S’attaquer aux causes profondes de la ségrégation sociale
.Dans la foulée des politiques alternatives que j’ai tenté d’illustrer, je crois notamment nécessaire de promouvoir une scolarité obligatoire moins sélective, moins anxiogène, avec des programmes moins lourds et plus concrets, autour desquels pourraient se déployer des scolarités obligatoires dont le redoublement ou l’échec seraient bannis (comme c’est le cas chez la plupart de nos voisins européens). Le collège est le moment où se construisent les relégations les plus définitives et les humiliations les plus marquantes. Le moment où se creusent d’irrémédiables distances entre ceux que leur environnement social prépare depuis longtemps aux exercices savants et aux humanités, et ceux qui en ignorent les codes ou n’en perçoivent pas l’utilité. Suspendre la sélection précoce et promouvoir un véritable » collège pour tous » restent un projet d’actualité, dont l’objectif serait l’acquisition d’une culture commune par chaque classe d’âge, culture discutée et définie par l’ensemble de la société et non plus seulement par les spécialistes de chaque discipline.
Un premier problème, le plus évident, est de définir cette culture commune, adaptée à un collège de masse. Il s’agit d’un problème extrêmement délicat, mais de nature politique. Il doit pouvoir se résoudre sur le forum démocratique.
Il doit être possible de converger vers des programmes accessibles à un plus grand nombre de collégiens. Ce faisant, on pourrait espérer régler en partie le problème posé aux enseignants par l’hétérogénéité des publics fréquentant aujourd’hui le collège.
Toutefois la véritable difficulté n’est peut-être pas tant de redéfinir les objectifs de la scolarité obligatoire que de modifier les rapports des familles avec l’école, et notamment des familles les mieux informées des enjeux d’une bonne formation initiale. Autrement dit, il semble difficile d’imaginer un collège moins concurrentiel et inégalitaire sans réformer également le lycée et l’enseignement supérieur et, plus généralement, sans promouvoir une société plus fluide. Il serait utopique d’espérer désamorcer la concurrence pour les meilleurs lycées en gardant l’enseignement supérieur tel qu’il est, avec des grandes écoles ultra-élitistes, des filières universitaires de relégation, et très peu de passerelles entre les deux.
L’enseignement supérieur ne concerne aujourd’hui qu’une minorité d’enfants : essentiellement des enfants de cadres supérieurs et, à un moindre degré, de classes moyennes. Les problèmes peuvent à ce titre paraître secondaires par rapport à ceux que rencontrent une majorité d’enfants dont beaucoup sont en échec dès l’école et le collège. En réalité les deux questions sont intimement liées.
La ségrégation spatiale, l’usage consumériste des établissements privés par les parents, la pression pour les classes de niveaux, l’orientation sélective, etc., toutes ces réalités qui minent l’école et le collège de l’intérieur ne pourront être désamorcées si l’enseignement supérieur reste une institution aussi cloisonnée, où chaque inflexion de trajectoire est aussi un irréversible déclassement social.
Plus fondamentalement, c’est notre modèle de société tout entier qu’il faut interroger. La France se caractérise par un degré élevé et croissant d’inégalités de statut dans l’emploi.
Depuis maintenant vingt ans, les inégalités de salaire ou de revenus restent à des niveaux historiquement faibles, mais les inégalités d’exposition à l’intérim, aux CDD et au chômage sont en augmentation régulière2.
La France est le pays d’Europe où ces inégalités entre jeunes et âgés ou entre diplômés et non-diplômés sont les plus élevées. Dans le même temps, la mobilité dans la hiérarchie des salaires baisse3.
Pour simplifier, la société française s’adapte aux changements contemporains en maintenant des inégalités de revenus relativement modérées (en regard de ce qu’elles ont été), mais de plus en plus irréversibles. En somme, elle produit de nouveaux statuts auxquels sont associés des destins étroitement scellés.
Il n’y a là aucune fatalité. Il existe bien d’autres façons de s’adapter aux évolutions technologiques et industrielles, comme en témoigne la diversité des expériences en Europe et outre-Atlantique4. Il est tout à fait possible d’évoluer vers une société où les trajectoires se définissent de façon moins irréversible à chaque étape de la scolarité et de la vie, une société où les échecs de chacun ne soient pas autant d’atteintes destructrices à l’estime de soi.
Il est tout à fait possible d’évoluer vers une société plus fluide. Cela suppose des passerelles plus nombreuses et bien plus étroites, des allers retours plus fréquents et naturels, entre formation initiale et marché du travail, formation générale et formation professionnelle. Alors seulement les familles pourront entretenir un rapport un peu moins anxieux à l’avenir, à la scolarité de leurs enfants et au territoire qui cristallise et révèle l’étendue des blocages. Et les conditions d’une plus grande mixité sociale seront peut-être réunies
.À l’orée des années 1960, dans des discours restés célèbres, John Kennedy puis Lyndon Johnson définissaient une nouvelle frontière sociale pour leur pays : au-delà de l’égalité des droits, l’égalité réelle des personnes, l’égalité devant les processus de constitution de soi, devant l’avenir. Il est de bon ton aujourd’hui de déclarer que tout a été dit et tenté en matière de justice sociale. L’examen scrupuleux de la situation française montre qu’il n’en est rien. À bien des égards, nous n’avons jamais réellement pris acte du déchirement intérieur de notre société, ni réellement mis en œuvre les principes politiques qui permettraient de la rassurer et de la recoudre.
___________________________
1. Le ghetto français – Enquête sur le séparatisme social, République des idées, Le Seuil, 2004.
2. Voir Thomas DiPrete et al. « Insecure Employment Relationships in Flexible and Regulated Labor Markets : a Comparison of the United States and France », document de travail CREST, 2004.
3. Voir Stéphane Bonhomme et Jean-Marie Robin, « Modeling Individual Earning Trajectories with Copulas : France 1990–2002 », document de travail CREST, 2004.
4. Voir Éric Maurin et Fabien Postel-Vinay, « The European Job Security Gap », à paraître dans Word and Occupation.
Ce texte est susceptible de donner lieu à controverse sur le fonctionnement du système scolaire et sur les conditions d’accès à l’enseignement supérieur. Nous avons cependant souhaité le publier car notre camarade Maurin s’étant déjà exprimé sur ce point dans la presse quotidienne, nous avons pensé qu’il valait la peine de lui ouvrir notre rubrique du Forum social, en espérant que cela inciterait les lecteurs à ouvrir un débat sur une question qui est d’une grande actualité.
Les responsables de la rubrique Forum social :
Jacques Gallois (45),
Jacques Denantes (49),
Dominique Moyen (57)