Rien de nouveau sur Ubu roi
Le critique Maurice Saillet, qui n’avait peut-être jamais mis les pieds en Bretagne, affirmait de l’œuvre d’Alfred Jarry qu’elle était « le Carnac de notre littérature ».
De cette œuvre, le grand public connaît surtout, sinon seulement, Ubu roi, sans savoir qu’il n’en est l’auteur que dans une proportion toute relative.
Ubu locomotive, Fonds Rafaël de Luc, Bibliothèque municipale de Reims.
© EMMANUEL PEILLET
Bien avant la profération, par l’acteur Gémier, du fameux premier mot de la pièce, en 1896, la matière première du cycle d’Ubu comme son vocabulaire essentiel s’étaient trouvés dégagés vers 1885 par un groupe de potaches du lycée de Rennes, au rang desquels figuraient Charles Morin, futur X 89, et son frère Henri, futur X 93.
Il faut se résigner à ne jamais connaître précisément la part, dans la préhistoire d’Ubu roi, de chacun de ces élèves dont la postérité n’a pas retenu tous les noms, mais il est certain que les camarades de Jarry l’initièrent à la tradition qui faisait du professeur de physique Hébert un personnage de saynètes à la représentation desquelles ses propres enfants – dont l’un, Marcel, intégrera l’X en 1891 – n’étaient pas étrangers.
Même si de nombreux textes de cette période n’ont pas survécu, nous savons qu’Ubu roi tire son origine de la pièce Les Polonais. Le caractère postérieur des témoignages rend quelque peu délicate l’exégèse, d’autant plus que l’« affaire des sources d’Ubu roi » n’éclatera que bien après la mort de Jarry, par l’intermédiaire de Charles Chassé, trop peu prudent face à certains témoignages derrière lesquels percent une volonté de refaire l’histoire comme ce qui semble l’ombre ou le souvenir d’amitiés particulières diversement appréciées.
Jarry n’aura de cesse de reprendre et développer le corpus rennais, jusqu’à s’identifier au Père Ubu de façon véritablement unique dans l’histoire de la littérature, en adoptant non seulement l’élocution, mais également la signature.
Il ne fera du reste nul mystère des origines d’Ubu roi, sous-titré Ou Les Polonais pour sa première publication, dans Le livre d’art, revue de Maurice Dumont et Paul Fort, en 1896, non plus que dans l’édition originale en volume, au Mercure de France, la même année – bien que la suite du sous-titre appelle chaque fois quelque perplexité.
On peut rêver à ce qu’aurait été l’existence de Jarry sans le Père Hébert et le contingent de potaches du lycée de Rennes.
Ses penchants littéraires auraient pu s’affirmer suffisamment pour l’empêcher d’entrer à l’École normale supérieure mais, si l’on s’accorde à reconnaître avec Alfred Vallette que Jarry manquait totalement d’imagination, force est de supposer que sa place dans les manuels de littérature s’apparenterait à celle de tant d’auteurs fin-de-siècle dont les éducateurs professionnels estiment préférable d’épargner la lecture à des élèves qui n’ont jamais fréquenté le lexique de Plowert.
Si La Dragonne ou Le Surmâle trouvent encore des lecteurs, le nom d’Alfred Jarry, sans la merdre et la gidouille, n’évoquerait que le néant chez l’écrasante majorité de nos contemporains.
Cependant, sans Jarry, la portée fondamentale des Polonais serait probablement restée complètement ignorée, même s’il semble que la tradition rennaise se soit partiellement conservée jusque sur le campus de l’X – des documents de cette époque en conservent-ils la trace ? Doit-on conclure en se demandant combien d’œuvres ont disparu, semblablement remarquables et composées dans des circonstances analogues, faute d’un « découvreur » capable d’en reconnaître la valeur, et négligées par leur auteur au profit d’études et d’une profession respectées ?