Russie : transformations et inertie
L’étude démographique de la Russie est très particulière, déroutante et intrigante : il faut relever et étudier les statistiques, et pour détecter les incohérences, élaborer des prospectives vraisemblables, ne pas s’arrêter aux premières impressions pour bien comprendre ce que les indicateurs observés de nuptialité, de natalité, de mortalité ou encore de migration révèlent de la société de la Fédération de Russie.
La Russie connaît aujourd’hui une migration de nature postcoloniale
Il faut aller sur le terrain, sonder l’opinion publique, interroger les différents acteurs, faire la part du passé tragique et d’un présent empli de contradiction, entre une société en transformation et un monde politique dominant crispé sur le passé et un modèle autoritaire.
La baisse de la population, qui se poursuit depuis le début des années 1990, va continuer dans les années qui viennent quels que soient les scénarios envisagés. On note, de plus, une grande hétérogénéité : la Sibérie et le Grand Nord se vident peu à peu, en particulier depuis la disparition des incitations financières qui conduisaient nombre de Russes à aller y travailler quelques années.
Les régions orientales vivent dans un isolement croissant, qui pourrait nuire à la cohérence du territoire de la Fédération de Russie, et on voit se développer en Sibérie un certain nombre de revendications pour acquérir une plus grande autonomie.
REPÈRES
La Russie a compté 2,5 millions de naissances en 1987, et 1,2 million en 1999, année où ce chiffre atteint son point le plus bas. En 2011, 1,8 million d’enfants sont nés. L’excès des décès sur les naissances a fluctué, entre le milieu des années 1990 et le milieu des années 2000, entre 700 000 et 950 000 par an. Il était, en 2011, proche de 130 000. La fécondité, de 1,17 enfant par femme en 1990, est aujourd’hui proche de 1,6 enfant par femme. L’espérance de vie masculine, de 65 ans en 1960, est descendue jusqu’à 58 ans en 2009 mais remonte depuis peu. Elle était, en 2011, de 64 ans.
Entre 1990 et aujourd’hui, la Russie a perdu près de 5 millions d’habitants. Certaines régions, en particulier le Grand Nord et une partie de la Sibérie, ont été particulièrement touchées par le dépeuplement. On compte aujourd’hui 143 millions d’habitants.
Des politiques démographiques
La politique se mêle intimement à toutes les questions démographiques, et si la baisse de la natalité prend de l’ampleur à partir de 1990- 1991, les députés de l’opposition y voient une conséquence de la politique ultralibérale mise en place à l’époque par Boris Eltsine.
L’analyse des démographes, plus nuancée, va chercher des racines plus lointaines.
La vraie différence porte sur l’espérance de vie
La baisse de la population a d’abord été limitée par l’arrivée de Russes et d’autres nationalités, installés dans les quatorze anciennes Républiques de l’Union soviétique devenues États indépendants. Beaucoup revinrent : 800 000 en 1995 par exemple, mais cette source se tarit peu à peu. Les appels de Vladimir Poutine pour encourager le retour de ceux qui sont encore à l’étranger ne semblent pas suivis d’effets.
En revanche, la Russie connaît aujourd’hui une migration de nature typiquement postcoloniale : Tadjiks ou Ouzbeks viennent travailler dans le bâtiment, les services municipaux, les industries minières, dans des conditions souvent très précaires.
Affiche de propagande : vos records sont nécessaires à notre pays.
Avec Vladimir Poutine, le gouvernement russe développe aussi une politique ouvertement nataliste, qui combine un discours conservateur sur la famille et l’expression d’une volonté de puissance qui serait marquée par le nombre. Elle fait une large part à des slogans sans ambiguïté, témoin certaines affiches qui ont couvert les murs des villes.
Mais elles sont surtout marquées par des incitations financières importantes, délivrées aux familles dès le deuxième enfant.
Cette politique est-elle efficace ? On pourrait croire que oui, puisque le nombre des naissances comme la fécondité ont augmenté d’environ 40% en un peu plus de dix ans. Cependant, cette remontée avait débuté antérieurement, et s’observe par ailleurs dans plusieurs pays ayant connu une tendance analogue mais n’ayant pas eu de telles mesures.
Beaucoup de ressemblances avec d’autres pays européens
La comparaison de la démographie russe avec celle des autres pays européens montre que, sur le plan de la natalité, la Russie ne se distingue pas vraiment. Certes les évolutions y sont plus heurtées, mais l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Grèce ont, elles aussi, connu des périodes de très basse natalité dont elles ne sortent que très lentement, quand elles en sortent.
Des naissances avancées
De nombreux démographes estiment que les nouvelles naissances sont pour la plupart de simples « avances de calendrier ». De plus, les fluctuations rapides que génèrent les mesures natalistes rendent difficile la politique de suivi maternel et infantile, de garde de la petite enfance, d’éducation
La vraie différence démographique russe actuelle porte sur l’espérance de vie et sa chute, qui date en fait des années 1960. On est passé de méthodes collectives, comme les vaccinations généralisées pour lesquelles le système communiste était à l’aise, à des méthodes individualisées. C’est particulièrement net dans la lutte contre le cancer et les maladies cardiovasculaires. Dans cette descente lente mais continue, il y a eu tout de même quelques points de retournement : ainsi la campagne antialcoolique de Gorbatchev, en 1986, fait remonter l’espérance de vie de deux ans en une seule année.
Les gouvernements successifs à la tête de la Fédération de Russie ne se sont guère émus, jusqu’à ces dernières années, du niveau exceptionnellement élevé de la mortalité, même si, depuis quelque temps, le ton semble changer. On attend cependant toujours une politique de santé ambitieuse, vraiment indispensable. L’exemple de la République tchèque, où le système de santé a été réformé en profondeur et où l’espérance de vie a rapidement augmenté après la chute du mur de Berlin et l’intégration européenne, témoigne des résultats d’une politique volontariste en la matière.
La population de la Russie recensée en 2010
La Russie a réalisé, depuis l’éclatement de l’URSS, deux recensements, l’un en 2002, l’autre en 2010. Les résultats de ce dernier sont désormais, pour leur plus grande part, disponibles (voir en particulier le très riche site consacré aux résultats).
À l’occasion de la préparation du recensement de 2002, un large débat public s’était engagé autour de la question des diverses « nationalités » (désignant, en Russie, des groupes ethniques) présentes sur le territoire. Le recensement de 2010 a beaucoup moins donné lieu à de tels débats. Ce recensement a la particularité notable d’être facultatif : selon la constitution de la Fédération de Russie, aucun citoyen n’est obligé de répondre à certaines questions (en particulier portant sur la nationalité – au sens ethnique du terme – ou sur la langue). On estime qu’environ 2 millions de personnes n’ont pas été recensés. Les résultats sont de qualité très variable selon les régions.
Une société en mutation
Les enquêtes d’opinion confirment l’ancrage européen de la société russe, avec parfois cependant des divergences, tant dans l’opinion que dans les pratiques. La cohabitation hors mariage, qui s’est développée tardivement, est désormais bien réelle.
La société, malgré des positions politiques hostiles, est désormais plus ouverte à l’homosexualité, même si la séparation des rôles, féminins et masculins, reste forte.
Comme à l’Ouest, l’alcool clandestin
Les Russes apprirent vite à contourner les lois antialcooliques, comme le firent les Américains sous la prohibition et nos bouilleurs de cru sous l’Occupation : ils inventèrent mille procédés pour fabriquer de l’alcool clandestin, le fameux samogon, dont la qualité est très variable et parfois exécrable. Les empoisonnements ont alors crû. Cet élément, parmi d’autres, explique l’abandon de ces mesures. La perte fiscale considérable pour l’État est un autre élément d’explication, ainsi que, de façon générale, le manque de conviction des autorités politiques.
De façon plus générale, les formes de sociabilité féminine et masculine, de même que la place de la femme et de l’homme dans la famille restent fortement différenciées. Le mariage ou la naissance du premier enfant restent très précoces, en regard de ce qu’on observe ailleurs en Europe, mais là aussi les comportements se modifient rapidement.
Enfin, l’avortement avait été, en URSS, le moyen principal de limitation des naissances. Aujourd’hui, le nombre d’avortements a considérablement baissé, même s’il reste important. Malgré un retard certain, les moyens de contraception moderne sont de plus en plus utilisés.
Si, pendant plusieurs années, les analyses de la situation démographique de la Russie ont été caractérisées par un grand pessimisme, il n’en est plus tout à fait de même aujourd’hui. Mais, pour aboutir à une protection médicale et une espérance de vie voisines de celles de l’Occident, le chemin est encore très long.
Dénombrer les peuples ?
La question du dénombrement ethnique est présente depuis plus d’un siècle, puisque le premier recensement de l’Empire tsariste, en 1897, s’y était intéressé, ainsi que tous les recensements soviétiques. Depuis l’entre-deux- guerres, un habitant de Russie possède une « nationalité », en fait une ethnicité, qui sera inscrite sur le passeport soviétique. Elle ne figure désormais plus sur le passeport de la Fédération de Russie, mais la question continue d’être posée au recensement.
Les enquêtes d’opinion confirment l’ancrage européen de la société russe
L’Institut d’ethnologie et d’anthropologie, principal responsable de l’établissement des listes de nationalités reconnues en Russie, a établi une liste de deux cents « nationalités », mais aussi des listes beaucoup plus longues de « dénominations ».
L’établissement d’une telle liste fait toujours l’objet d’une longue négociation entre scientifiques (ethnologues, linguistes), statisticiens (membres de Rosstat, direction de la statistique) et divers acteurs politiques (responsables de régions, de territoires nationaux – tels le Tatarstan ou le Daghestan –, de responsables de communautés qui développent de fortes activités de lobbying).
On trouve dans cette liste des Russes, bien sûr, des Tatars, des Ukrainiens, des Tchouvaches, mais aussi des Juifs, des Avars, etc. Certains citoyens de la Fédération de Russie se sont dits « soviétiques » ou simplement « citoyens de Russie », en petit nombre, il est vrai. Ils sont nombreux à ne pas avoir indiqué de nationalités (autour de 5 millions), soit par refus, soit car ils n’ont pas voulu participer au recensement.