« Risques à grande échelle », l’autre versant de la globalisation
Désastres naturel, attaques terroristes, pays entiers privés d’électricité en quelque secondes, risques de pandémies intercontinentales constituent aujourd’hui des risques à grande échelle. Ils sont caractérisés par une interdépendance croissante, un haut niveau d’incertitude, des coûts financiers sans précédents et souvent une irréversibilité. Ces nouveaux enjeux relèvent directement de la stratégie d’entreprise et dépassent les responsabilités des classiques gestionnaires de risques. L’auteur préconise une approche financière et la mise en place d’un enseignement spécifique.
Davos 2007, ou « le nouvel agenda des dirigeants »
Du 24 au 28 janvier 2007, 2 000 des plus grands décideurs de la planète étaient réunis en Suisse. Venant de tous les pays, des milieux d’affaires, des gouvernements, des médias, des grandes universités et de la société civile, ils participaient à la conférence organisée tous les ans à Davos par le Forum économique mondial.
Pour la seconde année consécutive, la question de la « gestion et du financement des risques globaux » a été portée aux séances de travail à Davos. Cela illustre, s’il en est encore besoin, un changement radical survenu récemment dans l’agenda prioritaire des dirigeants.
Ces risques globaux touchent en effet aujourd’hui une multitude de domaines : depuis l’économie, la finance et la géopolitique jusqu’aux problèmes de gouvernance, en passant par les questions d’environnement, de médecine, de science et de technologie. On pourrait ainsi dresser un triste inventaire à la Prévert… Pour n’en citer que quelques-uns, mentionnons : les attaques terroristes du 11 septembre 2001 et celles survenues depuis, et l’impact de ce nouveau terrorisme fondamentaliste sur l’échiquier militaire et géostratégique mondial ; des blackouts capables en quelques secondes de priver d’électricité un pays entier, voire un continent ; des désastres naturels d’ampleur exceptionnelle, occasionnant des pertes humaines et économiques catastrophiques avec effets immédiats à des milliers de kilomètres de là ou cassant l’essor de régions entières quand ils surviennent dans des pays en voie de développement.
Citons aussi la volatilité du prix du pétrole, et ses impacts de premier ou second rang sur des pans entiers de l’économie, l’émergence de nouvelles menaces nucléaires dues à la course aux capacités d’enrichissement d’uranium, les vulnérabilités accrues de nos grandes infrastructures critiques dues à leur étendue et la difficulté de sécuriser chaque maillon (le plus faible définissant le degré de vulnérabilité de l’ensemble), les risques de pandémies intercontinentales, les incertitudes liées au changement climatique, et bien d’autres encore…
Ce ne sont pas là les réflexions de chercheurs enfermés dans leur tour d’ivoire. Il s’agit de situations on ne peut plus concrètes, celles-là mêmes qui requièrent une nouvelle gouvernance.
Comment mieux appréhender et gérer ces situations n’est dès lors plus du ressort des seuls risk managers. Ces derniers continueront certainement de traiter les risques locaux pouvant affecter ponctuellement telle ou telle opération d’une organisation. Mais les nouveaux grands risques posent une question plus fondamentale : « Comment réapprendre à diriger dans ce nouvel environnement ? »
À n’en pas douter, ces questions seront aussi au cœur de la campagne présidentielle en France. En cela, le programme de Davos n’avait rien d’un effet de mode. Il traduisait, au contraire, une évolution latente depuis la fin des années quatre-vingt-dix, et qui se réalise brutalement aujourd’hui.
Nouveaux risques, fruits de la globalisation
Ces risques à grande échelle se caractérisent par une forte interdépendance, génèrent des niveaux d’incertitude accrus. Quant aux effets de dominos, ils se renforcent mutuellement et finissent souvent par créer un phénomène de « boule-de-neige » d’une entreprise à l’autre, d’une industrie à l’autre, voire d’un continent à l’autre. Sans doute est-ce d’ailleurs ce changement d’échelle qui caractérise le mieux ce qu’il convient aujourd’hui d’appeler les nouveaux risques qui, dans une très large mesure, sont le fruit de la globalisation.
En effet, d’une part, un aspect positif important de la globalisation des activités économiques et sociales est certainement qu’elle procure des bénéfices de tout premier ordre à un très grand nombre d’individus et d’organisations. Prenons l’exemple de l’évolution des moyens de transport. Leur fantastique développement a permis de mettre en place des chaînes de distribution mondiales de première qualité, capables de produire et de livrer en un temps record partout dans le monde des produits et des services de toute nature.
Le versant ombragé : cela a aussi renforcé l’aspect global des risques en leur permettant de se propager à une vitesse décuplée. Ainsi, comme le capital, le virus H5N1 (grippe aviaire) voyage par avion, le matin à Pékin, avec une correspondance quelques heures plus tard à Londres ou Paris, pour finir à New York ou Miami en soirée. La crise de l’anthrax au cours de l’automne 2001 a affecté, directement ou par effet d’interdépendance, et des fausses alertes par milliers, tous les systèmes postaux en Europe. L’épisode du SRAS répond à la même logique. En l’espace de trois mois, trente pays étaient touchés.
De ce fait, il s’agit de plus en plus de phénomènes que personne ni aucune entité en particulier ne peut contrôler seul, qui ont la faculté de frapper n’importe qui n’importe quand et de se répandre avec une célérité nouvelle. Cela rend les décisions stratégiques à un horizon de cinq à dix ans particulièrement difficiles alors que le « temps s’accélère » et que les dirigeants peuvent être tenus responsables – par leurs actionnaires, leurs élus, voire par les juges – pour ne pas avoir pris les bonnes décisions (alors même qu’ils se trouvaient en situation d’ignorance forte quant à la réalité d’une situation changeant très rapidement ; après coup il est toujours facile de blâmer).
D’où les questions : quelles sont les caractéristiques de ces nouveaux risques et en quoi sont-elles intimement liées à la globalisation ? Quelles initiatives concrètes ont été menées avec succès pour appréhender ces situations ? Peuvent-elles constituer un guide d’actions pour les entreprises et services d’État qui voudraient porter ces sujets à leur agenda décisionnel ?
Six Sigma pour mieux appréhender ce nouvel environnement
Interdépendance croissante
Une première caractéristique de ces événements est qu’ils ne requièrent pas la proximité. Par exemple, il n’y avait rien que les entreprises situées dans le World Trade Center à New York aient pu faire pour prévenir les avions de s’y écraser, une catastrophe en partie imputable au manque de sécurité à l’aéroport Logan de Boston, situé à des centaines de kilomètres de là.
Le nouveau paradoxe est que même si vous-même ou votre organisation n’êtes pas directement touchés par l’événement, celui-ci peut avoir des répercussions importantes sur vos partenaires, vos clients, vos fournisseurs… et alors mettre à mal votre propre activité. C’est l’effet d’interdépendance : mes actions dépendent de celles de ceux qui directement, ou indirectement, dépendent des miennes, et réciproquement. En termes économiques, la globalisation crée de nouvelles externalités et pose le problème de l’internalisation de ces externalités par les marchés ou l’intervention gouvernementale. L’intégration du facteur « hors de nos frontières », on le sait déjà, ne sera pas sans poser des problèmes fondamentaux de gouvernance. Celui-ci est critique du fait de l’interdépendance.
Célérité
La propagation du risque ou du sinistre ne se mesure plus en mois mais en jours, voire en minutes. Pareilles vitesses prennent la plupart des responsables à contre-pied, limitant d’autant le temps de réaction.
Haut niveau d’incertitude, voire d’ignorance
Le temps et la qualité de réaction sont d’autant plus problématiques que l’enchevêtrement de facteurs de risques nouveaux (type Prion, SRAS, H5N1) rend les systèmes de plus en plus illisibles dans leur dynamique globale. Cela rend les méthodes traditionnelles de quantification des risques quelque peu obsolètes, et leur utilisation à faible valeur ajoutée, si ce n’est dangereuse pour celles et ceux qui n’ont pas pris conscience que des modèles reposant sur des hypothèses qui ne tiennent plus conduisent à des solutions fausses.
Cela conduit à des états d’ignorance scientifique et managériale de plus en plus pénalisants pour la prise de décision en temps réel. Par exemple, avec une compétitivité accrue et des attentes de retour sur investissement de court terme, quelle entreprise peut se permettre d’investir massivement dans des efforts de protection pour des risques mal quantifiés si cela la pénalise vis-à-vis de ses concurrents ? Comment mesurer, au-delà des efforts de relations publiques, la nécessité d’investir massivement maintenant pour un retour incertain dans le futur ?
Coûts financiers sans précédent
En 2004, les coûts économiques pour les seules « grandes catastrophes » dépassaient les 100 milliards d’euros (record sur les quarante dernières années, montant corrigé de l’inflation). L’année suivante, en 2005, c’était plus de 200 milliards d’euros (l’équivalent des deux tiers du budget de l’État français cette année), confirmant une transformation radicale en marche. Au-delà des montants de pertes, c’est la stabilité même des grands réseaux financiers qui est aujourd’hui en jeu. L’assurance, qui permet la prise de risques et donc le développement économique, est sérieusement touchée : parmi les 20 catastrophes les plus coûteuses dans l’histoire de l’assurance entre 1970 et 2006 (trente-six ans), 10 d’entre elles, soit la moitié, sont survenues depuis 2001. Cela oblige ce secteur, devenu la plus grande industrie au monde, à de profondes transformations. Celles-ci auront des impacts importants sur le développement (ou les limites du développement) de nombreuses zones géographiques.
Changement d’échelle
À cause des quatre éléments discutés plus haut, l’événement sort très vite des cadres habituels, internes à l’organisation ou du moins locaux, pour se répandre beaucoup plus largement. Ces situations ont en commun qu’un très grand nombre de personnes et d’organisations sont affectées simultanément. Or, pour des capacités de réaction limitées, elles deviennent au-delà d’un certain seuil à rendement d’échelle marginal décroissant.
Pour prendre un exemple très simple, un carambolage impliquant 150 voitures dans le brouillard n’appelle pas la même logistique d’intervention que 150 accidents distincts impliquant seulement une voiture et survenant tous les deux jours durant l’année. Dans le dernier cas, votre capacité d’intervention peut non seulement être relativement limitée, mais peut aussi être routinière. Dans l’autre cas, il est nécessaire de disposer de capacités extraordinaires et d’intervenir sur une grande échelle rapidement. Il en va de même de la gestion de crise de ces événements extrêmes et de leur financement : votre besoin en capital pour couvrir de tels risques est beaucoup plus important que la somme de vos besoins pour n événements de plus faible taille répartis dans le temps ou géographiquement. Et puisque beaucoup d’organisations ont toutes ce besoin de capital immédiat, le prix du capital augmente significativement. C’est l’effet d’échelle.
Point de non-retour
Enfin, il existe aussi un point de non-retour, « d’irréversibilité de l’impact ». Vous pouvez être malade plusieurs fois dans l’année et recouvrer votre état de santé ; mais si la maladie se transforme peu à peu, ou subitement, en décès, c’est irréversible. On ne meurt qu’une fois. La métaphore est, hélas, porteuse pour les risques extrêmes que nous analysons ici. Même si la ville de La Nouvelle-Orléans doit être partiellement reconstruite (notamment grâce aux remboursements d’assurance et aux aides fédérales d’urgence), elle ne sera plus jamais comme avant ; de même de downtown Manhattan. L’effet irréversibilité n’est d’ailleurs pas toujours dû à une destruction ponctuelle. Pensez à la crise de responsabilité qui a secoué le milieu des affaires (Enron, Worldcom, etc.). La loi préparée par le sénateur Paul Sarbanes et le député Michael Oxley a changé radicalement le fonctionnement de centaines de milliers d’entreprises dans le monde (loi dite Sarbanes-Oxley). C’est l’effet irréversibilité. Dans le registre sanitaire, en cas d’épidémies puissantes débutant en Asie, certains ont suggéré de mettre ces pays en quarantaine. Mais quels seraient les effets d’une telle décision sur l’économie mondiale, privée du jour au lendemain de l’ensemble des importations de cette zone ?
Comment repenser la préparation stratégique des organisations ?
Pour les décideurs, hommes politiques ou chefs d’entreprise, ce nouvel environnement constitue une espèce d’enjeu paradoxal. D’une part, la nécessité de s’atteler à la tâche et de gérer ces risques de manière décisive s’impose à tous puisqu’ils bouleversent déjà un large spectre d’activités et redéfinissent les enjeux de pouvoir. D’autre part, la tentation de remettre les décisions au lendemain est aussi forte face à des situations qu’aucune organisation ne peut gérer seule du fait de liens d’interdépendance croissants.
Que faire ? Au risque d’être perçu comme quelque peu radical, je pense qu’il faut retirer ces sujets du seul champ de responsabilité des gestionnaires de risques dans les organisations. Cela peut paraître paradoxal, mais ces nouveaux enjeux, parce qu’ils relèvent directement de la stratégie d’entreprise, nécessitent la mise en place de procédures particulières, de systèmes résilients et de metrics qui soient bien lisibles des investisseurs. Les gestionnaires de risques sont rarement mandatés, ni même formés, pour cela. C’est à la direction financière que ce rôle doit incomber. Le directeur financier, sous contrôle du comité de direction, doit être en charge de développer des méthodes d’évaluation des liens d’interdépendance de la compagnie. Il doit pouvoir soumettre son état-major à des scénarios hors cadre et travailler de concert avec les organisations et pays avec lesquels la compagnie dépend aujourd’hui, et aussi ceux dont elle dépendra en cas d’événement extrême touchant directement ou indirectement ses activités.
Il ne s’agit alors pas seulement de protéger l’organisation contre le contrecoup d’un tel événement, mais aussi de prendre avantage d’une telle situation. En effet, l’expérience montre que la plupart des risques ou sinistres à grande échelle dont nous parlons ici génèrent en quelques jours un bond fantastique de la demande pour un grand nombre de biens et de services. Pour l’entreprise, il s’agit alors d’anticiper cela en mettant sur pied, à l’avance, une capacité humaine, logistique, financière et décisionnelle capable de répondre très vite à ce surcroît de demande (renforcement de positions de marchés, développement et acheminement de nouveaux produits).
Une telle posture exige souvent des innovations techniques et managériales, et des décisions d’investissement et de « priorisation » qui relèvent avant tout du comité de direction. Un nombre croissant de grands états-majors que je conseille reconnaissent d’ailleurs cette nouvelle donne et s’attellent à la tâche. Une fois cette stratégie établie, la direction financière peut alors guider la direction du contrôle des risques pour développer des politiques de gestion de risques internes. Ces dernières sont alors bien mieux comprises et soutenues par les actionnaires et les investisseurs. La configuration inverse (gestionnaires de risques vers direction financière et comité de direction) a prouvé en de nombreuses occasions ses limites face à des risques non encore bien répertoriés – ceux-là mêmes qui constituent le nouvel environnement stratégique – et de coûter très cher à la valorisation boursière de certaines entreprises. Une approche financière permet, elle, d’apporter des solutions globales quel que soit l’événement auquel l’entreprise devra faire face.
Rôle de l’assurance
Dans cette approche financière, l’assurance, devenue aujourd’hui la première industrie au monde en termes de revenus générés par ses activités, a certainement un rôle majeur à jouer. C’est le cas notamment à travers le transfert de risques qu’elle permet et son effet de signal.
Comme mécanisme de transfert de risques d’abord, l’assurance permet la couverture de certains événements qui auraient des conséquences catastrophiques pour les victimes si elles n’étaient pas assurées. Elle le fait en s’appuyant sur la mutualisation des risques et la diversification par zone géographique et par type d’événement.
De plus, le prix de l’assurance constitue un signal sur le niveau de risques 1. Pour prendre le cas extrême, les assureurs et réassureurs 2 peuvent choisir de ne pas couvrir certains risques. Dans ce cas, cela peut aussi être interprété comme un signal d’alarme indiquant que certaines activités sont jugées trop exposées.
L’État, de par sa capacité de diversification sur l’ensemble des contribuables et, au moins théoriquement, sur l’ensemble des générations futures, peut alors s’avérer un partenaire important. Reste à définir les termes et conditions du partenariat. Mais gardons alors à l’esprit que derrière le rideau souvent feutré du fameux « partenariat public-privé », brandi de plus en plus comme la solution miracle pour adresser la question des grands risques, se cachent en vérité des antagonismes profonds. Dans un contexte de mutations fortes fait de catastrophes et de crises accrues, et face à des déficits publics grandissants, certains gouvernements peuvent rechercher un peu trop systématiquement à transférer au secteur privé une responsabilité financière qui devrait leur incomber, comme une fonction régalienne première. Aussi, dans un univers de compétitivité accrue, quelles solutions la sphère privée peut-elle proposer ? Jusqu’où les acteurs privés, au premier rang desquels les assureurs et réassureurs, accepteront-ils de supporter les conséquences financières de tels événements extrêmes ? À quel prix ? Pour quels bénéfices quantifiables ? Ici aussi, de nouveaux enjeux stratégiques se dessinent clairement.
Et demain ?
Ces risques extrêmes vont continuer de déstabiliser bon nombre d’entreprises. Nous avons été formés dans les grandes écoles ou universités à gérer la continuité, ou tout au plus des crises locales mais en univers stable, échelle limitée et connaissance du phénomène. Aujourd’hui vous confrontez votre organisation à des événements d’échelle très large, en univers dont les référentiels changent très rapidement, avec un haut niveau d’incertitude. Cela fait de la prise de décision un art plus complexe. Certaines organisations resteront sur le bord de la route, stagnant ou régressant, faute d’avoir anticipé ces situations assez tôt au niveau du comité de direction. D’autres ont bien compris qu’il s’agissait d’un tout nouvel environnement, avec de nouvelles règles, de nouvelles solutions à mettre en place, et aussi d’importantes opportunités de marchés.
Il convient aussi de former les futurs dirigeants à cette nouvelle réalité. L’échiquier stratégique, politique, et militaire, tant français qu’international, dans lequel les futurs X graviteront, sera en de nombreux points différent de celui des promotions sorties il y a vingt ou trente ans. Sans doute devrions-nous réfléchir à la mise en place d’un enseignement spécifique sur ces questions en cycle polytechnicien.
1. Dans la mesure où les montants de primes ne sont pas trop affectés par la régulation des marchés d’assurance, ce qui est le cas dans la plupart des grands pays industrialisés.
2. Ou les investisseurs, dans le cas des mécanismes de transfert alternatif de risques sur les marchés financiers qui se sont fortement développés récemment (dérivés climatiques, obligations indexées sur risques catastrophiques, sidecars, etc.).