Savoir lire Stendhal avec François Michel-Dalès (1909)
L’art de la lecture poussé à l’extrême s’apparente à une science. L’exemple nous en est donné par le travail entrepris par François Michel-Dalès sur l’oeuvre de Stendhal. Sa démarche, proche de celle d’un d’historien, lui a permis de réunir des notes et rédiger des essais qui donnent à l’héritage d’Henri Beyle un relief exceptionnel.
REPÈRES
Tous les X écrivent ; ne deviennent auteurs d’ouvrages que certains, un sur cinq ou dix si nous continuons à donner à l’écriture une définition assez générale mais quand même professionnelle. Et tous les X lisent, car ils n’ont pas le choix. Et ceux qui lisent avec une approche professionnelle pourraient sans doute aussi être classés dans diverses catégories, scientifiques consultant les travaux de leurs confrères, fonctionnaires cherchant à harmoniser des textes réglementaires, décideurs à l’affût de données ou de synthèses économiques, historiens des sciences cherchant à repérer des concordances ou des rebroussements dans des travaux anciens.
J’ai toujours été fasciné, sans pour autant chercher à les comprendre dans le détail, par les historiens des sciences. Leur technique de la lecture, appliquée à la précautionneuse étude des brouillons de Cholesky (1895), pour suivre le cheminement de ses découvertes, ou aux conflits de points de vue et d’ego entre François Arago (1803) et Le Verrier (1831), d’autres l’ont pratiquée pour faire le tour d’oeuvres plus délibérément littéraires. Mais c’est d’un autre X expert en lecture que j’aimerais parler ici, dans ce chapitre consacré au Savoir lire. Il s’agit de François Michel-Dalès (09), et l’évocation de ses travaux littéraires est d’autant plus opportune qu’ils ont porté sur Stendhal, un presque polytechnicien, un grand descripteur de polytechniciens aussi puisqu’il en a placé plusieurs dans ses romans.
Approche méthodique
Pour apprécier une œuvre, les critiques utilisent des outils toujours plus élaborés
L’art de la lecture, poussé à l’extrême, devient une science où se combinent mémoire, relations, superposition ou stratification de points de vue. Pour apprécier une oeuvre comme pour l’analyser dans sa construction et ses sources, semblables aux exégètes de tableaux dressant des dossiers grâce à l’utilisation de toutes les technologies, des critiques utilisent des outils toujours plus élaborés. Sans mépriser une approche intuitive, comme celle utilisée par Julien Gracq dans En lisant, en écrivant, François Michel privilégiera une démarche d’apparence plus entomologique, grâce à son insatiable capacité à croiser les lieux et les personnages de Stendhal avec l’auteur lui-même.
Les trois vies de François Michel
François Michel, devenu Michel-Dalès, fut militaire entre 1914 et 1918, puis fonctionnaire, appelé en 1922 à la direction générale des mines de charbon du combinat franco-polonais Skarboferm. Cette première étape de sa carrière, franco-polonaise, se termine avec l’attaque allemande de 1939 qui le trouve à Katowice, qu’il fuit devant les Allemands vers Varsovie. Revenu en France, il crée son groupe de Résistance, l’anime sous le pseudonyme de Dalès, est arrêté, torturé, libéré, lutte à nouveau.
À la Libération, il est physiquement tellement diminué que pour raisons de santé il se voit interdire toute activité professionnelle. Alors François décide de reprendre la lecture de Stendhal, un écrivain qu’il a toujours chéri, il noircit des fiches de notations sur l’auteur et ses héros, travaille ou polémique au sein des diverses écoles d’études stendhaliennes, écrit.
Après sa mort, ses proches soutenus par des universitaires passionnés par les connaissances ainsi accumulées et mises en ordre dans ces fiches décident de les faire éditer, c’est Hall, un éditeur proche de Harvard, qui se lance dans ce travail en 1964 et lui donne son titre évident : le Fichier stendhalien. En 2000, un éditeur suisse, Slatkine, décide d’en publier après scannage quelques centaines supplémentaires.
Une personnalité rare
François Michel n’a cessé de revenir sur Stendhal
J’aime beaucoup me pencher sur la vie de ce type de personnalités, mobilisées par des centres d’intérêt variés, et conduites par les circonstances à affronter des situations encore plus imprévues. J’aime beaucoup savoir que des hommes sont capables de placer à un instant donné leur curiosité dans certains sujets de culture au point d’en devenir d’éminents spécialistes, sans pour autant négliger une activité professionnel le lourde, ni un combat éthique et politique majeur. Je crois comprendre que des appétits d’action et de savoir puissent ainsi coexister, et que beaucoup d’X se sentent prédestinés à de tels destins. Je n’ai pas ici le temps de développer les aspects relatifs à la vie strictement professionnelle ou combattante de Michel-Dalès, mais parce que c’est mon sujet je reviens au couple Michel-Stendhal.
Le poids de l’autobiographie
Ensorcellement
Jacques, le fils de François Michel-Dalès, raconte que son père a toujours été comme ensorcelé par Stendhal, par l’homme comme par l’œuvre. Il en donne un exemple personnel. Quand il fut reçu à son baccalauréat, son père voulut le féliciter et l’invita à le rejoindre à Rome où il assistait à des discussions internationales sur le charbon. Chic, se dit le fils, une occasion de faire connaissance avec Rome. En fait, son père profita de ses propres instants de liberté pour emmener Jacques à Civitavecchia, histoire de bien sentir l’ambiance de cette petite ville où Stendhal fut consul de France.
L’admiration de François Michel pour Stendhal avait commencé par la lecture d’un ou deux romans incontournables, elle s’est étendue aux autres écrits, elle l’a ensuite conduit à vouloir chercher les sources d’inspiration de l’auteur, à trouver des clés pour examiner comment il avait donné chair et os à tous ses personnages en décalquant le profil d’une amie proche ou en picorant dans des chroniques et des ouvrages préexistants des traits et des anecdotes. Un tel travail conduit à peser en particulier le poids d’autobiographie qu’il y a dans une oeuvre, un personnage, un épisode vécu avant d’être repris dans un roman : biographes et critiques littéraires sont friands de cette approche, inutile au lecteur qui se contente de découvrir une intrigue et des personnages mais enchante celui qui revient à l’ouvrage, y revient, y revient.
Surtout pendant les dernières années de sa vie, mais en fait depuis 1930, François Michel n’a donc cessé de revenir sur Stendhal. Il le relisait. Il lisait les études faites à son propos par d’autres et échangeait avec eux, vite reconnu par des universitaires pourtant jaloux de leur excellence diplômée comme de leur niveau inégalé de compréhension. Il s’efforça, quand sa santé le lui permettait, de se promener dans les lieux, en particulier italiens, où Stendhal avait vécu ses aventures et placé celles de ses personnages. Il consulta des centaines d’archives pour confirmer ou infirmer ses intuitions. Bref, il devint un familier de Stendhal, mais aussi de Julien Sorel et des stendhaliens, et écrivit à son propos des essais ciselés avec amour.
Quinze mille notes
Ses notes témoignent d’une rare accumulation de savoirs
Très tôt, François Michel avait pris l’habitude de noter sur des fiches les remarques que lui suggéraient un passage de livre, une information sur un personnage ou un lieu, le croisement de deux lectures ou de trois informations. Il leur donna bientôt une forme matérielle invariable, et les classa selon un ordre alphabétique dans des modestes boîtes cylindriques de buis. Il en remplit des dizaines, puis des centaines pour environ 15 000 notes, et ce sont ces papiers manuscrits qui furent repris pour être édités à la suite d’un long et pieux travail de déchiffrement.
Stendhal et l’X
Henri Beyle avait envisagé d’entrer à l’X et ses professeurs de Grenoble l’avaient encouragé à passer le concours. Comme Louis Monge (le frère de Gaspard) et un des examinateurs furent empêchés de venir à Grenoble vérifier les aptitudes des jeunes Grenoblois sur place – cela se faisait à cette époque -, le jeune Beyle se rendit à Paris dans ce but, ou en affichant cet objectif, mais une fois dans la capitale, le 19 brumaire an VIII, 1799, il se trouva trop impatient de participer aux bouillonnements de l’histoire et grâce à diverses amitiés, dont celle de Daru, il préféra se mettre en position de participer à l’épopée napoléonienne. Cela le conduisit par exemple jusqu’à Moscou, sa conquête, son incendie, sa retraite.
Si des proches, des maîtres des études stendhaliennes, et des experts de Harvard se lancèrent dans ce travail harassant, c’est bien qu’ils attachaient de l’importance à cette somme éparpillée de remarques et de mises en perspective, à l’honnêteté intellectuelle de ce travail, au désir de certitude dont il témoignait. Et François avait déjà fait paraître chez des éditeurs de qualité des écrits où, sous la forme d’essais, il traitait certains aspects de la création littéraire stendhalienne. J’ai parcouru les deux énormes volumes issus de ce travail. Les notules y sont souvent rédigées avec concision et même sécheresse, mais elles apportent toujours informations ou hypothèses. Elles témoignent d’une rare accumulation de savoirs sur des sujets dont la grande majorité m’est inconnue, ou dont je n’ai absolument pas la curiosité. Mais je sais aussi m’attarder sur des remarques quand je me sens concerné.
Dans les notices Polytechnique de son Fichier stendhalien, 11 026 à 11 039, François Michel aborde les divers points d’histoire relatifs au vrai-faux examen que le jeune Beyle ne passa pas. Il relève dans les livres sur l’histoire de l’École ce qui peut confirmer ou infirmer les indications de Stendhal sur son examen, sur les études de Lucien Leuwen, sur l’image de Polytechnique dans l’opinion de cette époque. Il cite enfin les auteurs, purs stendhaliens ou non, qui avaient noté la permanence de l’attirance de Stendhal pour l’École et ses anciens.
Six auteurs » presque X »
Certains personnages remarquables sont presque des X, et notre communauté regrette de ne pas les avoir vus franchissant son seuil. Certains pour des raisons de conjoncture historique : Ampère aurait évidemment été repéré par les examinateurs qui ont montré ailleurs leur clairvoyance s’ils s’étaient arrêtés à Lyon, mais Lyon était alors vouée aux gémonies pour mauvais comportement politique, et d’ailleurs le père d’Ampère avait été guillotiné pendant cette Terreur locale. Évariste Gallois, pour sa part, et pourtant remarqué par Cauchy (1805) pour ses intuitions, rata son examen d’entrée en 1828 et 1829 dans des conditions qui ont viré à la légende, celle du chiffon jeté à la tête de l’arbitre… pardon, de l’examinateur : dommage que ses articles et traités ne puissent pas être revendiqués par le syndicat des auteurs polytechniciens. Aussi l’économiste Léon Walras, qui échoua au concours, ou Alfred de Vigny qui se contenta de le préparer sans enthousiasme. Aussi Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, qui prépara le concours d’entrée à l’X en 1867 (mais est-ce vrai ou s’agit-il encore d’une légende ?) tout en rédigeant ses Chants de Maldoror dont la parution en 1868 passera inaperçue. Et Stendhal bien sûr, Stendhal évidemment !