Savoir gérer les risques dans le nucléaire
Conçu initialement pour encadrer la gestion des risques environnementaux dont les probabilités d’occurrence sont faibles, mais dont les conséquences sont graves, le principe de précaution est de plus en plus invoqué dans le débat sur les énergies et, plus particulièrement, sur le nucléaire.
Le risque associé à l’utilisation civile de l’énergie nucléaire est induit par le danger de la radioactivité et des rayonnements qui accompagnent sa création et son existence. Depuis un siècle, aucun danger dû à la fois au milieu naturel originel et aux activités humaines n’a été plus étudié que celui-ci.
REPÈRES
Le nucléaire civil a mis en œuvre le principe de précaution, interprété comme un principe d’action : « L’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement, à un coût économiquement acceptable » (loi Barnier, 1995).
À l’opposé, de nombreux opposants au nucléaire interprètent le principe de précaution comme un principe d’inaction, et l’invoquent pour demander l’arrêt de l’activité (il y a des risques, donc on arrète). Exemple récent, le réseau « Sortir du nucléaire » réclame l’arrèt des trente-quatre réacteurs 900 MW d’EDF au nom du principe de précaution. L’argument est que les conséquences d’un accident nucléaire sont si graves que « la question de la possibilité [du risque technologique majeur] éclipse celle de sa probabilité ».
Protéger d’abord
Les activités nucléaires entraînent inévitablement l’exposition des travailleurs du nucléaire, et même du public, à des doses radioactives, en général faibles pour les premiers et très faibles pour les seconds, sauf en cas d’accident. Certains voudraient arrêter le nucléaire pour faire cesser l’exposition à ces doses, au nom du principe de précaution.
Est-il possible de démontrer l’absence d’un phénomène qui n’existe peut-être pas ?
Pour les faibles doses, le risque n’est pas avéré. Pour fixer les ordres de grandeur, la dose moyenne annuelle reçue du fait de la radioactivité naturelle est de 2,4 millisieverts (mSv), et la réglementation française prescrit que la dose rajoutée par les activités humaines doit être inférieure à 1 mSv/an pour le public, et 100 mSv sur cinq ans pour les travailleurs du nucléaire. Aucune étude épidémiologique n’a démontré de lien causal entre dose radioactive et effet pour des doses inférieures à une centaine de millisieverts. Est-il possible de démontrer l’absence d’un phénomène qui n’existe peut-être pas ? En ce qui concerne les faibles doses, la démarche adoptée par le législateur, fixant une limite devant être inférieure à la radioactivité naturelle, relève donc, par nature, d’une démarche de précaution.
Prévenir les accidents
La sûreté nucléaire repose sur le principe de défense en profondeur. Par la redondance et la complémentarité des dispositifs de sûreté mis en place, le principe de défense en profondeur vise à prévenir les accidents, mais aussi à limiter leurs conséquences, ces deux aspects étant complémentaires. Les événements rares sont pris en compte dans ce dispositif, et leurs causes sont évaluées. Il est vrai que l’évaluation de la probabilité d’accident grave dans une installation nucléaire est difficile, mais l’exercice a cependant été entrepris (Études probabilistes de sûreté, EPS).
Radiologie : « Aussi bas que possible »
La Commission internationale de protection radiologique a officialisé la démarche de précaution en élaborant le principe ALARA (As low as reasonably achievable), dont l’objectif est de « maintenir les expositions aussi bas que raisonnablement possible compte tenu des contraintes économiques et sociales ». Ce principe international, qui ressemble fort au principe de précaution, a été repris dans les divers textes législatifs qui régissent la protection contre le risque constitué par l’exposition aux rayonnements ionisants.
Force est d’admettre que les probabilités d’accident nucléaire sont obtenues au moyen d’un échafaudage intellectuel compliqué et fragile. Un ingénieur de chez Renault serait-il capable d’évaluer la probabilité d’accident d’une Mégane à partir des plans de la voiture, du réseau routier et d’un modèle de comportement du conducteur ? C’est pourtant l’équivalent de ce que doit faire l’ingénieur nucléaire plongé dans les modèles probabilistes de sûreté. Lesdits modèles sont d’autant plus difficiles à valider que les accidents qui permettraient de faire des statistiques sont plus rares. Ces modèles visent l’exhaustivité des scénarios possibles. Pourtant, l’accident de Fukushima nous rend modestes, et nous rappelle qu’il est impossible de garantir que tout a correctement été prévu et qu’un accident nucléaire grave n’arrivera jamais.
D’où l’importance de l’autre volet de la défense en profondeur, visant à limiter les conséquences d’accidents graves.
Limiter les conséquences
Les probabilités d’accident nucléaire résultent d’un échafaudage intellectuel compliqué et fragile
La communauté technique du nucléaire a essayé (en particulier dans la conception du réacteur EPR) d’imaginer et de prévenir les conséquences d’accidents à peine envisageables sur des réacteurs à eau pressurisée occidentaux.
Elle est allée jusqu’à insérer dans les réacteurs de nouvelle génération, comme l’EPR, des dispositifs dits core-catcher destinés à récupérer le cœur du réacteur, à une température de 2 800 degrés, en sorte que, même dans cette situation qui paraît extrêmement improbable, il existe une parade dès la conception.
L’expérience du nucléaire civil est marquée par une mise en application du principe de précaution érigé, non en dogme absolu, mais en culture de tous au quotidien. La défense en profondeur est proche du principe de précaution.
Gérer les déchets
Le risque de prolifération
Le risque de prolifération nucléaire existe, mais il est largement dissocié du développement du nucléaire civil car les matières fissiles à mettre en œuvre sont assez différentes. Il est possible de fabriquer une bombe atomique sans disposer de la technologie des réacteurs civils. Historiquement, c’est du reste dans cet ordre (militaire d’abord, civil ensuite) que le nucléaire s’est développé. Face au risque de prolifération, l’arrêt du nucléaire civil au nom du principe de précaution est inopérant. Cela ne dispense pas de prendre toutes les précautions raisonnables pour éviter le détournement de matières ou de technologies nucléaires civiles. Là aussi, la recherche peut aider à limiter les risques. Dernier exemple en date : la technologie COEX de traitement du combustible nucléaire usé permettra bientôt de coextraire l’uranium et le plutonium et de les recycler ensemble, évitant ainsi la production de plutonium séparé.
La gestion des déchets nucléaires obéit elle aussi au principe de précaution dans sa formulation « active ». Le stockage des déchets ultimes repose sur une philosophie visant à ne pas laisser aux générations futures la charge de déchets dont nous sommes responsables, et sur un concept, dit « multibarrières », consistant à interposer plusieurs barrières redondantes ou complémentaires entre les radionucléides et la biosphère. Pour les déchets à vie longue, les durées de confinement nécessaires se chiffrent en dizaines de milliers d’années.
Ces échelles de temps dépassent les cadres habituels de l’ingénierie et même l’imagination : il est impossible de démontrer par des expériences en vraie grandeur que les barrières joueront leur rôle comme prévu. Tout au plus peut-on accumuler, grâce à une modélisation solide, validée par des expériences à échelle réduite et l’étude d’analogues naturels, des indications concordantes montrant que le système de stockage est robuste et bien maîtrisé.
Malgré cette absence de démonstration au sens propre du terme, les experts internationaux s’accordent à dire que le stockage profond des déchets nucléaires ultimes est faisable dans d’excellentes conditions de sûreté. D’ailleurs, pour des raisons de sûreté, l’entreposage (temporaire) actuellement pratiqué dans l’attente du stockage ne saurait être prolongé trop longtemps, car les installations d’entreposage, placées en surface et nécessitant une maintenance, sont plutôt plus vulnérables aux agressions externes qu’une installation de stockage (définitif mais réversible) en formation géologique profonde.
Une réduction drastique des rejets
Le stockage profond des déchets nucléaires ultimes est faisable dans d’excellentes conditions de sûreté
En matière de rejets dans l’environnement, les exploitants nucléaires appliquent le principe de précaution (version « active ») de façon volontariste, tout en l’appelant autrement, puisqu’il s’agit là encore de la démarche ALARA (voir encadré plus haut). Après qu’EDF eut spontanément diminué l’ensemble des rejets réels de ses centrales dans l’eau et dans l’air, une réduction drastique des autorisations de rejets a pu être mise en place par l’administration, entre 1995 et 2000.
Quantifier les risques
Le principe de précaution est qualitatif. Pourtant, il est important de quantifier le risque (probabilité d’occurrence et conséquences), ce qui permet de doser l’effort à fournir pour s’en prémunir (prévention ou mitigation). Cet exercice de quantification est difficile mais faisable. Les ingénieurs du nucléaire en sont coutumiers.
Garder une vue d’ensemble sur les risques
Peser les risques
Le principe de précaution est souvent invoqué par les antinucléaires pour refuser le stockage profond des déchets. Il convient de peser les risques. Il ne faudrait pas que l’interdiction de stocker les déchets par application du principe de précaution expose à un danger (intrusion humaine ou défaut de maintenance dans une installation d’entreposage à long terme) sous prétexte d’en éviter un plus petit (brèche du dispositif multibarrières du stockage).
Certes, le nucléaire civil comporte des risques. Mais son arrêt est risqué aussi, au plan environnemental comme au plan économique, car il devra alors être remplacé par une autre forme d’énergie, peut-être plus chère (renouvelables) ou plus polluante (charbon). Le raisonnement souvent entendu selon lequel on peut se passer du nucléaire sans le remplacer ne tient pas. Pour comparer des options énergétiques, il faut se placer à énergie produite constante. Du point de vue de l’environnement, la contribution du nucléaire à l’application par la France du protocole de Kyoto est un argument qui, à mon sens, emporte les réticences. Il ne faudrait pas que l’arrêt du nucléaire par application du principe de précaution aggrave un danger déjà grand (changement climatique) sous prétexte d’en éviter un plus petit (accident nucléaire).
La psychologie collective
En insistant sur les risques, le principe de précaution contribue à renforcer la peur et à placer la société dans un contexte de crise. 10 000 morts répartis dans le temps sur 10 000 accidents différents ont bien moins d’impact médiatique qu’une seule catastrophe sur la même période entraînant la mort simultanée de 10 000 personnes.
Les menaces de la dépendance énergétique
La dépendance énergétique de la France, et plus généralement de l’Europe, est un fait lourd de menaces, contre lequel il n’est pas prévu que puisse jouer le principe de précaution. L’arrêt du nucléaire pourrait conduire à un grand danger (régression économique ou dépendance énergétique) sous prétexte d’en éviter un plus petit.
Dans l’inconscient collectif, le sentiment d’insécurité devient exagérément croissant avec la gravité, faisant abstraction de la fréquence d’occurrence. C’est la voie ouverte à l’irrationalité et aux peurs qui prime sur la raison et l’entendement. Ce mécanisme relayé par les médias est particulièrement à l’œuvre sur le nucléaire.
Le principe de précaution focalise l’attention sur les risques, et occulte l’analyse des avantages. Ceux-ci doivent être pesés avec la même attention que les inconvénients. Cette opération d’évaluation (Paul Valéry : « Entre deux maux, il faut choisir le moindre ») amène à quantifier les avantages et les inconvénients de chaque option (en l’occurrence, énergétique), qui toutes ont leurs risques. Cette démarche s’accommode mal d’un principe, utilisé sous couvert d’éthique et qui a valeur d’absolu.
Au nom de l’éthique
Bulle épiscopale : les évêques japonais et allemands se sont prononcés contre le nucléaire. |
Les évêques allemands et japonais se sont prononcés contre le nucléaire, au nom de l’éthique et du principe de précaution. Ce faisant, ils donnent au débat une portée universelle. Il ne s’agit plus seulement d’un choix de politique énergétique concernant un pays, mais d’une condamnation qui vaut pour tous les pays.
Les ingénieurs et chercheurs convaincus d’œuvrer pour le bien commun en améliorant la technologie nucléaire civile apprécieront à sa juste valeur cette bulle épiscopale. Notons par ailleurs que les évêques japonais ne se sont pas prononcés contre le charbon, et pourtant, ils auraient pu (6 000 morts par an dans les mines).
Non à l’idéologie de la peur
L’intérêt général
Il faut peser le pour et le contre de chaque option énergétique, sans perdre de vue l’intérêt général. Or, c’est bien là que le bât blesse. Non content de brouiller la vue d’ensemble sur les risques, le principe de précaution néglige aussi les risques qu’il y aurait à ne pas mettre en œuvre les technologies nouvelles, par exemple l’énergie nucléaire, mais aussi l’exploitation agricole des OGM ou la mise sur le marché de nouveaux médicaments. Sous couvert de préserver le bien commun, il peut le défavoriser, en paralysant les politiques publiques.
Le principe de précaution est appliqué depuis longtemps dans le nucléaire civil, comme une démarche d’action. J’observe avec inquiétude les dérives d’interprétation du principe et l’utilisation qui en est faite par les opposants au développement technologique. Il faut dire fermement non aux tenants de l’idéologie de la peur. Pour tout dire, j’aurais préféré que la précaution reste une démarche, sans être érigée en principe. Mais c’est désormais chose faite.
Alors puisse le principe de précaution rester un principe de gestion publique des risques sans être élevé au rang d’une religion, d’une valeur, d’un talisman, d’une foi, qu’il faudrait partager au risque d’être traité de « conservateur », de « réactionnaire » et autres invectives.
À voir sur le NetColloque du 24 janvier 2006 |
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Au nom de l’éthique
Si la commission d’éthique mise en place en 2011 par le gouvernement allemand qui a recommandé l’abandon progressif du nucléaire comprenait effectivement un cardinal et un évêque, elle comprenait aussi des représentants d’autres religions ainsi que des membres de la société civile, dont le philosophe Ulrich Beck. Quant aux évêques japonais auxquels il est fait allusion, je doute qu’ils aient eu à intervenir dans un pays où moins de 1% de la population se réclame de du christianisme.
L’éthique est chose à prendre au sérieux, et la raillerie n’est pas de mise, surtout lorsqu’elle se base sur des affirmations douteuses.