Sébastien Dupuis (95) de la tech à l’intelligence émotionnelle
Après une carrière internationale dans l’internet et la tech, Sébastien Dupuis (95) s’est reconverti dans l’écoute et l’intelligence émotionnelle au sein des entreprises. Aujourd’hui, il dirige Tirezio, une entreprise spécialisée dans l’écoute progressive, une approche plus simple que le coaching mais surprenamment efficace pour aider les gens à dénouer des dysfonctionnements collectifs et à créer des relations de qualité.
Sébastien, peux-tu nous dire d’où tu viens et comment tu es arrivé à Polytechnique ?
Je suis né à Toulouse, je suis le dernier d’une famille de cinq enfants. Je me suis retrouvé à l’X un peu par hasard. J’ai rencontré ma femme Magali au lycée Bellevue à Toulouse. Je pensais faire Supaéro mais, lors de ma prépa à Fermat, ma prof de math nous a incités, un copain – Philippe Manzano (95) – et moi, à préparer l’X. Magali avait intégré HEC un an plus tôt. On a plaisanté en disant que, comme elle était à Jouy-en-Josas, intégrer l’X était ce qu’il y avait de plus pratique pour se retrouver. Je n’y croyais qu’à moitié mais j’ai eu la chance d’entrer en 3⁄2. Magali et moi nous nous sommes mariés pendant l’année de service militaire. Nous habitions un deux-pièces à part avec les élèves mariés et donc pas en casert avec le reste de ma section. La vie de promo était chouette même si j’avais seulement un pied dans ma section et l’autre à la maison. Je garde un bon souvenir de mon passage à l’École.
Quelle école d’application as-tu choisi ?
En sortant de l’X, j’ai fait Supélec (comme mon père), mais pas vraiment par choix. J’aurais préféré faire Télécom mais je n’ai pas été pris. Supélec était une des rares écoles qui proposaient d’entrer directement en troisième année et donc de ne faire qu’une année d’école d’application. Pendant mon année à Supélec, j’ai aussi fait un DEA de sciences cognitives qui m’a amené à étudier les neurosciences et les biais cognitifs, et j’ai fait mon mémoire sur la perception auditive.
Après Polytechnique, quel a été ton parcours ?
Pendant mon année à Supélec, j’avais fait un stage à temps partiel dans une entreprise qui vendait des livres sur internet et qui a finalement été rachetée par la Fnac. J’ai été embauché pour diriger une équipe de huit développeurs sur un projet très formateur, le lancement du site fnac.com. Au retour d’un voyage au siège de Microsoft aux USA, lors d’une escale à San Francisco, je suis tombé amoureux de cette ville et j’ai appelé ma femme en lui disant : « Je crois qu’on va venir vivre ici. » Et, quelques mois plus tard, nous sommes partis nous y installer. J’ai trouvé du travail assez facilement car nous y étions avant l’éclatement de la bulle internet. Magali travaillait chez Deloitte et a pu être facilement transférée dans le bureau de San Francisco. Nous y sommes restés trois ans. J’ai bossé chez Envivio, une spin-off de France Télécom fondée par Julien Signes (89). J’y ai travaillé avec Boris Felts (95) et Guillaume Cohen (96). Nous sommes rentrés en France fin 2003.
Que faites-vous à votre retour en France ?
Après m’être brièvement essayé au conseil, j’ai trouvé un job de directeur technique chez Medialive, une entreprise qui proposait des solutions de protection des contenus audio et vidéo. C’était un peu un challenge pour mes capacités de manager et j’ai fait quelques bonnes erreurs qui m’ont beaucoup appris ! Puis nous avons décidé de partir à Shanghai. Nous sommes partis sans rien, nous avions juste inscrit nos enfants à l’école. Magali a trouvé un travail très rapidement, moi j’ai mis un peu plus de temps. J’ai repris un job de directeur technique dans une start-up où je gérais une équipe de 50 personnes. Puis, après quelques missions, j’ai été embauché par Demandware (rachetée depuis par Salesforce) pour mettre en place leur organisation customer success en Asie-Pacifique. J’ai aimé cette expérience dans un contexte d’hypercroissance. J’ai beaucoup appris sur la gestion de la relation client, et sur les relations humaines en général. Puis j’ai eu une opportunité, une entreprise qui cherchait un general manager en Chine. C’était une bonne évolution de carrière, ça me permettait d’ajouter une dimension plus commerciale à ce que j’avais fait jusqu’alors. Je ne suis pas resté très longtemps, car c’est là que j’ai fait un burn-out.
Avec le recul, comment relis-tu ce passage par un burn-out ?
Une partie de moi pourrait avoir envie de rationaliser ce qui m’est arrivé en expliquant que, dans la même semaine, j’avais une formation à organiser, ma boss était de passage à Shanghai, nous avons eu un gros ennui client et j’ai une collègue à qui on a diagnostiqué une énorme tumeur au cerveau et qui a dû subir une opération chirurgicale en urgence. En réalité, ça faisait quelques semaines que je tirais sur la corde en termes de rythme de travail. Un samedi matin, je n’ai pas réussi à me lever, j’ai passé le week-end à lire au lit et le lundi matin j’étais de retour au travail. Puis le fait de perdre mon job quelque temps après a créé l’espace pour que je commence à réfléchir à autre chose. J’ai fait appel à une coach. J’ai réalisé qu’il y avait d’autres directions qui étaient intéressantes à explorer pour moi. Dans les mois qui ont suivi, je me suis formé au coaching et j’ai commencé à coacher des gens.
Qu’est-ce qui a motivé ton appel à une coach ?
J’avais mal vécu la fin de mon job. J’étais en colère, j’avais besoin de chercher un coupable pour ce qui s’était passé, et mes relations avec mon entourage s’en ressentaient. Un de mes anciens patrons m’a conseillé une coach. J’ai alors commencé à trouver du sens dans ce qui m’était arrivé et ça m’a donné envie de me former au coaching.
Comment as-tu discerné ton changement de voie professionnelle ?
Tirezio, l’entreprise que j’ai fondée, a pour mission de développer la capacité des gens et des organisations à construire des relations bienveillantes, authentiques et épanouissantes au quotidien. À aucun moment je ne me suis dit que j’allais devenir coach. J’avais envie de me former au coaching pour développer une approche qui puisse être déployée à grande échelle pour aider les gens à trouver du sens et de l’énergie dans les interactions humaines de tous les jours. Je suis parti de l’observation qu’il y a plein d’inefficacités et de souffrances inutiles dans les entreprises, dues à un manque de conversations ou de qualité d’échanges. Pour moi c’était très clair que je me formais au coaching pour comprendre cet outil et en faire autre chose, mais j’ai découvert au passage que j’aime beaucoup être dans une posture d’écoute et créer un espace qui permet aux gens d’y voir plus clair dans les situations qu’ils traversent.
Comment es-tu arrivé à cette conclusion que tu voulais aider les gens à mieux se parler ?
Dans la période où j’allais mal, après mon burn-out, beaucoup de gens, pourtant très bien intentionnés, me disaient des choses qui, au lieu de m’aider, me prenaient énormément d’énergie. J’ai commencé à prêter attention à mes niveaux d’énergie (notion à laquelle je n’étais pas du tout sensible avant mon burn-out), aux signaux que m’envoyait mon corps, et c’est devenu une évidence pour moi que, dans nos conversations du quotidien, les mots qu’on utilise ont souvent des impacts que nous n’avons pas envie d’avoir. Et j’ai appris au travers du coaching qu’il est possible d’y prêter attention et de faire des choix plus conscients sur comment on se comporte dans la relation à l’autre. Cette prise de conscience a été déterminante, ainsi que la rencontre avec un chef d’entreprise qui avait mis en place un service en apparence tout simple : sa DRH allait offrir chaque mois de l’écoute à ses employés. Ça a été une révélation : il est possible de créer proactivement des espaces d’écoute et des prises de conscience, des changements de comportement comme le coaching peut le faire.
Ce qui est touchant, c’est de voir que, visiblement, c’est cette épreuve traversée qui t’a rendu sensible à ces problématiques fines.
Cette phase a été fondatrice car elle m’a conduit à des prises de conscience. Ça a été le début d’un chemin de développement personnel qui ne cesse de me surprendre depuis bientôt cinq ans. Je m’aperçois avec le recul que j’ai toujours été sensible à beaucoup de choses en lien avec l’écoute et la relation à l’autre, mais pendant longtemps ce n’était pas conscientisé. J’ai mis du temps à prêter attention à ces sensations diffuses que mon corps et mon cerveau captaient vaguement sans savoir quoi en faire et, maintenant, ce sont des outils que j’utilise au quotidien dans mon travail.
Peux-tu expliquer ton activité chez Tirezio ?
Nous sommes spécialisés dans l’écoute progressive, une méthode qui vise à rendre les bénéfices du coaching accessibles au plus grand nombre. Tirezio offre des ateliers et des programmes de formation, à distance et en présentiel, qui aident les dirigeants et les équipes à développer leurs compétences émotionnelles et à créer des relations humaines de qualité. On fait ça au travers d’exercices d’écoute simples et faciles à appliquer dans le quotidien des relations pro et perso. Nous formons aussi des coaches et des consultants à la méthode de la « bulle », une conversation de quelques minutes particulièrement efficace pour coacher des dirigeants et des équipes qui ont peu de temps. Quand on invite les gens à s’écouter et à se parler, on les aide à résoudre des problèmes complexes et à trouver du sens, de l’énergie et de la clarté dans les relations du quotidien.
Comment en es-tu venu à voir que c’était un besoin dans les entreprises ?
Je crois que la grande majorité des problématiques d’organisation peuvent trouver une résolution si on aide les gens à avoir les bonnes conversations au bon moment. Quand j’ai eu cette intuition, j’étais persuadé que tout le monde allait comprendre. Ça ne s’est pas passé comme ça ! Heureusement, ma façon d’en parler a suffi pour créer la confiance auprès de nos premiers clients, il y a bientôt trois ans. Au fil des années nous avons accompagné des entreprises sur des problématiques très différentes : management toxique, turn-over préoccupant des collaborateurs, performance d’équipes commerciales, prises de poste de managers, réorganisations, etc. À chaque fois c’est assez gratifiant car les gens nous disent que ça fait du bien d’être écouté, et parfois des solutions sont trouvées en deux ou trois conversations, simplement en aidant les gens à se parler.
La méthode met en garde contre les biais conversationnels. Peux-tu nous expliquer en quoi ces biais conversationnels nuisent à la conversation ?
Dans nos formations, nous aidons les gens à prendre conscience de tout ce qu’ils font dans les conversations, souvent avec l’intention d’aider, mais qui en fait n’aide pas. C’est ce que nous appelons les biais conversationnels : évitement du silence, affirmations, contradictions, injonctions, justifications, sympathie excessive, recherche de réponses pas toujours utiles… Un des enjeux est de savoir laisser l’espace à l’autre pour qu’il trouve ses propres réponses. Si on fait ça bien, la personne qu’on écoute, qui connaît son environnement de façon intime, va souvent trouver des solutions plus pertinentes que celles vers lesquelles on aurait pu l’orienter.
Dans nos ateliers et formations, les gens sont souvent surpris de la qualité des échanges qu’ils peuvent avoir – parfois en quelques minutes – quand ils sont mis en situation de s’écouter à travers les exercices qu’on a développés pour les aider à éviter ces biais conversationnels. Cela contraste avec le coaching, qui nécessite un long apprentissage, ou même d’autres méthodes d’écoute, comme l’écoute active de Carl Rogers ou les quatre niveaux d’écoute d’Otto Scharmer, méthodes puissantes mais difficiles à maîtriser pour les gens qui s’y forment.
“ Il est possible de créer proactivement
des espaces d’écoute et des prises de conscience.”
Quand j’ai commencé à former des coaches à l’écoute progressive il y a quelques années, je n’avais pas anticipé qu’on aboutirait à quelque chose de si simple à apprendre pour tout un chacun. Mais ce qu’on observe aujourd’hui, c’est que la plupart des gens peuvent, en quelques heures de pratique, développer une posture d’écoute qui, sans avoir le côté parfois un peu forcé du coaching, a des bénéfices comparables. Et pour certains, quand ils découvrent qu’ils ont cette capacité à écouter l’autre différemment, c’est le point de départ d’un chemin de développement personnel et professionnel qui peut être très inspirant.
Pourquoi le nom Tirezio ? Ce nom est-il en lien avec Tirésias, le devin aveugle de L’Odyssée ?
Tirezio est en effet le nom en espéranto de Tirésias. Lorsque nous intervenons dans les organisations, les gens nous disent énormément de choses qu’ils ne disent pas à leurs collègues. En quelques bulles d’écoute, on a très rapidement beaucoup de visibilité sur ce qui se passe dans l’organisation. On voit ainsi des choses que les autres ne voient pas et on peut, tout en respectant la confidentialité de chaque conversation, créer des espaces de réflexion et des prises de conscience pour dénouer les problèmes plus rapidement.
Que voudrais-tu dire à tes camarades polytechniciens qui voudraient faire un coaching ou réorienter leur carrière vers le coaching ?
J’ai rencontré un certain nombre de coaches polytechniciens dont certains sont très bons, mais ils ne sont pas toujours à l’aise pour se vendre. Ce sont des profils très intéressants pour être coaches avec leur capacité à challenger les raisonnements tout en gardant une posture d’écoute. Je suis très ouvert à échanger avec des X qui se posent la question d’aller vers le métier du coaching ou d’autres formes d’accompagnement.
Concernant le recours à un coach, la pandémie a contribué à ce que les gens acceptent de se faire accompagner, et une fois les premiers pas effectués beaucoup réalisent à quel point c’est enrichissant pour soi et pour son entourage. En effet, c’est plus facile de prendre soin des autres si on se fait aider soi-même – un peu comme dans les avions, on invite les gens à mettre leur masque à oxygène d’abord, avant d’aider les autres à le faire.