Schlumberger : une aventure industrielle
Plusieurs ouvrages ont déjà décrit les succès de l’entreprise créée par Conrad et Marcel Schlumberger. Jacques Delacour lui-même, qui fut un collaborateur direct de Marcel, avait rédigé pour La Jaune et la Rouge de novembre 1992 un article qui rappelait les réalisations extraordinaires des deux frères. Cependant, en se référant au plaidoyer en faveur de l’histoire industrielle prononcé par Maurice Bernard dans le bulletin n° 17, il avait préparé pour la Sabix, peu de temps avant son décès, une présentation originale de l’histoire de Schlumberger. Avec concision, les textes choisis mettent bien en évidence les circonstances et les stratégies qui ont déterminé les réussites de la compagnie.
À la suite d’un éditorial où Christian Marbach rappelle notamment la place que tiennent les sociétés de services pétroliers dans l’économie de la France, Christelle Robin, doctorante en Histoire à la Sorbonne, résume l’histoire de l’entreprise. Celle-ci prend son origine dans les premiers travaux expérimentaux sur le passage du courant électrique dans le sous-sol, dans les essais de modélisation mathématique réalisés par Conrad, et dans les multiples inventions de Marcel. Elle se poursuit par l’édification d’un outil industriel et l’organisation d’une stratégie commerciale qui ont assuré le développement et la prospérité de Schlumberger.
Puis Jacques Delacour, en s’appuyant sur les remarquables présentations réalisées pour le public par la Fondation Musée Schlumberger dans le château de Crèvecœur-en- Auge, procède à une description méthodique de l’enchaînement des innovations successives qui, à partir de la naissance des premiers concepts, ont abouti à la mise au point des outils modernes utilisés au fond des puits pétroliers.
La troisième partie présente des commentaires et des extraits de Science on the run, un ouvrage publié par MIT Press-Cambridge, Massachusetts, écrit par un universitaire américain, Geoffrey C. Bowker, à la suite d’une exploration du fonds d’archives remis à l’École des mines de Paris par Madame Anne Grüner-Schlumberger, fille de Conrad. Le chercheur américain s’intéresse au côté sociologique de l’histoire de la compagnie. Ses analyses, qui portent sur la période 1920–1940, visent d’abord à comprendre comment Schlumberger a réussi à se faire admettre sur les champs pétroliers et à y faire de la science. Les compagnies pétrolières assumant les risques d’investissements lourds dans des conditions de large incertitude, il faut les persuader de l’intérêt des services proposés par Schlumberger. Il faut choisir les paramètres à mesurer, mettre au point les instruments, et interpréter les résultats obtenus de façon utile au client. C’est-à-dire savoir tirer des conclusions quantifiées et prédictives de mesures effectuées au fond des sondages où se produisent des phénomènes complexes liés à l’extrême variété des caractéristiques physicochimiques des terrains traversés. Il explique les raisons techniques, commerciales ou politiques des difficultés initiales de l’entreprise aux USA, de ses succès en URSS et au Venezuela, de la réussite de son implantation définitive dans les grandes régions pétrolifères de l’Amérique du Nord.
Bowker insiste sur le rôle d’une organisation systématique dans la production du savoir scientifique et technique. Il souligne le soin apporté par Schlumberger à la gestion des informations concernant les appareillages, les résultats de mesures et les interprétations. Cela à la fois à l’égard des ingénieurs de l’entreprise, de ses clients et de ses concurrents.
La protection du secret est une préoccupation essentielle dans cette industrie. En rappelant les péripéties de la bataille juridique contre Halliburton, il décrit la stratégie de Schlumberger en matière de brevets, associée à une stratégie de communication ayant pour but de se défendre en justice contre les concurrents et les contrefacteurs, d’asseoir ses méthodes sans en dévoiler les secrets et d’accoutumer les compagnies pétrolières à ne plus se passer de ses courbes. Il met en relief l’importance de la construction d’un discours scientifique, support indispensable de cette communication.
Jacques Delacour ne se contentait pas de citer et résumer les propos de Bowker. Sur tous les chapitres, ses commentaires et compléments complètent fort heureusement les extraits du livre. Ils s’appuient sur l’expérience et le discernement d’un ingénieur qui connaissait parfaitement l’industrie pétrolière. Il avait lui-même voué sa carrière professionnelle à l’invention et au perfectionnement des appareillages destinés à l’extraction du pétrole.