Robert Dautray (X49) l’incarnation de la science et de la technologie
Né à Paris le 1er février 1928, d’un père biélorusse et de mère ukrainienne venus en France au début du XXe siècle, Robert Dautray est décédé l’été dernier. Dans son livre de souvenirs Une vie d’influence (Flammarion), Bernard Esambert qui l’a bien connu a fait son portrait et nous a autorisés à le publier ici.
Je le croisais parfois avec une dévotion qu’expliquait le caractère hors du commun du personnage. Nous étions quelques-uns à connaître une légende que nous nous racontions sous le boisseau avec recueillement : celle d’un berger qui, avec la complicité de quelques enseignants, aurait successivement intégré les Arts et Métiers et l’École polytechnique, en qualité de major, pour découvrir quelques années plus tard les mystères de la bombe H.
Bref, une très belle histoire d’ascenseur social, exemplaire par la dénivelée qu’elle avait fait franchir, en quelques petites décennies, à un gamin que tout condamnait à une carrière anonyme. Ce gamin était devenu académicien des sciences. Son épouse et la mienne avaient sympathisé sur le thème de l’épilepsie dont était atteint mon fils et nous nous rencontrions dans son vieil appartement de l’île Saint-Louis dont le côté magique affichait la prédestination. Cet appartement et son annexe au rez-de-chaussée du même immeuble donnant sur une cour discrète – caverne d’Ali Baba du scientifique avec ses boiseries sombres et austères – ne pouvaient être occupés que par un grand scientifique. Son bureau et sa mezzanine abritaient d’innombrables éditions originales des grands écrits scientifiques mondiaux et une compilation de tout ce qui s’était écrit sur la physique des particules et la climatologie au cours des dernières décennies.
C’est dans ce bureau que Robert Dautray avait fait verbe cette légende, en écrivant ses mémoires chez Odile Jacob. Et la réalité était pour une fois plus belle que la légende. L’auteur y racontait son enfance et son adolescence dans cette France occupée puis libérée d’une oppression dont il faillit être une bien jeune victime. Dans cet hymne d’amour à des parents et à une nation qui fit de lui un Français de cœur, d’esprit et de raison, il racontait que, menacé par les rafles dès 1941, car fils de deux parents immigrés juifs, il atteignit grâce à sa mère la zone libre pendant que son père resté à Paris fut déporté et disparut à Auschwitz.
Par la grâce d’une famille méridionale, le jeune Robert devint un berger qui fréquenta la terre du troupeau et le ciel des astres, jusqu’au moment où l’amour de la science et de la technologie le conduisit à préparer les Arts et Métiers dont il passa en blouse bleue, brillamment, le concours en auditeur libre. Il y apprit les savoirs et les savoir-faire pour fabriquer des machines et surtout il y découvrit le milieu des compagnons et de la fraternité du travail.
Peu de temps après, sous la pression de l’un de ses professeurs, il intégra l’X, toujours en tête de sa promotion, dont il ignorait l’existence quelques mois auparavant. Ses nouveaux condisciples le frappèrent par leur culture, qu’il ne mit pas longtemps à égaler. Les portes de la Science lui étaient ouvertes et, guidé par ses maîtres, il commença à « soulever un coin du voile », selon l’expression d’Einstein. Dès lors, la science accompagnée de la technologie, qu’il apprit à conjuguer grâce à sa double formation, devint une compagne exigeante dont il fallait surveiller les usages dévoyés. C’est ainsi qu’il plaida plus tard avec vigueur pour un renforcement des moyens et des pouvoirs de l’Agence internationale de l’énergie atomique et en faveur d’un puissant effort de recherche sur l’effet de serre.
À sa sortie de l’X, il se fit détacher très rapidement du corps des Mines dont il appréciait la taille humaine, pour entrer dans le nucléaire où il se vit chargé d’établir le cahier des charges scientifique du premier réacteur à haut flux de neutrons, puis de le construire. C’est alors que, dans l’antichambre de la direction des applications militaires (DAM) du Commissariat à l’énergie atomique, sous la pression d’un ardent patriotisme, il commença à étudier la théorie de la bombe thermonucléaire pour prendre ensuite les rênes scientifiques de sa construction.
La réussite de la campagne d’essais de 1968 lui permit, écrit-il avec modestie, d’éprouver la satisfaction de celui qui sut coordonner de nombreuses équipes pour doter notre pays de la bombe H, scientifiquement et technologiquement singulièrement plus complexe que la bombe atomique « classique ».
Dès lors, les étapes de sa carrière s’enchaînèrent : miniaturisation des armes nucléaires, direction scientifique de la DAM puis du Commissariat à l’énergie atomique, haut-commissaire à l’énergie atomique… Tandis qu’il déchiffrait la stratégie scientifique des lasers, des machines à calculer, du spatial ; qu’il déclinait les mathématiques utilisées avec une incroyable adaptabilité pour exprimer la physique fondamentale (domaine dans lequel il écrira avec un mathématicien une somme qui sert de bréviaire aux physiciens des particules).
L’Académie des sciences lui ouvrit ses portes, la vieille dame du quai Conti lui ayant organisé une élection de maréchal. Il s’intéressa aux déchets nucléaires, à l’effet de serre avant bien d’autres. Nous créâmes ensemble, vers la fin des années 1980, des diplômes d’études approfondies (DEA) sur ce thème quand je développais une école doctorale à l’École polytechnique. J’eus une autre occasion de mesurer toute la palette des connaissances scientifiques de l’auteur quand, président du conseil d’administration de cette école, j’introduisis la biologie dans le tronc commun des études, comme je l’ai évoqué plus tôt.
C’est à Robert Dautray que je demandai de superviser la réduction du volume des autres enseignements scientifiques afin de faire de la place à cette nouvelle discipline.
Mais un homme ne se réduit pas à une carrière. Pour Robert Dautray, le rôle que l’on tient dans la vie est fait d’amour des autres, de leur rencontre, de l’élan, de l’énergie avec lesquels on respecte la dignité d’un être humain quel qu’il soit, de lucidité pour comprendre et saisir la main que l’on vous tend. Son ouvrage est aussi un hymne à sa Nation. La France, par ses valeurs offertes à l’intelligence et à la sensibilité des hommes, a su susciter chez lui une passion qui vaut bien toutes les lois du sol et du sang.
Inutile de dire que ce parcours de grand scientifique et d’humaniste me fascinait. Je passais des heures dans son bureau à compulser avec lui les grands écrits scientifiques. Pour lui comme pour moi, la science et la technologie avaient façonné nos civilisations et nous avions même projeté d’écrire ensemble un livre sur ce thème, dont nous avions bâti le plan détaillé des premiers chapitres. Les avancées de la biologie et de la neurologie ne le laissaient pas indifférent. Il collectionnait tous les écrits de nature scientifique sur ces deux thèmes et cela créait une passerelle de plus entre nous. Quand je rédigeais un projet d’article, je ne manquais pas de le lui soumettre et de noter précieusement ses réactions. Je le considérais comme l’incarnation du savant et du technologue. Il me prêtait, partout où j’étais passé, un talent de réformateur auquel je finissais par croire grâce à la magie de ses petits mots manuscrits d’une grande densité, dont j’avais pu apprécier le discernement sur d’autres sujets.
J’en parle au passé alors qu’il est bien vivant, et pour encore longtemps je l’espère, car il lui reste tant à nous apprendre grâce à son inlassable curiosité et à l’épaisseur de ses connaissances.
En juin 2007, à l’occasion de la recension que j’avais faite de son ouvrage Mémoires. Du Vél’ d’Hiv à la bombe H, j’avais écrit : « Vive l’École polytechnique qui permet à des destins comme celui de Robert Dautray de s’accomplir. »
La tradition de la République française en faveur de la méritocratie y avait été aussi pour beaucoup. J’aimerais bien dessiner un écusson qui symboliserait cette France que j’estime et que j’aime, que je porterais religieusement lors de mes rencontres avec tous les Robert Dautray. Un peu comme les présidents des États-Unis portent l’écusson de leur pays lors de leurs sorties officielles.