Sciences, techniques et renseignement
Le renseignement fait l’objet d’un intérêt tout nouveau au sein de l’institution militaire, dans les administrations, mais aussi dans les milieux politiques, économiques et industriels. Les rapports entre les mondes du renseignement et des sciences et techniques méritent donc un tour d’horizon.
Qu’il s’agisse de renseignement militaire, économique, politique, industriel ou financier, de contre-espionnage ou de lutte contre le terrorisme, la littérature et les médias nous ont familiarisés avec le renseignement d’origine humaine (cf. encadré), notamment l’intervention d’agents. En réalité, le recours à des moyens techniques pour l’acquisition mais plus encore pour la transmission et l’exploitation des informations a pris et prendra dans tous ces domaines une importance considérable et croissante. Parallèlement, il est tout aussi nécessaire pour un organisme de renseignement de faire appel à de nombreux experts, scientifiques ou ingénieurs, mais aussi de travailler en coopération avec des laboratoires et centres d’études ou d’essais et de faire participer à ses tâches des ingénieurs ou des universitaires.
Les outils techniques du renseignement
En matière d’outils, de véritables systèmes de renseignement sont nécessaires, mettant en œuvre des vecteurs aériens ou spatiaux, des senseurs d’imagerie ou de recueil de signaux radioélectriques, des moyens de transmissions, des centres d’exploitation et des capacités humaines très importantes en nombre et qualité.
Ceci concerne tout d’abord des senseurs, en particulier des senseurs d’imagerie et de renseignement électronique, mais aussi les aides au renseignement humain et peut-être des moyens plus particulièrement adaptés à la surveillance de la prolifération.
Le développement considérable de l’imagerie se comprend mieux si l’on compare l’imagerie médicale (radiologie, IRM, échographie ou tomographie à émission) et l’imagerie de renseignement (optique, éventuellement multispectrale, infrarouge, radar). De même qu’il est hors de question pour un patient d’interpréter une radiographie, il est illusoire de croire qu’une image aérienne ou spatiale soit directement compréhensible à une haute autorité civile ou militaire. Dans les deux cas, l’interprétation de l’image et sa synthèse avec l’ensemble des autres éléments nécessitent des ressources humaines considérables associant expérience du domaine considéré et de l’image.
Au-delà du développement des vecteurs (avions, satellites, drones) et senseurs associés, une attention particulière doit donc être apportée aux interfaces homme-machine, aux moyens de formation et d’entraînement et demain aux techniques d’ingénierie simultanée qui permettront le dialogue autour d’un même jeu d’images du photo-interprète, de l’analyste de la zone considérée et du spécialiste du type de site en cause (génie chimique ou génie nucléaire par exemple).
Les résultats sont à l’aune des efforts consentis et couvrent un large champ d’applications ; par exemple, se fondant sur des clichés recueillis par satellite, les USA publient des estimations de la production d’opium de la Birmanie au pour cent près.
On retrouve des schémas analogues avec le renseignement électronique qui cherche à tirer le meilleur parti de toute émission radioélectrique pour fournir des informations sur les moyens déployés, l’activité et éventuellement les intentions : au minimum, localiser et identifier l’émetteur et si possible accéder aux informations transmises. Ceci nécessite d’entretenir des bases de données sur les signatures radio et radar, de disposer de linguistes spécialisés (230 langues parlées par plus d’un million de personnes) et de pouvoir décrypter les communications chiffrées, domaine bouleversé depuis vingt ans par l’irruption de la recherche universitaire et des besoins commerciaux, bancaires ou industriels.
En même temps, les moyens d’écoute devront s’adapter à la diffusion des techniques numériques et à la banalisation des transmissions relayées par satellites. Les besoins en personnels spécialisés et donc en formation, entraînement et aide informatisée à ces personnels pèseront encore plus lourds que pour l’imagerie, puisqu’ils concerneront à la fois des linguistes, des analystes du signal et des cryptologues.
Le renseignement humain lui-même nécessite un recours à des aides techniques. En effet, il reste plus que jamais indispensable pour donner un éclairage sur les intentions, interpréter l’information ouverte, compléter, préciser et confirmer le renseignement d’origine technique.
Exemple bien connu, le déploiement des troupes irakiennes face au Koweït, bien observé par les services américains, avait été interprété comme une gesticulation par les autorités politiques. De même, la détection de troupes ou de populations en milieu forestier par des moyens spatiaux ou aériens ou l’identification détaillée de matériels seront longtemps encore peu efficaces. L’observation plus ou moins directe, le recueil de matériels ou d’échantillons, l’interview de réfugiés et les contacts de haut niveau resteront irremplaçables. Il faut donc en particulier aider au maximum les équipes de recherche humaines en leur fournissant des moyens d’observation à longue distance et surtout des moyens de transmissions (données et images).
La surveillance des activités de prolifération fait appel à l’ensemble des sources évoquées plus haut et à un certain nombre de moyens plus spécifiques. Par exemple, une large palette de moyens techniques (sismique, acoustique, détection des particules radioactives, des impulsions lumineuses ou électromagnétiques) est mise en oeuvre ou envisagée pour déceler d’éventuels essais nucléaires. À ce propos, l’on peut souligner l’intérêt de rechercher la détection d’activités plus amont à un moment où les actions diplomatiques ou autres pourraient être plus efficaces. Plus largement, il reste sûrement beaucoup à faire pour coordonner les diverses actions de recherche, de surveillance des trafics de matériels, matériaux et technologies sensibles et de renseignement financier.
L’ensemble des informations recueillies, renseignement image ou électronique, renseignement humain, informations ouvertes, littérature, médias, échanges avec l’étranger, contribution des autres services, donne lieu à exploitation à plusieurs niveaux, une exploitation primaire près des capteurs, une exploitation rapide pour établir un suivi de situation et une exploitation à temps faisant la synthèse d’ensemble qui constitue le cœur du renseignement. Cette exploitation fait appel à un grand nombre d’analystes mettant en œuvre des moyens de communication et de traitement de données, préalablement organisées.
Systèmes de transmission Spartacus, Syracuse et Rita © SIRPA/ECPA |
Les communications utiliseront de plus en plus les formes nouvelles de courrier ou de messagerie électronique, d’échanges de données informatisées, de visioconférence, en empruntant éventuellement les voies de transmissions des forces déployées ou très souvent des moyens « civils », en particulier des transmissions par satellites.
Plus encore que les communications, le traitement des données qui joue un rôle central dans tous les domaines, militaires, économiques, politiques fait appel à des outils matériels et logiciels, intéressant les applications civiles comme de défense :
– ingénierie simultanée, dont nous avons déjà mentionné l’intérêt à propos de l’imagerie ;
– systèmes d’information géographique (SIG), qui intéressent aussi bien les études d’urbanisme, l’implantation des relais de radiotéléphone et le marketing, que la présentation à de hautes autorités ou les besoins des forces et des systèmes d’armes ;
– ingénierie linguistique (traduction assistée, accès en langage naturel à des bases d’information, indexation automatique de documents, génération automatique de texte, reconnaissance vocale).
C’est ainsi que la banque d’affaires britannique BZW et la Defense Evaluation and Research Agency britannique (DERA) viennent de créer une co-entreprise dont les travaux porteront sur la gestion des risques dans le domaine financier. L’enjeu est stratégique pour les établissements financiers qui espèrent mieux gérer leurs risques (40 000 transactions par jour pour BZW) grâce aux outils et aux spécialistes du travail en simulation de la DERA et pour celle-ci qui pourra élargir ses connaissances en matière de marchés financiers et de leur prise en compte dans l’analyse des risques mondiaux.
Si les outils de manipulations et de traitements mis en oeuvre pour le renseignement sont, aux préoccupations de sécurité près, identiques à ceux utilisés dans l’industrie, les services commerciaux ou financiers, par contre les données introduisent des contraintes spécifiques :
– la mise en œuvre d’échanges informatisés (fichiers, plans, images, etc.) de renseignement exige, en liaison avec nos alliés, des choix opérationnels et techniques pour définir la nature et le format normalisé des données susceptibles d’être échangées et les conditions d’accès ;
– l’architecture du système d’exploitation global, hommes et machines, devra prendre en compte le fait que des connaissances essentielles ne pourront être mises sous une forme organisée et résidant dans le savoir-faire et l’expérience des analystes et que seules les plus « élémentaires » de ces connaissances seront facilement automatisables (systèmes experts, réseaux de neurones…).
Un peu de vocabulaire
Le renseignement peut concerner les domaines militaire, économique, politique, industriel ou financier, de contre-espionnage ou de lutte contre le terrorisme. Ici, l’on s’intéressera essentiellement au renseignement militaire. Il peut aussi se classer :
* par les sources :
– renseignement ouvert, provenant de déclarations et documents officiels, de la littérature, des médias, de la consultation de bases d’informations, de serveurs ou de forums électroniques,
– renseignement d’origine humaine reposant sur les informations recueillies par des correspondants civils ou militaires officiels, par des agents…
– renseignement d’origine technique, provenant d’informations recueillies par des moyens techniques ; il s’agit principalement de :
renseignement d’origine image, provenant de photographies ou d’images infrarouge ou radar, prises du sol, d’avions, de drones ou de satellites…
renseignement d’origine électromagnétique, exploitant toute émission électromagnétique, radio ou radar ;
* par la nature des informations fournies :
– renseignement de situation consistant en un suivi régulier des évolutions d’une crise, résultant d’une exploitation rapide des informations,
– renseignement de documentation consistant en une synthèse des informations recueillies ; il constitue le coeur du renseignement et se classe en :
renseignement politico-militaire qui concerne la connaissance des pays, organisation et situation politique et militaire, intentions…
renseignement technique qui concerne la connaissance des capacités techniques des pays et des systèmes potentiellement adverses.
Le renseignement et les hommes de science et technique
Comme indiqué plus haut, tout organisme de renseignement est amené à faire appel à de nombreux experts, scientifiques ou ingénieurs, mais aussi à travailler en coopération avec des laboratoires et centres d’études ou d’essais et à faire participer à ses tâches, des ingénieurs ou des universitaires.
Le recours à des expertises scientifiques ou techniques est indispensable pour apprécier la crédibilité d’une information de nature technique, son intérêt pour la communauté nationale, pour déterminer quelles informations complémentaires sont à rechercher.
Elle peut prendre la forme d’un simple avis sur une information, une photo, un objet ou un échantillon, demandée à un spécialiste. Cela implique de disposer d’un bon réseau de relations qui pourront servir d’experts ou établir les contacts nécessaires avec le spécialiste recherché.
Mais bien souvent, il sera nécessaire au spécialiste d’engager un examen plus détaillé, étude théorique de faisabilité, recherche bibliographique, analyse chimique ou métallurgique, radiographie ou échographie…). À ce niveau, l’accord des autorités de l’expert, voire le dégagement d’un financement peut se révéler indispensable.
Enfin, il peut être souhaitable pour établir la synthèse de l’état de l’art d’un domaine de recourir à un expert qui s’appuiera sur l’évaluation de publications, la participation à des conférences spécialisées ou les échanges au sein de forums électroniques.
Le stade suivant amène à travailler en coopération avec des laboratoires et centres d’études ou d’essais dans le cadre d’un programme pluriannuel d’études ou de projets individualisés. Cette coopération, à la marge entre soutien au renseignement et recherche appliquée, implique des décisions, des budgets, une organisation de pilotage des nombreux participants.
La forme la plus courante est la restitution, reconstitution d’un système d’arme à partir des renseignements épars, aboutissant à des plans, des maquettes, des modèles informatiques ; ceux-ci permettent de juger de la cohérence des renseignements, d’orienter la recherche d’éléments nouveaux. Ils permettent aussi d’évaluer les performances, de rechercher des tactiques ou de déterminer des contre-mesures.
Dans certains cas, des mesures sur réel ou sur maquette sont nécessaires pour évaluer la faisabilité de formules nouvelles. Cela a pu être le cas pour la capacité de résistance à la perforation de blindages, qui pouvait être déterminante dans l’affrontement Est-Ouest ou plus encore pour la détection des sous-marins par des méthodes non-acoustiques où il convenait d’éviter toute surprise stratégique même improbable…
La récupération de matériels étrangers permet l’analyse détaillée de leurs composants, des essais au réel, une évaluation globale. Même des matériels anciens présentent un intérêt, soit parce qu’ils sont largement répandus, soit parce qu’ils sont représentatifs d’une conception différente des nôtres.
Enfin, il est hautement souhaitable d’organiser la participation à des tâches de renseignement, des ingénieurs ou des universitaires. Celle-ci concerne prioritairement le développement des outils ou l’exploitation des images ou des signaux et le renseignement technique. Dans cette optique, la création de la Direction du renseignement militaire (DRM) en 1992 s’est accompagnée systématiquement de l’affectation de personnels civils et militaires de la DGA.
En matière de développement de systèmes de renseignement, comme d’algorithmes d’exploitation des images et des signaux, dans des domaines hautement sensibles, avec de fortes interactions entre le système, les opérateurs, les exploitants et les clients finaux (hautes autorités ou états-majors), il apparaît fondamental de faciliter les échanges entre les exploitants et les développeurs, en disposant en interface des équipes mixtes, ingénieurs et opérationnels, chargées de définir les besoins, de suivre les développements et de veiller au retour d’expérience.
La connaissance des systèmes potentiellement adverses (et en 1997, tout système quelle que soit son origine peut être, un jour, opposé à nos forces) doit impérativement être maîtrisée pour choisir des parades « accordées » étroitement à la menace, donc plus efficaces et moins « onéreuses », mais aussi pour éviter des orientations malencontreuses : c’est ainsi que les premiers travaux sur les torpilles légères ont failli être conduits dans l’hypothèse de sous-marins dont la coque résistante serait extérieure, alors que la marine soviétique développait des sous-marins dotés d’une coque extérieure séparée de la coque épaisse de plusieurs mètres.
C’est l’objet du renseignement technique qui couvre la veille scientifique et technique sur les progrès de la recherche, la prospective des systèmes futurs, la connaissance des systèmes de défense en service et la prévention des surprises stratégiques, notamment en matière de prolifération des armes de destruction massive. Dans ce domaine, qu’il s’agisse d’études sur dossiers, d’établissement des nombreux contacts nécessaires ou de participation sur le terrain au recueil de matériels, il apparaît très bénéfique de confier ces travaux à des équipes comportant des ingénieurs ou des scientifiques.
*
Ce tour d’horizon succinct des rapports entre les mondes du renseignement et des sciences et techniques souligne l’importance de l’apport aux activités de renseignement, non seulement des moyens techniques, mais aussi des ingénieurs et des scientifiques.
On y entrevoit également la contribution essentielle que le renseignement peut apporter à des activités de nature industrielle comme l’activité d’armement (préparation des décisions de toute nature, recherche de solutions techniques).
Il fait apparaître aussi la complexité des échanges entre les divers acteurs du renseignement sous ses diverses formes, militaire, technique, politique, économique, financier… ______________________________________________________ (Photographie) Systèmes de transmissions Spartacus, Syracuse et Rita.
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Très bon cours.