Rue des Potassons
Il serait malaisé de surestimer le rôle, dans l’histoire de la littérature et des idées, des librairies d’Adrienne Monnier et de Sylvia Beach. Se faisant face dans la rue de l’Odéon, La Maison des amis des livres – ouverte en 1915 – et Shakespeare and Company – d’abord ouverte en 1919 rue Dupuytren – furent à l’origine d’événements et de publications dont l’importance occulte encore la personnalité de leurs initiatrices.
On connaît surtout la libraire américaine pour son statut d’éditeur d’Ulysses de James Joyce en 1922, quelques mois après l’interdiction de l’oeuvre aux États-Unis.
Quant à la boutique du numéro 7, qui se doublait d’une bibliothèque de prêt proposant de nombreux ouvrages alors introuvables ailleurs et désormais classiques, il s’y rattache des souvenirs aussi divers que ceux de la découverte de Dada par certains de ses premiers épigones, des lectures de textes de Paul Claudel ou la création du Collège de “Pataphysique.
De nombreuses activités dont Adrienne Monnier fut le maître d’oeuvre ou pour la réalisation desquelles elle servit d’intermédiaire ont donné lieu à des publications désormais rares et recherchées.
Parmi ces ouvrages figure Bibi-la-Bibiste. Son auteur, Raymonde Linossier, née le 25 mars 1897, amie d’enfance, confidente et grand amour de Francis Poulenc, avait fait part à la libraire de sa recherche d’un imprimeur pour un « roman ».
En fait de roman, il s’agissait d’un texte de cinq chapitres totalisant une trentaine de lignes. La brièveté de l’oeuvre ne l’empêcha pas de susciter l’enthousiasme d’Ezra Pound. Le tirage annoncé de l’édition originale de 1918 s’élève à cinquante exemplaires. Ajoutons qu’il s’agit de la publication la plus représentative, peut-être la seule, du bibisme, mouvement dont nulle définition précise n’est parvenue jusqu’à nous mais dont les adeptes semblent s’être essentiellement recrutés parmi les rangs des Potassons, confrérie des plus sympathiques mais également quelque peu mystérieuse.
Au cours de ses études de droit, Raymonde Linossier s’était penchée sur la question de la prostitution, choix peu banal pour une jeune fille d’un milieu dans lequel ce genre de préoccupation rencontrait de vives résistances.
Elle appartenait en outre à cette catégorie de jeunes gens qui, pour réel que soit l’intérêt qu’ils éprouvent à l’égard de leurs études officielles, et quelque succès qu’ils y rencontrent, n’en cultivent pas moins une passion discrète mais susceptible de faire prendre à leur existence une direction totalement inattendue pour les observateurs extérieurs.
Raymonde Linossier délaissa le droit pour s’adonner à l’orientalisme. À l’époque, on s’engageait rarement par hasard dans ce domaine. La revue Tel Quel n’avait pas encore mis à la portée de tous le titre de spécialiste de la Chine.
Membre de la Société asiatique depuis 1923, Raymonde Linossier rejoignit le musée Guimet en 1925. Son travail administratif et de recherche semble avoir été très apprécié, mais elle y mit la même discrétion que dans ses autres activités.
Elle mourut le 30 janvier 1930, à trente-deux ans. La très relative lumière posthume apportée sur son existence par les archives et travaux ultérieurs – les meilleurs sont ceux de Sophie Robert – n’a pas éclairci les circonstances précises d’un décès si prématuré.
Peut-être faut-il se reporter à cette confidence reçue par Adrienne Monnier de celle qui se flattait du titre de « plus jeune potasson du monde » : « On en meurt, vous savez, d’un potassonnat rentré. »
En illustration : Francis Poulenc et Raymonde Linossier
2 Commentaires
Ajouter un commentaire
Alex Moatti (78)
Merci de rappeler le rôle de ces deux libraires – tu aurais pu rappeler aussi la liaison affichée entre ces deux femmes (on appelait à l’époque les homosexuels des invertis). Valéry fréquentait la librairie d’Adrienne Monnier.
Il existe toujours dans la même rue, mais pas au même endroit (j’avais demandé au libraire), une très bonne librairie de livres anciens et livres en vrac.
A.M.
Cher Alexandre,
Cher Alexandre,
Merci pour ton commentaire. La restriction portant sur le nombre de caractères me contraint malheureusement à faire l’impasse sur certains éléments importants. Le livre « Passage de l’Odéon », de Laure Murat, mentionne évidemment plus en détail la relation d’Adrienne Monnier et Sylvia Beach et l’auteur mentionne l’importance pour sa réflexion d’un séminaire intitulé « Sociologie des homosexualités ». Je n’ai malheureusement pu lire la thèse de Sophie Robert — seul un article sur Raymonde Linossier semble en avoir été publié, traduit en anglais —, mais elle aborde probablement la question de façon intéressante. (Son directeur de thèse était Jean-Yves Tadié, spécialiste de Proust.) De façon générale, je préfère ne pas induire le lecteur en erreur : par manque de place, j’aurais été contraint de ne pas développer et la période 1920–1950 présente assez de dissemblances avec l’actuelle pour que les façons de penser d’aujourd’hui ne soient susceptibles de donner une impression trompeuse.
En ce qui concerne les personnes ayant fréquenté la librairie d’Adrienne Monnier, elles sont bien sûr si nombreuses qu’il est impossible de les citer toutes. J’ai fait le choix de donner quelques exemples témoignant d’un éclectisme que je trouve assez remarquable. On pourrait ajouter Fargue, Benois-Méchin, Claudel, &c., et des personnalités moins connues mais remarquables à d’autres titres. Les textes de Sophie Robert et Laure Murat donneront une meilleure idée que mon article de 3500 caractères dont le seul but est de donner envie de se documenter plus avant sur les sujets que j’aborde.
Enfin, je ne connais pas exactement l’histoire ultérieure du numéro 7 de la rue de l’Odéon, mais Maurice Imbert avait repris la librairie dans les années 1980, ce qu’il m’a confirmé récemment. J’ignore ce qu’il en est advenu après son départ.
Jonathan