Santé, biodiversité : une seule santé
L’être humain est un être vivant. Donc la santé humaine, la santé animale, la santé végétale et le fonctionnement des (socio-)écosystèmes sont uns et reliés. Il importe de prendre enfin en compte une nécessaire approche interdisciplinaire pour la prévention en santé publique, donc de manière interministérielle et dans les territoires. Il a fallu la crise de la Covid pour que le gouvernement mette en place en septembre 2022 un comité de veille et d’anticipation des risques sanitaires, composé de médecins, mais aussi de vétérinaires, écologues et citoyens. Il est temps, urgent, d’aller au-delà, en dotant notre pays d’un cadre national législatif, réglementaire et surtout opérationnel (recherche, formation, financements, etc.) pour effectivement promouvoir « une seule santé ».
Il est paradoxal de s’interroger sur les liens entre la santé (« notre » santé humaine) et la biodiversité, en clair le vivant, alors même que nous sommes justement des êtres vivants, issus d’une longue évolution depuis l’apparition de la vie sur Terre. Pasteur ne nous avait-il pas appris le rôle majeur des microbes, qui circulent dans l’eau, l’air, le sol et… notre corps ? Flemming n’a‑t-il pas découvert les antibiotiques, produits par des micro-organismes autour de nous, qui nous ont tant aidés face aux infections, maladies infectieuses et ont permis, estime-t-on, un gain général d’au moins dix années d’espérance de vie dans le monde ?
Notre focalisation des politiques de santé publique sur le soin, avec un tropisme sur les médicaments, produits par la chimie, nous a fait oublier ces liens. Avec des erreurs à la clé. L’écologue Serge Morand, dans son ouvrage La prochaine peste, alertait dès 2016 sur la survenue potentielle d’une pandémie : nous avons eu la Covid-19. Je pourrais citer la biologiste américaine Rachel Carson qui, dès 1962, mit en évidence l’apparition de résistances à des produits comme le DDT, montrant les conséquences de la destruction du vivant, y compris sur notre santé. Prenons des exemples simples, pour comprendre les éléments nous permettant d’envisager de nouvelles politiques publiques.
L’effet cascade
Au nom de la lutte contre la rage, à la fin du siècle précédent, la France a lancé une grande campagne d’élimination des renards, avec comme conséquence l’explosion démographique de rongeurs et donc de tiques, et donc de la maladie de Lyme : un effet cascade. Le salut est venu en fait d’une autre politique : celle de la vaccination larga manu de tous les carnivores de nos contrées, via des boulettes de viande disséminées dans nos campagnes.
Les moustiques
En Australie, en Californie, des villes créent des étendues d’eau permanentes, pour maîtriser la pullulation des moustiques. Dans une zone humide permanente, il y a des poissons, des batraciens, qui dévorent larves et moustiques ; les libellules et les oiseaux, voire les chauves-souris, ne sont pas en reste. Mais, face à l’arrivée du moustique tigre, vecteur de maladies graves comme la dengue, il nous faut adapter nos stratégies à son comportement écologique : la ponte à sec dans de tout petits espaces, avec un temps d’attente de l’arrivée d’eau. Une petite pluie, un arrosage d’un petit récipient, et les larves naissent. Nous pouvons tous agir : chasse à tous les récipients pouvant être secs d’abord puis se remplir, comme ces coupelles, les siphons de bord de terrasse, etc., pour empêcher le moustique d’accéder à l’eau.
L’ambroisie
Nous pouvons évoquer l’ambroisie, cette plante invasive, provoquant de graves difficultés respiratoires à l’inhalation de son pollen, en fin d’été. La multiplication du personnel en service d’urgence et la mobilisation de médicaments ne sont que la réponse « soins » après coup. L’Agence régionale de santé Auvergne-Rhône-Alpes forme et accompagne les services municipaux, notamment de voirie, à repérer la plante et à l’arracher en hiver : il faut l’empêcher de se développer. C’est une plante de friche, qui adore les espaces dégagés, comme nous les créons en fauchant les bords de route ou en labourant en août. En clair, des espaces buissonnants, boisés, bien herbus, avec une forte biodiversité créent une concurrence qui gêne et élimine cette plante.
« La dégradation de notre environnement est un facteur de dégradation de notre santé. »
Dans ces exemples, nous avons vu que la compréhension de l’écologie d’une espèce, du fonctionnement des écosystèmes, permet d’intervenir en amont, en prévention, et souvent en accompagnant le développement d’une biodiversité, alliée de notre santé. On comprend que la dégradation de notre environnement est un facteur de dégradation de notre santé, en direct (avec des produits chimiques rendant directement malades : cancers, etc.) ou indirectement, en favorisant l’émergence de facteurs impactant notre santé.
L’antibiorésistance
Il faut évoquer la montée inquiétante de l’antibiorésistance, qui est un fléau de santé publique. On estime qu’en France plus de 12 000 décès par an peuvent lui être attribués. Un antibiotique est une substance naturelle qui réduit le développement de bactéries ou les détruit (bactéricides) : finies les infections ! Revenons au « naturel » de la substance. La vie n’est qu’un combat (struggle for life, disait Darwin), par solidarité entre les êtres (mutualisme, symbiose) ou par compétition-prédation.
La reproduction, qui transmet au hasard des recombinaisons de gènes, va donner ou non un avantage à des êtres, notamment pour se défendre : ainsi, certains êtres ont développé leur capacité à produire… des antibiotiques. Le même moteur continue : si l’on agresse des bactéries, en tentant de les détruire, on devrait réussir à en supprimer beaucoup, mais on risque d’en laisser en vie un petit nombre, que les gènes ont rendu résistantes à l’antibiotique. Alors elles vont se reproduire et transmettre leurs résistances, créant une population de bactéries antibiorésistantes.
« Ailleurs on utilise trop ou mal les antibiotiques. »
Les premières manifestations sont apparues dans les salles d’opération, où l’on utilisa de l’antibiothérapie lourde. Les mesures d’hygiène à l’hôpital ont permis de mieux cibler l’antibiothérapie. Mais ailleurs on utilise trop ou mal les antibiotiques : dans de nombreux pays, la vente est libre, sans parler de l’usage à d’autres fins, comme facteur de croissance du bétail aux États-Unis… (pratique désormais interdite en Europe). La surprescription en médecine de ville reste forte, souvent par demande des patients, alors que par exemple ces antibiotiques sont sans effet sur les virus. En médecine vétérinaire, des progrès ont été faits en France.
Avoir un usage raisonné des antibiotiques
Le rapport Tous ensemble, protégeons les antibiotiques (ou rapport Carlet, établi à la demande de la ministre de la Santé en 2015) pointe deux autres problèmes : le désintérêt des firmes pharmaceutiques pour la recherche de nouveaux antibiotiques (produits peu chers : recherche peu rentable), d’où la généralisation des génériques et le faible nombre de nouveaux produits. Le rapport met aussi en évidence les résistances croisées.
En clair, tout ce qui agresse le vivant (les biocides) provoque l’émergence de résistances. Or souvent les gènes de résistance aux biocides sont les mêmes que ceux contre les antibiotiques. Et là on change d’échelle. Quand on parle de 700 tonnes d’antibiotiques utilisés chaque année en France en médecine humaine, ou de 500 t en médecine vétérinaire, on approche du million de tonnes de biocides (dont les bactéricides ménagers utilisés par tous à la maison).
Des voix s’élèvent pour avoir un usage raisonné, limité, des biocides, qui impactent directement la santé (cf. les maladies professionnelles des agriculteurs) et, indirectement, via ce moteur de l’antibiorésistance. L’antibiorésistance est bien un enjeu de santé publique mondial, un enjeu de santé environnement.
Des constats scientifiques
En résumé, les études scientifiques ont montré : une perte de biodiversité et une dégradation des écosystèmes, contribuant à l’émergence de maladies transmises de l’animal à l’homme ; une moindre diversité et un déséquilibre de nos microbiotes, contribuant au développement de maladies (cancers, obésité, allergies, maladies neurodégénératives…) ; une moindre prévalence des maladies chez ceux vivant à proximité d’un espace vert ; une réduction des risques sanitaires si l’on réduit sa consommation de viande et de produits ultra-transformés, si l’on diversifie son alimentation avec des produits végétaux riches en protéines, fibres, antioxydants et issus de l’agriculture biologique ; une augmentation des risques de cancer et d’antibiorésistance liée à l’usage de produits biocides.
Une seule santé
Depuis longtemps, le monde universitaire anglo-saxon parlait de « santé planétaire ». Le concept international d’« une seule santé » a enfin sa définition, proposée par un panel d’experts de haut niveau créé en 2021 par quatre organisations internationales (OMS, OMSA, Organisation mondiale de la santé animale, FAO, PNUE, Programme des Nations unies pour l’environnement) : « Une seule santé est une approche intégrée et unificatrice qui vise à équilibrer et à optimiser durablement la santé des personnes, des animaux et des écosystèmes.
Elle reconnaît que la santé des humains, celle des animaux domestiques et sauvages, celle des plantes et de l’environnement au sens large (y compris les écosystèmes) sont étroitement liées et interdépendantes. » Quatre voies de cadrage des politiques publiques apparaissent : la prévention, l’interdisciplinarité, l’interministérialité, l’action dans les territoires.
La prévention
C’est nécessité, bien comprise économiquement (cf. le « coût de la non-action »), de dépasser la vision de la santé comme politique de soins, pour en amont comprendre, puis agir sur les déterminants de la santé, facteurs de dégradation de l’environnement, nuisibles à la santé.
Lire aussi : La finance au service de la biodiversité et de la transition écologique
L’interdisciplinarité
Il faut dépasser les spécialisations scientifiques, séparant médecins et personnel de santé des vétérinaires, des agronomes, des écologues et, aussi, des décideurs, acteurs publics, privés. Chacun se réfère à son propre corpus, en particulier en matière de vision du vivant : dangereux microbes des médecins et services d’hygiène, gentils animaux des écologues, etc.
Cela suppose de développer une recherche interdisciplinaire, encore embryonnaire. À quand un programme « une seule santé » de l’ANR (Agence nationale de la recherche) ? Ou la mise en place d’un groupement d’intérêt scientifique regroupant des instituts de médecine, de médecine vétérinaire ou d’agronomie et d’écologie-biologie ?
En amont se pose la question de la formation, dans les facultés de médecine, de pharmacie, les écoles vétérinaires ou d’agronomie, les facultés de biologie-écologie. Sans parler de l’ignorance des enjeux du vivant dans les écoles de la fonction publique, voire des rares formations de nos élus. À quand des modules interdisciplinaires, délivrés dans ces enceintes de formation supérieure, avec un même message sur le fonctionnement du vivant, sur notre appartenance à ce vivant ?
L’interministérialité
Ce cloisonnement se retrouve à la mise en œuvre des politiques publiques, avec une absence d’interministérialité : tel ministère se mobilise sur la protection de la nature, l’autre sur l’agriculture, un autre sur les soins médicaux, etc. Alors que l’on a su faire baisser les conséquences de l’insécurité routière (16 000 décès en 1976, 3 000 en 2019, malgré l’explosion du trafic), en mettant en place une délégation interministérielle à la sécurité routière, avec un conseil des ministres dédié annuel, présidé par le Premier ministre, où en est-on du pilotage des plans nationaux santé environnement ou de la lutte contre l’antibiorésistance ? Peut-on espérer que l’orientation du nouveau gouvernement vers une planification écologique, avec un secrétariat général dédié, permettra enfin une approche interministérielle de l’enjeu « une seule santé » ?
Les territoires
Le cœur de la bataille se trouve dans les territoires. Chaque territoire est confronté à des problématiques spécifiques : le moustique en Camargue, les pollutions industrielles ailleurs, les pesticides en zones agricoles… Plus que d’écosystèmes, nous devrions parler de socio-écosystèmes : notre environnement est le résultat d’une histoire locale des pratiques et activités humaines. Comprenons en approche interdisciplinaire ces histoires socio-économiques ; analysons, croisons les données : épidémiologie humaine (cancers, maladies pulmonaires…), épidémiologies animales (grippe aviaire, tuberculose bovine…), maladies des plantes, phénomènes de plantes envahissantes, dysfonctionnements écosystémiques (eutrophisation de cours d’eau, stérilisation de sols…). Comme on a su le faire pour l’eau, mettons en place des processus de concertation permettant, au vu des données, de se donner des objectifs d’action, de prévention.
“Chacun a droit à un environnement équilibré et respectueux de sa santé.”
(Charte de l’environnement)
Avoir un cadre national
Encore faudrait-il un cadre national de soutien à cette mobilisation des territoires. Le PNSE (plan national de prévention des risques sanitaires liés à l’environnement) ou le « fonds vert » annoncé en octobre 2022 par le gouvernement pour soutenir la planification écologique pourraient être utilisés, comme les nombreux outils contractuels de l’État (contrats de plan, contrats locaux de santé…). Notre droit a consacré dans la Constitution en 2005 la santé environnement, via l’article 1er de la Charte de l’environnement : « Chacun a droit à un environnement équilibré et respectueux de sa santé. » Mais quelle déclinaison, par exemple dans notre code de santé publique, qui en est resté à la notion d’hygiène et de salubrité publique héritée du XIXe siècle ? Nos lois et règlements doivent évoluer.