Roger Martin (35), une figure de grand patron
Si cette fusion passe à juste titre comme l’une des rares réussies et durables de la France d’alors, c’est à lui que nous le devons. La naissance d’un nouvel ensemble a tenu aux choix qu’il a imposés d’emblée, en se plaçant de plain-pied dans l’avenir : mise en place d’une organisation et de structures faisant le partage nécessaire entre la centralisation des taches régaliennes et la décentralisation de la gestion ; attention permanente au choix des hommes ; développement international et premières diversifications, prise de conscience des défis et enjeux d’une mondialisation en marche.
Clarifier et faire des choix
Le succès de la sortie de la sidérurgie a été imputé très tôt à Roger Martin comme un acte prémonitoire
L’oeuvre accomplie, d’abord, impressionne par sa densité, le temps d’une décennie (1970−1980). Pour créer les conditions nécessaires à une fusion qui ne s’imposait pas d’évidence dans le paysage industriel d’alors, il fallait clarifier et faire des choix. Trois grands désengagements, déjà amorcés, vont être parachevés en quelques années : ceux des intérêts sidérurgiques de Pont-à-Mousson, pétroliers et chimiques de Saint-Gobain. Le succès de la sortie de la sidérurgie a été imputé très tôt à Roger Martin comme un acte prémonitoire et d’anticipation par rapport aux agissements des autres acteurs de cette » tragédie grecque où des personnages aveugles et sourds poursuivent, imperturbables, leur marche vers un destin fatal « . Avec le recul du temps, il apparaît pourtant surprenant de voir à la manoeuvre – et sans aucun doute lui en a‑t-il coûté – celui qui par son parcours incarnait le mieux depuis son entrée à Pont-à-Mousson en 1948 le rêve et l’ambition de faire un puissant groupe sidérurgique français et européen.
Parcours
Né le 8 avril 1915 à Asnières, Roger Martin est décédé le 26 mars 2008. Ancien élève de l’École polytechnique (promotion 1935), il sort diplômé de l’École nationale supérieure des mines de Paris (promotion 1937), comme ingénieur au corps des Mines.
Il effectue d’abord une carrière dans la haute administration, à Nancy (1941−1942) puis il est adjoint au directeur de la sidérurgie au ministère de l’Industrie (1942−1946).
De 1946 à 1948, il est détaché en Sarre auprès du séquestre militaire des Hermann Roechling’s Werke. C’est courant 1948 qu’il rejoint la Compagnie de Pont-à-Mousson, comme directeur du Département Sidérurgie et directeur adjoint du Département Mines. Directeur général adjoint en 1953, il devient directeur général en 1959, puis président-directeur général en 1964.
En 1970 intervient la fusion entre Saint-Gobain et Pont-à-Mousson. Il préside le nouvel ensemble de 1970 à 1980. Président d’honneur et administrateur de 1980 à 1982, il restera également administrateur de la filiale américaine Saint-Gobain Corporation.
À la demande des pouvoirs publics, il préside de 1978 à 1981 le Conseil de gestion de l’lnstitut Auguste Comte pour l’étude des sciences de l’action. En 1986, il est nommé membre de la Commission de privatisation des entreprises nationalisées.
Élu manager de l’année par le Nouvel Économiste en 1977, Roger Martin était commandeur de la Légion d’honneur et grand officier de l’ordre national du Mérite.
Il s’en est longuement expliqué dans ses écrits, en particulier sur les atermoiements des alliés potentiels, soucieux de ne pas perdre leur rang dans des fusions poussées, et retardant ainsi les solutions viables. Parce que Roger Martin savait juger et choisir, l’art d’exécution suivait : les différentes cessions, y compris celle de la participation dans la Lyonnaise des Eaux, apporteront aux opérations consécutives à la fusion le nerf de la guerre dont elles avaient bien besoin et, un temps, une participation minoritaire dans Rhône-Poulenc, qui faillit bien rebondir… Les premières années du Saint-Gobain-Pont-à-Mousson nouveau (1970−1974) vont être consacrées prioritairement à la mise sur pied des principes d’organisation du Groupe, sur des bases particulièrement fécondes pour aujourd’hui encore.
Le rôle irremplaçable des hommes
Dès ses premières prises de parole publiques, courant 1970, il exposait ses convictions et les principes qui guideraient son action et, d’abord, l’affirmation du rôle irremplaçable des hommes : » L’industrie est une affaire d’hommes au service des hommes. La réussite ou l’échec se mesurera dans les hommes. » Cette prudence une fois posée, un critère guidera toute la démarche, celui du choix du marché, de préférence aux matériaux, comme seul juge de paix en industrie et seul capable de donner sens aux différents métiers réunis dans la corbeille de mariage. L’acte de produire était aussi affirmé comme indissociable de celui de vendre : » Au début de ma carrière, j’enseignais que pour faire de l’acier, il fallait disposer de charbon et de minerai de fer. J’avais tort. Il faut avoir, et cela suffit, des clients pour le consommer. »
Gouverner un nouvel ensemble
L’organisation matérielle du groupe actuel doit ainsi beaucoup – en puissance sinon en acte – à celle qui fut décidée en 1970, puis perfectionnée au fil du temps. Dès le départ le principe d’une structure » staff and line » fut adopté, fondé à la fois sur les convictions que s’était faites Roger Martin en vingt ans de pratique industrielle et sur les nécessités qui s’imposaient dans l’urgence. C’est de ces temps fondateurs que date le partage entre une société holding, coiffant les filiales et participations détenues en capital, ces dernières étant regroupées sous des entités opérationnelles. Une structure croisée, celle des délégations générales, complétait le dispositif pour la gestion des intérêts globaux de la Compagnie à l’étranger.
« Nous avons trouvé dans (celui) de la grand-mère Saint-Gobain, vieille de plus de trois siècles, quelques meubles de grand prix. »
Sur des bases ainsi clairement conçues et explicitées, Roger Martin s’est d’abord attelé à une tâche de modernisation. Le fondeur et sidérurgiste d’origine avait en effet découvert quelques beaux joyaux dans le nouveau portefeuille d’activités : » En 1971, nous avions vidé les greniers de nos sociétés mères et nous avons trouvé dans celui de la grand-mère Saint-Gobain, vieille de plus de trois siècles, quelques meubles de grand prix. » Tout en fixant un partage clair entre les fonctions régaliennes de la Compagnie et la décentralisation nécessaire de la gestion courante, il s’est ainsi impliqué dans les réalités du Groupe. On l’a vu soutenir tout particulièrement la modernisation des métiers telle que la lui proposaient les différents patrons d’activité. Il n’a pas non plus ménagé son appui aux responsables de la fibre de verre pour développer cette activité, découverte dans la panoplie industrielle de Saint-Gobain, avec l’avantage majeur du procédé TEL. De 1973 à 1975 le Groupe a ainsi doublé ses capacités de production en Europe, tandis que ses positions se renforçaient en Amérique du Nord.
Une tête de pont en Amérique du Nord
Le développement international a été en effet une autre préoccupation constante de Roger Martin. En 1977 il déclarait encore que : » Pour continuer à exister, il nous faut élargir ou tout simplement suivre nos marchés, donc accroître inéluctablement la part relative, dans le chiffre d’affaires du Groupe, de ce qui se fait à l’étranger. » La fusion a, là encore, fourni les bases de cette orientation volontariste. À l’expansion encore géographiquement limitée de Pont-à-Mousson en Allemagne et au Brésil sont venues en effet s’ajouter les fortes positions de Saint-Gobain en Europe latine et en Allemagne et une tête de pont en Amérique du Nord, CertainTeed, qui va fournir matière à un scénario de développement dans les matériaux d’isolation et de construction. Bien secondé par Roger Fauroux et les grands opérationnels, il va faire de CertainTeed – participation minoritaire, acquise par Saint-Gobain en 1967 – une filiale contrôlée, grâce à deux opérations en 1974 et 1978, et le coeur d’un développement industriel dans les matériaux d’isolation et de construction, épaulé par une délégation générale rénovée en 1980.
Une politique de diversification
En troisième lieu, un sujet va se faire de plus en plus pressant au cours de la décennie 1970–1980 : celui d’une politique de diversification. L’analyse de la crise économique de 1973–1974, que Roger Martin diagnostiquera comme bien plus vaste qu’une simple » crise pétrolière « , les préoccupations engendrées par l’évolution de la situation politique française, la baisse de rentabilité de Saint-Gobain y seront pour beaucoup. Les études et projets de diversification sectorielle se cristallisent ainsi à partir de 1974–1975 et s’accentuent avec la mise en place d’une nouvelle organisation du Groupe en 1978, qui acte en particulier la création d’une direction de la politique industrielle et celle de nouvelles branches. Si l’opinion n’a retenu rétrospectivement que la brève construction dans le temps d’un projet informatique, sobrement assumé par Roger Martin tout en en laissant l’exécution à son successeur, les pistes explorées ont été alors nombreuses : nucléaire avec un projet de participation dans KWU, constructeur allemand de centrales, biotechnologies, chimie fine et alimentaire, industrie du multimédia alors en devenir.
Un homme de réflexion et d’influence
Si chez Roger Martin l’image de l’homme d’action a souvent primé, il a aussi marqué son temps comme homme de réflexion, d’influence et de parler vrai. Rien de ce qu’il a entrepris pour Saint-Gobain n’était fondé sur autre chose que de solides et minutieuses réflexions appuyées sur son expérience d’industriel.
« Le profit n’est ni notre loi ni notre morale, mais notre obligation et notre garde-fou. »
Il a d’abord et toujours défendu l’entreprise, si mal aimée en France, pour expliquer sa nécessaire relation avec le profit : » Le profit n’est ni notre loi ni notre morale, mais notre obligation et notre garde-fou. » Mais ses réflexions avaient valeur plus générale, qui faisait de lui un oracle redouté et écouté. Après la guerre du Kippour, alors que beaucoup de décideurs croyaient à une récession passagère, il annonce une crise mondiale profonde et durable. Ses avis sur la fragilité des entreprises françaises, saignées par des années de contrôle des prix, seront souvent repris dans les médias. À l’approche de l’échéance politique des législatives de 1978, placées sous l’ombre portée des nationalisations promises par le programme commun de la gauche, il estimera de son devoir de prendre des positions publiques et de les expliquer à l’opinion du pays. Il est en effet convaincu, lui si attentif au choix des hommes, du caractère quasi biologique de l’entreprise : » Les entreprises sont des organismes vivants extrêmement fragiles et auxquels il convient de ne toucher qu’avec la plus extrême prudence. » Dans les conseils ou comités où il siège de par le monde, ses avis sont appréciés : conseil international de la Chase Manhattan, de Morgan à New York, comité consultatif du groupe Sperry Rand à Saint-Paul (Minnesota), conseil européen de la General Motors. Mais il y puise aussi des informations et une vision d’activités autres, qui conditionnent l’avenir du monde industriel d’alors. Au sein de la Commission trilatérale France-Europe-Japon, il donne sa mesure dans un rôle conforme à son tempérament : réfléchir au destin de la planète et en tirer des conséquences pratiques pour ses responsabilités d’industriel. Il aura ainsi été fasciné par le Japon, qu’il découvrira à partir de 1971 par le truchement de son amitié avec Akio Morita, le président-directeur général de Sony. Malgré l’échec de l’usine de Nihon Glass Wool à Akeno, inaugurée en 1976 et finalement rachetée en partenariat par Saint-Gobain en 2008, il découvre dans ce pays le » zéro défaut » et un engineering de construction d’usines particulièrement en avance en matière d’environnement et de pollution.
Un perpétuel retour vers le futur
En définitive, celui qui rappelait volontiers avec son humour provocateur que le seul mot qu’on ne lui avait pas enseigné à Polytechnique était celui de » gestion « , qui se méfiait instinctivement des cabinets de consultants, des modèles tout prêts – nord-américains notamment -, qui croyait aux forces du marché, restera, par l’oeuvre accomplie et les principes qui l’ont inspirée, un parfait exemple de ce qu’Alfred Chandler a décrit, dans son enseignement à Harvard, comme » La main visible des managers « , en écho à la célèbre formule d’Adam Smith. Si sa modestie naturelle était à la hauteur de son efficacité, intuitive souvent, visionnaire toujours, il n’en était pas moins conscient, de par ses responsabilités, de » faire l’Histoire « , et s’en est même expliqué de temps à autre. Chez lui, en effet, l’emportait la conviction que » L’entreprise, personne morale, participait du monde des vivants et que le présent n’était pour elle qu’un instant de raison où elle devait choisir les voies de son avenir… Depuis les plus lointaines origines, les hommes n’avaient jamais su baser leurs prévisions d’avenir que sur les enseignements du passé. Pour choisir où ils veulent aller ils doivent savoir d’où ils viennent et comment ils en viennent. »