’attirance pour les gadgets est un bon signe d’indifférence aux hommes.
Sanctionner :
récompenser la réussite, avec des remerciements, des compliments, des honneurs, des récompenses et même de l’argent. L’argent toutefois vient au dernier rang, non au premier, contrairement à ce que croient les cyniques, qui s’imaginent que la rémunération au mérite tient lieu de direction des hommes. Il y a un plaisir du travail bien fait, des objectifs atteints, des défis relevés. En affaires, il y a un proverbe : « Avec des carottes et un bâton, on fait des ânes. » Ce n’est pas l’argent qui fait gagner les sportifs.
Quelques mesures d’accompagnement, souvent citées, ne sont certes pas inutiles
En général l’administration sait bien acheter des biens et des services. Elle sait serrer la vis à ses fournisseurs, parfois même à l’excès. Cela lui est infiniment plus difficile avec ses fonctionnaires. Il faut simplifier et élaguer les missions en confiant systématiquement à des fournisseurs les tâches secondaires, pour mieux tenir l’essentiel, et mieux traiter le secondaire. Les entreprises savent bien que l’on contrôle plus facilement ses fournisseurs que ses employés. C’est là l’intérêt profond de l’externalisation, de la sous-traitance.
La suppression de services ou organes devenus inutiles, mal appropriés ou mal conduits, va de soi et sert d’exemple, mais elle doit être conduite sans brutaliser ni offenser, par la hiérarchie responsable.
Il y a des méthodes, bien connues dans l’industrie, pour l’amélioration continue de la qualité de service. Inutile de s’en priver. Mais attention à se concentrer sur l’amélioration continue par le travail en équipes, en « cercles de qualité », avec une analyse empirique soignée des problèmes ; non sur la certification formelle des processus. La manie des règlements pourrait se réincarner derrière le masque de la méthode.
Enfin, faut-il le dire ? Une administration ne devrait pas subventionner une association, une agence, à qui elle a délégué une part de ses missions, quand cette entité est dirigée par des fonctionnaires.
Redonner vie à la régulation de l’administration par le politique
Dans l’esprit des lois, les élus contrôlent l’administration, votent le budget, en suivent l’exécution. Tout en France s’y oppose.
Un député peut examiner les comptes d’une administration, mais il doit le faire seul. La publication du rapport annuel de la Cour des comptes est un grand moment d’affliction impuissante. La LOLF constitue un progrès de présentation budgétaire plus que de contrôle. L’Institut français pour la recherche sur les Administrations publiques (iFRAP), fondé et présidé par Bernard Zimmern (49), propose de renforcer largement les pouvoirs de contrôle de gestion de l’Assemblée nationale. Résumons, en renvoyant le lecteur aux études de l’iFRAP : cela veut dire créer un corps d’audit des administrations, répondant aux députés, indépendant de la fonction publique, comme dans plusieurs grands pays. Puis organiser un cycle permanent de revues de détail, en audience publique.
Et pourquoi ne pas aller jusqu’à donner aux députés le droit de supprimer un service ou un programme, sans avoir à se justifier et sans appel ? Une institution qui se sait mortelle se surveille mieux. En outre, quand une entité humaine marche trop mal, depuis trop longtemps, mieux vaut la supprimer et construire à neuf.
Environ la moitié des députés et presque tous les ministres sont fonctionnaires. La haute administration s’est emparée du contre-pouvoir censé la contrôler. Il n’y a pas là de conspiration ; mais n’est-on pas plus tranquille entre soi ? Dans certains pays, un fonctionnaire ne peut être un élu. Ne convient-il pas que tout fonctionnaire, élu à une assemblée qui contrôle des fonctionnaires ou des budgets de fonctionnaires ou qui traite avec eux, soit démissionnaire d’office à l’instant de son élection ?
Entre contrôlé et contrôleur, il faut choisir. C’est aussi cela la séparation des pouvoirs
N’y a‑t-il pas enfin des traits de notre système électoral qui, malgré des mérites qu’il faudrait évaluer, écartent les députés de leur tâche de contrôle des administrations et du gouvernement ?
Le cumul des mandats, dont on parle tant, n’est-il pas aussi un cumul de conflits d’intérêts ? Ces conflits doivent certes être arbitrés quelque part ; est-ce le meilleur lieu ? Quand il y a toujours une élection en vue, il faut de l’abnégation pour défendre l’intérêt général.
L’administration fait voter, chaque année, ses budgets avec moins de 1 % de changement. Cette intangibilité en dit beaucoup sur le contrôle par les élus. Le « débat budgétaire » serait-il un trompe-l’œil ?
Il semble qu’en France on soit surpris quand un élu vote contre les consignes que le gouvernement donne à son parti. On soupçonne que cela lui coûtera sa réélection. L’exécutif et l’administration ont-ils besoin de travailler à obtenir l’approbation de nos représentants élus, s’il leur suffit d’ordonner ? Pourquoi les élus auraient-ils à cœur de contrôler des dépenses sur lesquelles ils ne peuvent pas grand-chose ? Admirons ceux qui s’y essaient quand même.
Il me semble que cette dérive a un lien avec un mode de scrutin, qui fait que les dirigeants de partis, et à travers eux l’exécutif, ont un pouvoir trop fort sur les élus.
L’élection au mode proportionnel, on l’a vu en Italie et sous la IVe République, dépersonnalise la relation entre élus et électeurs, se traduit par plusieurs dizaines de partis, un chatoiement de combinaisons, un gouvernement central peu consistant. À l’opposé, dans un système uninominal à un tour, les multiples préférences politiques se matérialisent en courants, dans deux, parfois trois grands partis. Les électeurs votent pour une personne précise, non un parti. Le pouvoir des dirigeants politiques sur les élus est faible. Entre les deux, notre scrutin à deux tours concentre le jeu sur quatre ou cinq grands partis, plus six à dix petits partis. Ceux-ci sont naturellement portés à la surenchère pour survivre, et négocient leur soutien en tirant les grands partis vers les extrêmes. Le jeu politique est crispé, les élus disciplinés, quoiqu’ils en aient. Les votes non partisans sont rares. Les électeurs votent autant pour un parti que pour un homme.
Que faire en France ? Quelques idées, à titre d’amorce de réflexion ; chacune a bien sûr des inconvénients :
• les esprits ne sont pas prêts pour des élections législatives au suffrage uninominal à un tour. Un petit pas ne serait-il pas de réserver le second tour aux deux candidats arrivés en tête au premier, comme pour la présidentielle ?
• si les députés n’étaient pas rééligibles, ou une seule fois, ne seraient-ils pas moins prisonniers des partis et de l’exécutif ?
QUELQUES SOURCES
• Les réflexions sur le rôle clef de la hiérarchie pour le changement, sur les bonnes pratiques du travail en équipe, sur leur destruction dans la bureaucratie, proviennent de séminaires, animés par M. Yves TILLARD, du CPE. Ils ont eu lieu à la Générale de services informatiques, à l’initiative de son président et fondateur, Jacques RAIMAN (54), dans les années quatre-vingt. Voir aussi L’entreprise à l’écoute de Michel CROZIER.
• Thomas F. GILBERT. Human Competence : Engineering Worthy Performance. McgrawHill.
• L’iFrap publie une revue Société Civile et des études sur l’administration française. Voir www.ifrap.org
• Pour une discussion du mode de scrutin, voir Jean SÉRISÉ, dans le numéro 90 de Commentaire.