SAMSON FRANÇOIS, pianiste et aventurier
Samson François, mort à 46 ans en 1970, a sans doute été parmi tous les pianistes légendaires du XXe siècle – comme Rubinstein, Horowitz, Kempff, Richter, Clara Haskil – le plus authentiquement artiste, peut-être celui qui a laissé l’impression la plus forte à ceux qui l’ont entendu en concert. Fantasque, raffiné, un peu voyou, totalement imprévisible, il interprétait dans l’instant, comme on improvise, et ne jouait jamais la même oeuvre deux fois à l’identique. Il était l’archétype de l’artiste romantique, mais il avait, au sens propre, du génie, ce qui est rarissime pour un interprète.
L’intégrale de ses enregistrements, dont plusieurs inédits, est un monde dans lequel on s’immerge comme on se plonge dans la Recherche du temps perdu, pendant des jours et des nuits – surtout des nuits – et dont on sort la gorge sèche, en clignant des yeux. C’est que rien, dans son jeu, n’est convenu, ou tout simplement classique, et certainement pas serein. Jamais on n’a entendu, par exemple, la 4e Ballade de Chopin, le Tombeau de Couperin de Ravel, ou La Plus que Lente de Debussy, joués ainsi, avec un tel degré à la fois de raffinement subtil, de perfection technique et d’inspiration géniale, et jamais sans doute on n’éprouvera la même surprise de chaque instant, la même intensité d’émotion, le même émerveillement.
Les enregistrements s’étalent de 1947 à 1970 : Chopin, Ravel – deux intégrales – Debussy (l’intégrale inachevée), Schumann, Liszt, et aussi Prokofiev, Scriabine, Bartok, Franck, Fauré, et même quelques pièces de Bach, Beethoven, Mozart, Mendelssohn. Pas de Brahms, en revanche, dont il disait que sa musique lui briserait les doigts.
Chopin d’abord. Samson François a marqué sa musique de façon telle que lorsqu’on a écouté ses interprétations, on ne peut par la suite qu’évaluer celles des autres pianistes à l’aune des siennes, et avouer en général, avec beaucoup de partialité : « C’est bien, mais ça ne vaut pas Samson François. » Le coffret présente deux enregistrements des deux Concertos, réalisés en 1954–1958 et 1965, que l’on jurerait joués par deux interprètes distincts, géniaux tous les deux. Il en est de même pour certaines des Ballades, des Valses, des Nocturnes, des Scherzos, des Études, des Sonates, des Polonaises… Mais son interprétation, sans doute la plus extraordinaire, est celle des Mazurkas, pièces dont le minimalisme même autorise tous les débordements des pianistes, et qu’il transforme, lui, en petits haïkus aériens et mélancoliques.
De Ravel, il est clair que nul n’a jamais joué, nul ne jouera jamais la Sonatine, Gaspard de la nuit, le Tombeau de Couperin, avec une telle grâce exquise et une telle rigueur, sans parler des deux Concertos, dont tous les musicologues reconnaissent qu’il a été l’interprète du siècle.
Le 3e et le 5e Concertos de Prokofiev sont à jamais marqués par son jeu – comme Glenn Gould a marqué les Variations Goldberg – et aussi les deux Concertos de Liszt. L’intégrale en offre également plusieurs enregistrements. Sa technique transcendante lui fait prendre, au profit de la musicalité, des risques qui laissent pantois et qui parfois, au concert, pouvaient frôler la catastrophe, comme en témoignent certains enregistrements réalisés en public, la Sonate de Chopin en si mineur, par exemple, dont l’enregistrement salle Pleyel en 1964 n’est que le pâle et imparfait reflet de celui, flamboyant, réalisé la même année en studio.
Le Quintette avec piano de Franck, le Quatuor avec piano n° 1 de Fauré, tous deux avec le Quatuor Bernède, témoignent de la capacité de Samson François à se fondre dans un ensemble de musique de chambre, dès lors que l’oeuvre jouée peut provoquer son inspiration, c’est-à-dire, en fait, son émotion artistique.
Mais le plus extraordinaire, peut-être, ce sont ses interprétations de Debussy. Il est mort, on le sait, en enregistrant l’intégrale de l’oeuvre pour piano, pendant une pause. On chercherait en vain dans les Préludes, les Images, les Études, Children’s Corner, la moindre prescience de la mort. Ce jaillissement de notes d’une extrême précision, ce toucher aérien, venu d’ailleurs, ces couleurs que l’on peut presque voir en fermant les yeux, rappellent les enregistrements du jeune Menuhin au violon : un elfe intemporel, qui nous donne une dernière leçon de vie.
2 Commentaires
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Samson François
Je suis quelque peu ému à la lecture de ce qui est ecrit, ici, sur Samson François. J’ai eu le privilège de l’entendre sinon ‚de l’écouter (- j’étais bien jeune alors -: merci à mes parents…) lors d’un récital à Paris…salle Gaveau , Pleyel ? Peu importe.…jeune pianiste (je joue toujours ) je m’étais alors senti bien minable !!!
Je viens de lire le commentaire édité par Wikipedia…Un vrai survol des plus subjectifs en diable ! à croire que le rédacteur n’a jamais…;écouté ce grand pianiste ..Mais : « qui, se souvient des hommes ? » .
Bel article et bel hommage ici, donc !
Bravo et vraiment merci !
Pontcarral
. … .
Sansom François
Merci du fond du cœur pour ce magnifique commentaire . Il correspond, en tout point, à ma propre sensibilité.