Révolution à l’École polytechnique
Directeurs nommés sans relation avec leurs qualités managériales et gérant l’École de manière inefficace », « manque de moyens », « procédures administratives bureaucratiques », « pédagogie n’encourageant pas la prise d’initiative et l’entrepreneuriat » : voilà quelques-uns des extraits les plus violents du rapport au vitriol qui vient d’être publié concernant l’École polytechnique et que nous avons eu la chance d’avoir entre les mains.
Ce rapport interne a été diffusé de façon très confidentielle à Palaiseau, et c’est bien normal. Car il a plutôt fait du bruit à près de 1 800 kilomètres de là, à un jet de pierre du village perché arabo-andalou de Sidi Bou Saïd, dans la très chic banlieue de La Marsa où est installée depuis 1994 l’École polytechnique de Tunisie.
On n’a pas tous les jours vingt ans
À l’occasion de la célébration de ses vingt ans le 30 octobre dernier, la petite sœur de l’École polytechnique de Palaiseau a en effet réalisé un bilan de son activité, bilan qu’on ne pourrait qualifier de consensuel.
“ Ce rapport interne a été diffusé de façon très confidentielle à Palaiseau ”
Regrettant de ne pas avoir pu assister aux vingt ans de l’X en 1814, nous avons eu la chance de pouvoir être à Tunis pour vivre ce moment enthousiasmant avec les étudiants et le personnel de l’École.
« Lorsqu’on a vingt ans, on est incendiaire, mais après la quarantaine, on devient pompier », avait prédit l’auteur polonais Witold Gombrowicz, qui, hasard de l’histoire, reçut en 1967 le prix international de littérature à Gammarth, à quelques kilomètres de l’emplacement actuel de l’École polytechnique de Tunisie (EPT).
Porter l’École à la perfection dont elle est capable
Il faut dire que tant Tunis que Paris semblent avoir abordé ce cap de la vingtaine avec une certaine douleur. Déjà en 1816, soit tout juste vingt-deux ans après la fondation de l’X, toute l’École fut congédiée par Louis XVIII à la suite d’une « désobéissance récente et générale des élèves », ce qui permit à une commission dirigée par Laplace de réorganiser drastiquement l’École pour la « porter à la perfection dont elle est susceptible ».
Mosaïque du Bardo.
Deux siècles plus tard, à l’occasion de ses vingt ans, l’École polytechnique de Tunisie s’offre donc également une cure par la voix de Mahmoud Sami Nabi, diplômé de sa deuxième promotion et directeur du département d’économie. C’est ce dernier, avec ses collègues enseignants au sein d’une commission intitulée pudiquement « Gouvernance & Qualité », qui a préparé ce rapport choc.
Moderniser drastiquement
Le rapport préconise de moderniser drastiquement l’EPT, en se fondant sur des standards internationaux. Les neuf propositions du rapport concernent notamment la remise à plat du statut de l’établissement et de ses enseignants, mais également le développement de l’écosystème du campus, en passant par « l’intensification de la contribution des nouvelles promotions au développement du pays ».
Ce rapport a été bien sûr publié dans un contexte politique nouveau qui peut laisser espérer des changements à tous les niveaux.
Les printemps arabes
UNE ÉCOLE DE PRESTIGE POUR DES INGÉNIEURS DE HAUT NIVEAU
Fondée par la loi du 26 juin 1991, l’EPT a été créée sur le modèle français de l’école d’ingénieur de prestige. Une prépa d’excellence, l’IPEST, préparant à l’EPT mais aussi aux écoles d’ingénieurs françaises, a été créée simultanément.
Avec deux écoles doctorales, six laboratoires et une pépinière d’entreprises (Carthage Innovation) sur le campus, l’EPT est très attractive : 4 000 candidats tentent chaque année le concours d’entrée, dont seulement une cinquantaine sont retenus. Et, comme en France où près de la moitié des étudiants de l’X sont issus de deux prépas, ce sont seulement trois prépas, dont l’IPEST, qui fournissent l’essentiel des admis.
L’École forme des ingénieurs au profil généraliste disposant d’un socle de connaissances scientifiques et techniques ainsi qu’économiques et humaines de haut niveau. Les diplômés ont vocation à occuper des postes à responsabilité de gestion de projets, de management d’équipe aussi bien dans le secteur privé que public. 78 % des élèves espèrent un salaire mensuel de plus de 1 300 dinars (560 euros) à la sortie de l’EPT, soit environ le double du salaire national moyen.
La formation s’articule autour d’un cursus de trois ans dont pratiquement la moitié de tronc commun, même si les élèves-ingénieurs doivent par la suite choisir une spécialisation et effectuer de nombreux stages.
En effet, l’anniversaire de l’EPT survient quelques jours à peine après les élections législatives du 26 octobre, étape décisive de la transition politique dans laquelle s’est engagé le pays et dont il faut souligner l’extrême rapidité.
“ La Tunisie est désormais libre de tout vivre ”
Il y a quatre ans à peine, le 17 décembre 2010, l’immolation de Mohamed Bouazizi, jeune vendeur de fruits et légumes à Sidi Bouzid, était l’élément déclencheur qui provoquait le début de la révolution tunisienne se propageant les mois suivants dans les pays voisins sous la forme des « Printemps arabes ».
Un mois plus tard, le 14 janvier 2011, Ben Ali, président de la Tunisie depuis 1987 et seulement deuxième président de la Tunisie indépendante (après Bourguiba), était contraint de céder le pouvoir et de quitter le pays. Même avec ce départ précipité, la situation était alors loin d’être stabilisée, la Constitution ayant été suspendue. Les premières élections libres n’eurent lieu qu’en octobre 2011, et ce n’est que trois ans plus tard, en janvier 2014, qu’une nouvelle Constitution était adoptée.
Le moment de faire bouger les lignes
Ainsi, les élections législatives du 26 octobre 2014 sont les premières à se tenir sur la base de la nouvelle Constitution. Celles-ci ouvrent des perspectives de consolidation démocratique après un rééquilibrage du paysage politique entre les partis séculiers et le parti islamiste Ennahdha : la Tunisie est donc désormais « libre de tout vivre », comme le scande son office du tourisme, sur les conseils de Publicis.
Pour de nombreux Tunisiens, et en particulier au sein de l’EPT, le moment est venu de faire bouger les lignes et de dire tout ce qui ne va pas dans le système éducatif tunisien, mais aussi tout ce qui va.
Une gouvernance spécifique
Le mode de gouvernance de l’École se distingue nettement de celui adopté dans les écoles d’ingénieurs françaises.
“ Nous souffrons en Tunisie d’un système fortement bureaucratique et trop centralisé ”
L’EPT est rattachée à un ensemble plus vaste, l’Université de Carthage, dont elle constitue d’une certaine façon le fer de lance mais au sein de laquelle elle pèse peu en nombre d’étudiants (150 contre 42 000).
L’Université de Carthage est elle-même rattachée au ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et des TIC, qui concentre globalement tout le pouvoir de décision.
En résulte un certain manque de souplesse, en particulier (mais pas seulement) budgétaire.
Libérer le potentiel
Monastir-Ribat
Pendant la cérémonie des vingt ans de l’École, le ministre Jelassi a bien compris ces enjeux et n’a pas mâché ses mots à l’égard de son administration : « Actuellement, nous souffrons d’un système fortement bureaucratique et trop centralisé, les décisions importantes passant toujours par le ministère. »
Les différents débats qui se sont déroulés durant cette journée d’anniversaire, à laquelle nous avons participé, ont illustré la prise de conscience par les responsables de l’École de cette lourdeur de la chaîne de décision et de ses effets.
Le directeur de l’École a très peu de marge de manœuvre et les différents directeurs de recherche encore moins : tout le monde s’accorde à dire que le paiement de matériel pédagogique ou de frais généraux devrait être davantage décentralisé et qu’il devrait s’agir de l’une des mesures les plus urgentes à prendre à ce stade pour « libérer le potentiel » de l’EPT.
Cinq cent mille euros par an
Le budget de fonctionnement de l’École reste par ailleurs maigre : à peine 500 000 euros pour faire tourner l’École chaque année, dans des conditions pas toujours dignes d’un grand établissement international.
“ L’École polytechnique de Tunisie va vivre des années cruciales ”
On peut rappeler que les débuts de la grande sœur de Paris ne furent pas non plus particulièrement glorieux. Les conditions matérielles étaient difficiles : l’hiver 1795 ayant été particulièrement rude, « on se servait des fours des laboratoires de chimie pour rôtir des pommes de terre plutôt que pour chauffer des réactifs ».
Certains professeurs étaient également particulièrement médiocres, comme Jean-Henri Hassenfratz qui enseignait la physique céleste et l’art des fortifications et qui a été invité à donner sa démission en 1814.
Des enjeux considérables
Tunis, avenue Habib-Bourguiba.
Mais comme l’École polytechnique de Paris, née après la Révolution française pour pallier le manque flagrant d’infrastructures en France, les défis de l’École polytechnique de Tunisie sont eux aussi considérables. Dans un pays où la moitié de la population a moins de trente ans, l’enjeu de l’éducation et de l’enseignement supérieur est fondamental.
D’autant que les aspirations de la nouvelle génération de Tunisiens sont considérables, à la hauteur de leur ouverture sur les évolutions socio-économiques à l’étranger (la Tunisie est notamment le pays africain le plus connecté sur le réseau social Facebook).
Pour répondre à ces enjeux, encore faut-il espérer que l’enthousiasme collectif que nous avons réellement ressenti lors de ces quelques jours festifs à Tunis se poursuive et puisse prendre le pas sur la torpeur bureaucratique qui peut toujours resurgir.
« Libre de tout vivre », l’EPT va donc désormais vivre des années cruciales pour son développement, mais aussi, au travers de l’École, cruciales pour le développement du Maghreb et de l’ensemble du continent africain.
Sbeitla