Se souvenir
Vraisemblablement plus exquise que le haschich, plus efficace que la photographie, moins douloureuse et infiniment moins onéreuse que la psychanalyse, la musique est un merveilleux stimulant pour faire remonter à la surface nos souvenirs enfouis. Il est même difficile d’écouter sans émotion une pièce de musique qui est associée dans notre vie à des moments même banals et qui, comme dit Perec, va susciter “ pendant quelques secondes une impalpable petite nostalgie ”.
Samson François, Manuel Rosenthal
Ceux qui ont eu la chance d’entendre Samson François au concert sont capables de reconnaître entre mille sa façon de jouer Chopin. Dans sa série (à prix réduit) “ Les Rarissimes ”, EMI a regroupé des enregistrements rares ou même inédits de Chopin, Bach, Franck, Fauré, Schumann, Prokofiev1. La Quatrième Ballade, enregistrée en 1953 en récital, exceptionnelle d’inspiration et d’émotion, efface toutes les autres interprétations de cette œuvre – y compris les siennes. Même si vous n’avez jamais entendu Samson François et s’il n’est pour vous que le nom d’un jeune homme génial à la mèche rebelle dévorant sa vie dans le Paris de la Libération, le Choral de Bach Ich ruf’ zu Dir, Herr Jesu Christ, ou l’Impromptu n° 2 de Fauré, ou la Toccata de Prokofiev, parmi d’autres, vont déclencher le retour exquis du temps retrouvé.
Dans la même collection paraissent des enregistrements, conservés par l’INA, de Manuel Rosenthal à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Paris : Ibert, Debussy, Loeffler, Glazounov, Scriabine2. Rosenthal, disparu l’an dernier, qui fut élève de Ravel et un grand orchestrateur, vous fera découvrir des œuvres oubliées comme la Rapsodie pour saxophone alto et orchestre de Debussy ou Poème païen d’après Virgile de Loeffler, à côté d’un lumineux Poème de l’extase de Scriabine.
Jeunes solistes
Vous n’écoutez plus le Concerto en fa mineur de Chopin sans revivre peut-être un soir d’été, dans un parc où se déroulait un festival, et où les cigales s’efforçaient de se joindre à la fête, mais vous n’avez jamais, sans doute, entendu la Fantaisie pour piano et orchestre sur des airs polonais que Chopin écrivit à 18 ans. On les trouve tous deux dans l’intégrale de l’œuvre pour piano et orchestre de Chopin enregistrée par Kun-Woo Païk et le Philharmonique de Varsovie dirigé par Antoni Wit3, avec le 1er Concerto, la Krakowiak, la Grande Polonaise brillante et les Variations sur “ La ci darem la mano ”. Le jeu de Kun-Woo Païk – sobriété, élégance, toucher subtil – est suffisamment distancié pour laisser jouer votre mémoire.
Hilary Hahn propose en exergue à son enregistrement de l’intégrale des Concertos pour violon de Bach (y compris le Concerto pour deux violons et le Concerto pour violon et hautbois) avec le Los Angeles Chamber Orchestra dirigé par Jeffrey Kahane4 trois vers de T. S. Eliot : “ The past experience revived in the meaning / is not the experience of one life only / but of many generations. ” On s’était émerveillé en découvrant Hilary Hahn dans Brahms, Chostakovitch, Mendelssohn, Barber. Dans Bach, c’est le rêve, la perfection absolue, le nirvana : la jeune fille au visage échappé du tableau d’un portraitiste anglais du XVIIIe siècle joue Bach avec une pureté de son, une rigueur, et en même temps une grâce fragile que vous ne pourrez oublier et qui évoqueront pour vous tant d’écoutes antérieures, Stern, Oïstrakh, et Menuhin aux côtés d’Enesco dans le Concerto pour deux violons, dont la découverte, jadis, au binet Classique, vous avait marqué à jamais.
Tchaïkovski
Les trois dernières symphonies de Tchaïkovski sont baignées dans une atmosphère si désespérée qu’il vaut mieux être dans une situation psychologique de parfait équilibre pour les affronter. Mais alors, quel parcours psychanalytique pour l’auditeur ! Il faut, pour ne pas verser dans le pathos, un chef rigoureux et froid et un orchestre de première grandeur, surtout dans les cordes. Ce fut la conjonction légendaire Karajan – Philharmonique de Berlin, qui enregistra les Symphonies 4, 5, 6 (“ Pathétique ”) de 1964 à 19665. C’est une interprétation hors pair, où l’orchestration superbe et complexe de Tchaïkovski est servie par une direction – et une prise de son – qui détachent chaque pupitre, chaque plan sonore. Idéal pour vous remémorer non des moments de votre vie – surtout pas – mais vos lectures de Tourgueniev, les films de Tarkovski et bien sûr celui de Ken Russel sur la vie de Tchaïkovski.
Le disque du mois : le Trio Beaux-Arts
Qui se souvient que le Trio Beaux-Arts, fondé en 1955, a été le grand trio du XXe siècle, surpassant les trios fameux de solistes comme Cortot-Thibaud-Casals ou Gilels-Kogan-Rostropovitch ? Cette alchimie qui fait qu’un trio ou un quatuor est autre chose qu’une juxtaposition de solistes, le Trio Beaux-Arts l’a portée à son apogée pendant vingt ans, et Philips donne une preuve éclatante de la qualité exceptionnelle de ces interprétations en publiant des enregistrements de la période 1967- 1974 : les trois Trios de Schumann, deux Trios de Mendelssohn, celui de Chopin, le Trio “ À la mémoire d’un grand artiste” de Tchaïkovski, le n° 2 de Chostakovitch, celui de Smetana, un Trio de Ives et le Trio de Clara Schumann6. Si l’on excepte deux œuvres mineures (le Trio de Chopin, qui n’ajoutera rien à sa gloire, et celui de Ives), ce sont, du Trio n° 1 de Mendelssohn, extatique, au n° 2, tragique, de Chostakovitch, quatre heures de pur bonheur, à passer, si vous le pouvez, dans votre voiture au sein d’une forêt, pendant lesquelles vous laisserez votre mémoire choisir ses évocations et vous reconnaîtrez que, sans la musique, votre vie ne serait pas ce qu’elle est.
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1. 2 CD EMI 8 85246 2.
2. 2 CD EMI 5 85240 2.
3. 2 CD DECCA 475 169 2.
4. 1 CD DGG 474 199 2.
5. 2 CD DGG 474 284 2.
6. 4 CD PHILIPS 475 171 2.