Santé mentale au travail, pourquoi s’emparer rapidement du sujet ?
La promotion d’une culture positive de la santé mentale se heurte à de vieilles représentations étrangement doloristes du monde professionnel, mais le temps fait son œuvre : deux ans de crise sanitaire et de bouleversements dans l’ordre du travail ont ébranlé le vieux monde. Un monde nouveau est en train de naître, qui accorde une place croissante au bien-être psychologique. L’entreprise de demain sera comptable de la santé mentale de ses collaborateurs, ou ne sera pas.
La longue période anxiogène que nous avons vécue ces dernières années a marqué les esprits et transformé durablement l’organisation du travail, comme notre rapport à l’entreprise. De nombreux salariés sont en quête de sens ; d’autres sont en souffrance. Si la santé mentale au travail est de moins en moins un tabou, elle reste un sujet délicat pour bon nombre d’entreprises. On a gagné le droit d’être vulnérable, mais on est alors étiqueté « maillon faible », parce que, culturellement, les choses n’ont pas tellement évolué.
Lire aussi : La santé, ça se travaille !
Distinguer vulnérabilité et faiblesse
Contrairement à l’idée reçue, la vulnérabilité n’est pas faiblesse, loin de là : parce qu’elle consiste à accepter ses failles, à partager ses émotions et ses sentiments comme ses idées et ses opinions, elle rapproche et crée de la confiance, favorisant l’implication et le plaisir. Assumer ses imperfections, exposer ses doutes, demander de l’aide, c’est en effet donner à autrui la possibilité de vous connaître vraiment, de vous voir tel(le) que vous êtes, au-delà de l’arsenal ordinaire déployé pour masquer la vulnérabilité. Le temps est venu de changer notre vision de la santé mentale, de réinventer la prévention des risques psychosociaux souvent axée sur la gestion de la souffrance pour mieux accompagner les collaborateurs, qui demeurent l’actif le plus précieux des entreprises.
Un enjeu de société
2,55 millions de salariés en burn out sévère d’après le Baromètre Empreinte humaine. Le chiffre est confondant. Et n’est-ce pas, de surcroît, l’arbre immense qui cache la forêt ? Combien de collaborateurs, sans être en burn out « sévère », ne vont pas bien aujourd’hui ? Selon le même sondage, 38 % des salariés seraient en détresse psychologique, un indicateur de santé mentale reconnu qui chevauche des symptômes de dépression et d’épuisement.
Face à cette réalité, les entreprises ne peuvent plus se voiler la face et doivent se saisir du sujet de la santé mentale des collaborateurs. On voit bien que les lignes de soutien psychologique ont fait leur temps, qu’elles sont largement insuffisantes, inadaptées, et que l’enjeu est d’avoir une approche systémique, diffusée dans toutes les strates de l’organisation, mêlant sensibilisation, mesure, accompagnement collectif et individuel. Parce que le bien-être est lui aussi contagieux, dirigeants et DRH sont invités à repenser la manière d’accompagner l’ensemble de leurs collaborateurs, ceux qui souffrent, et tous les autres.
Dédramatiser le sujet de la santé mentale
Il est en effet important de développer une culture largement inclusive de la santé mentale au travail, de sortir cette question de la zone d’ombre du jugement, de changer de discours aussi : la santé mentale ne concerne pas que les collègues en burn out.
Si les collaborateurs qui vont bien suivent un programme d’accompagnement pour prendre soin de leur santé mentale, cela banalise de fait le droit à la tendance opposée : ceux qui vont mal et qui hésiteraient à le faire savoir sont entraînés dans un cercle vertueux qui consiste ni plus ni moins qu’à prendre soin de soi, à ne plus refouler sa vulnérabilité. Il est décent de ne pas se sentir bien ; il est urgent de le faire savoir. Trouver leurs ambassadeurs aussi, des responsables, RH ou non, qui auront à cœur de faire une priorité du bien-être psychologique des collaborateurs.
Un manageur qui parle ouvertement de la santé mentale comme d’un sujet qui concerne tout le monde aide à libérer la parole et favorise la prise de conscience. De même, un dirigeant qui témoignerait des bienfaits qu’il retire personnellement de tels dispositifs d’accompagnement individuel pourrait balayer d’un seul coup les réserves de celles et ceux qui gardent le silence par crainte d’être jugé(e)s.
Libérer la parole
Nous voyons l’exemple d’Arthur Sadoun de Publicis, à la suite de l’annonce de son cancer… Qu’un PDG ose exposer ses faiblesses autorise ainsi son organisation à le faire. Découvrir l’humain derrière l’image de celui ou de celle censé(e) incarner l’assurance, la détermination et la performance à toute épreuve serait puissamment inspirant. Alors… quand patrons et responsables comprendront-ils que la vulnérabilité suscite l’empathie et par là même des relations humaines plus authentiques ?
Dire que la santé mentale concerne tous les collaborateurs, ce n’est pas seulement permettre à ceux qui vont bien de continuer à aller bien, c’est déstigmatiser ceux qui aspirent à aller mieux. Car le bien-être au travail n’est pas juste un acquis pour les uns et une conquête pour les autres. C’est aussi, et peut-être d’abord, une attention au quotidien à préserver sa santé mentale et à se prémunir contre les risques psychosociaux, par exemple en développant des facteurs de protection sans lesquels on est souvent conduit à bloquer ses émotions, par un mécanisme d’autodéfense. On peut en effet s’être si bien convaincu que tout va bien, que le stress est gérable, la pression supportable, que l’on ne voit pas venir le burn out.
Petit test…
Puis-je exprimer librement mes idées en réunion, devant mon responsable et mon N+2, même si je suis en désaccord avec l’un ou l’autre, voire avec les deux ? Puis-je demander de l’aide à mes collègues, à mon manageur, et l’obtenir, si je suis en difficulté sur une mission que l’on m’a confiée ? Ai-je le droit de me tromper, de faire des erreurs, sans risquer critiques, réprimandes ou sanctions ? Puis-je être vraiment transparent(e) dans mes feedbacks ? Si vous pouvez répondre par l’affirmative à chacune de ces questions, vous travaillez actuellement dans un climat de sécurité psychologique. Tout semble avoir été mis en place pour que les salariés se sentent bien, libres mais accompagnés, autonomes mais soutenus, écoutés et entendus.
Créer un climat de sécurité psychologique
De nombreuses entreprises peinent à créer un tel climat… Créer un cadre qui soit débarrassé de la peur permettrait l’épanouissement professionnel de chacun et favoriserait l’innovation. Quand on sanctionne, les erreurs ne sont pas moins commises : elles sont tout simplement cachées… Pas d’angélisme ou de naïveté dans cette conception de l’intelligence émotionnelle et relationnelle au travail.
La sécurité psychologique est précisément un modèle de collaboration au sein duquel on peut se dire les choses en toute transparence, exprimer ses réserves et ses désaccords sans que cela ne soit vexatoire ou pris personnellement, sans craindre un retour de bâton. L’idée est de construire ensemble, de bâtir par et sur la diversité des points de vue, et de dépasser les conflits, si conflit il y a, par la conscience de l’intérêt commun. De fait, la sécurité psychologique permet de se recentrer sur l’intérêt commun et d’éviter de gaspiller son énergie à se protéger en tant qu’individu dans l’organisation.
Des conditions de création
Comment contribuer à créer un tel climat ? En formant les manageurs aux principes de l’écoute active et du feedback, en détectant les comportements toxiques, en faisant la promotion d’une culture du test and learn. Plus vite on apprend de ses erreurs, plus vite on peut changer de direction et délivrer un produit adapté au marché.
Quand on ne ressent plus le besoin de se protéger, on laisse en effet derrière soi toute une série d’entraves psychologiques qui nuisent à la réflexion et à la créativité, ce qui permet de travailler plus efficacement, parce que l’esprit n’est plus occupé à penser à ce qui pourrait arriver en cas d’erreur ou d’échec.
On aura beau recruter les meilleurs talents du monde, ils seront moins performants sans la culture organisationnelle adaptée. Car, si les conditions propices au travail en équipe et à la collaboration ne sont pas réunies, il y a de fortes chances pour que cela impacte le potentiel de chacun.
Tenir les engagements
Bien sûr, il faut que les déclarations d’intention sur le droit à l’erreur, sur le droit à la parole, sur le droit à la contradiction, à l’opposition constructive, soient suivies d’effet, que cela se vérifie au jour le jour et sur le temps long. Car, si un dirigeant ou un manageur revient sur ces principes, ces tables de la loi de la sécurité psychologique, il rompt le pacte de confiance et sape les fondements d’un modèle qui ne tient pas sans l’exemplarité des responsables.
Dans le même ordre d’idées, il est important que cette exemplarité se matérialise au quotidien : montrer que les doutes des uns et des autres sont entendus, que l’on en tient compte, que chaque parole, chaque voix compte. Venir travailler avec la conviction que l’on veille sur vous et non pas que l’on vous surveille change tout : la confiance et le bien-être demeurent les meilleures motivations du salarié.
Réinventer la prévention des risques psychosociaux
Ce ne sont pas les collaborateurs que l’on a identifiés comme plus fragiles qui craquent, mais bien ceux qui ont tu trop longtemps une souffrance, qui ont refoulé leurs émotions ou l’expression d’un stress quotidien, tirant sur la corde jusqu’à la rompre. De là, encore, la nécessité de dispositifs de prévention et de suivi en amont qui incluent et impliquent l’ensemble des collaborateurs ; nous sommes englués dans une culture du curatif, de l’action ponctuelle et de la solution individuelle, au lieu d’être dans le préventif, l’action pérenne et la logique collective. Il n’est pas nécessaire d’aller mal (ou d’attendre d’aller mal) pour être accompagné. L’important est d’adapter l’accompagnement aux besoins, voire à l’absence de besoins, de personnaliser le suivi et d’amener le collaborateur à s’approprier la démarche, de faire en sorte qu’il en devienne à la fois l’acteur et le promoteur.
“Faire de la santé mentale un levier de valeur pour l’entreprise.”
Il est important d’opérer un changement culturel afin de mettre la santé mentale au cœur des organisations. Lever le tabou, dédramatiser le sujet de la santé mentale jusqu’à ce que chacun se sente autorisé à l’aborder, donner aux salariés les outils pour prendre soin d’eux en autonomie et en toute confidentialité, qu’ils aillent bien ou qu’ils soient en souffrance, donner aux manageurs les clés pour accompagner les situations de mal-être. Cela permet d’accompagner plus de situations, plus tôt et plus en profondeur, et de faire de la santé mentale un levier de valeur pour l’entreprise.
Références
- 9e vague du ‑Baromètre de la santé psychologique des salariés réalisée par OpinionWay pour Empreinte humaine (https://empreintehumaine.com/rapport-au–travail-et-etat–psychologique–des-salaries-francais-post-crise-quelles-attentes-quelles–solutions/ )
- The Fearless Organization, Amy Edmondson
Commentaire
Ajouter un commentaire
Merci Jérôme de participer à cette prise de conscience des enjeux de santé mentale. Il me paraît cependant difficile de créer un véritable climat de sécurité psychologique sans agir au préalable sur les représentations culturelles de ce qu’est le leadership. Les organisations récompensent trop souvent une mise en scène de la confiance en soi, une capacité à faire prévaloir son opinion quitte à passer en force, une forme d’agressivité, qui toutes nuisent au bien-être des individus et à leur capacité à s’exprimer et à progresser dans leur travail. Comment, dès lors, mettre en place des contre-modèles ?