Sélection et formation des ingénieurs
Les ingénieurs méritent, ce semble, autant d’attention que M. de la Quintinie n’en accordait à ses poiriers et ses jardiniers. M’est donc avis qu’on se trouvera bien d’appliquer ses sages maximes à leur sélection, et plus en amont, à leur formation, en tenant bon sur le libertinage certes, mais surtout sans perdre de vue la nécessité que les ingénieurs sachent écrire et dessiner, au moins un peu.
La conception assistée par ordinateur ne saurait en effet les dispenser de la maîtrise du crayon, quand ce ne serait que parce qu’elle apprend à voir dans l’espace. J’ai rencontré de jeunes ingénieurs qui, faute d’avoir été formés aux antiques disciplines de la géométrie descriptive, éprouvaient de grandes difficultés à se représenter des emboîtements de pièces un peu compliquées.
Or sur le terrain, et pour expliquer quelque chose à un chef de chantier, on ne dispose pas toujours d’un PC, dûment approvisionné en logiciels idoines. Cela ne signifie pas à mes yeux que la disparition de la géométrie descriptive soit un désastre. La seule malédiction, c’est l’inaptitude à voir dans l’espace. Peu importe le moyen d’acquérir cette vision.
Quant à l’écriture, aucun traitement de texte n’est capable de transformer du charabia en langage clair. On peut, tout au plus, en attendre la correction des fautes d’orthographe les plus lourdes. Certes, c’est déjà quelque chose par les temps qui courent, mais ne suffit pas : une mienne amie me racontait avoir trouvé dans une copie du concours pour le recrutement des Architectes des Bâtiments de France, pas moins, la mention d’un pied d’Estalle. Qu’en eût fait l’ordinateur ?
En fait de pieds, vous me direz que Jacques Perret, l’auteur du Caporal épinglé, évoque bien quelque part le danger des pieds jacons. Il est vrai qu’un aussi pernicieux piège à logiciel ne saurait surprendre de la part d’un écrivain si imbibé d’obscurantisme mérovingien qu’il ne convient pas de le donner en exemple aux jeunes générations.
Peu importe donc Jacques Perret et ses irrévérences. Ce qui compte, c’est que le lecteur comprenne ce qu’on a voulu lui dire, ce de préférence à première lecture. Il est en effet déjà bien beau d’être lu ; relu, ne l’espérez jamais. Or on peut apprendre à rédiger. Quant à la forme, par le commerce avec les bons auteurs.
Encore est-il nécessaire d’avoir été préparé à y trouver un minimum d’attrait. Pour le fond, le point est plus délicat. Un texte d’ingénieur est destiné à informer, avec, au besoin, le coup de pouce pour convaincre. Il y faut donc prévoir les réactions du lecteur, en sorte d’apporter une réponse à ses objections avant même qu’elles n’émergent dans le champ de sa conscience claire. Cela implique d’abord qu’on sache à qui l’on s’adresse : on n’explique pas une même chose de la même façon à des journalistes ou à des spécialistes de la question traitée.
Cela exige ensuite l’aptitude à se mettre à la place du lecteur, c’est-à-dire à comprendre d’abord sa façon de penser. La formation par les mathématiques n’y prédispose guère : son danger réside dans sa pure cérébralité. Administrée à haute dose, sans immunisation préalable, elle a vite fait de mettre les yeux de sa victime à côté de leurs trous, sans d’ailleurs que celle-ci s’en aperçoive.
Une bonne immunisation consiste dans l’étude des langues, de préférence mortes, et voici pourquoi : l’apprentissage des langues vivantes, du moins avec l’intention de les comprendre et de les parler, réside pour l’essentiel dans l’éducation de l’ouïe, la mémorisation du vocabulaire et surtout l’acquisition de réflexes, ce par une pratique constante et répétée.
L’étude d’une langue morte relève d’un tout autre processus mental. L’objectif n’est plus alors d’acquérir la maîtrise du dialogue rapide, oral ou écrit, mais d’apprendre à sonder et à saisir, en y mettant le temps qu’il faut, le sens d’un texte, caché derrière une structure linguistique très différente de la nôtre, ce qui n’est pas sans influence sur la façon même de penser, puis de l’exprimer en langue maternelle, dans la tournure d’esprit qui lui est propre.
Cette activité cérébrale constitue un double entraînement : analyse attentive de la pensée d’un autre, expression de cette pensée.
Au lieu que le thème constitue l’exercice privilégié lors de l’apprentissage d’une langue vivante, dans l’enseignement des langues mortes la primauté est accordée à la version, qui apprend à lire dans la pensée d’un autre, pas toujours claire à première vue, puis à manier le français, pour l’y transcrire. La mémoire y occupe une faible place, une fois acquises les bases de la grammaire, à l’âge où l’on a bien d’autres choses à se nicher dans la tête.
Je suis personnellement convaincu que, pour de jeunes esprits, rien ne peut remplacer la plongée répétée dans ces textes, racontant des histoires survenues à des personnes. Dans ces aventures, vieilles comme le monde, le jeune élève découvre en outre la permanence des comportements humains, masquée par la diversité des parlers et surtout la mouvante nouveauté des choses.
Au contraire des sciences dites exactes, qui développent certes aussi l’esprit d’analyse, mais dont l’enseignement élémentaire inculque la logique binaire vrai-faux, combien illusoire, celui des langues mortes, avec toute sa gamme de faux sens, contresens, non-sens, imprime dans des esprits encore malléables l’attention aux nuances et la conviction de leur importance. Cela de façon indélébile.
Quand, plus tard, l’élève aura tout oublié des ablatifs absolus et autres optatifs obliques, il gardera, sans doute à son insu mais peu importe, le sens de la relativité des choses et un scepticisme de bon aloi, au moins à l’égard de soi. Qualités précieuses dans le maniement des techniques comme dans les rapports humains, mais qui n’empêchent pas de savoir retrousser ses manches sitôt qu’on doit.
Avec le courage même qu’il faut, à treize ans, pour se colleter avec la Guerre des Gaules et y patauger comme une légion romaine empêtrée dans une embuscade marécageuse, sous l’œil goguenard de nos ancêtres.
Chacun s’accorde à penser que l’ingénieur moderne devra, comme tout le monde, changer de métier au cours de sa vie professionnelle. Il ne serait alors pas mauvais de continuer à lui conférer, dès sa prime jeunesse, une capacité d’écoute et de recul, en le dotant en même temps d’un outil de pensée apte à séparer le permanent de l’éphémère dans l’imprévisible surgissement des circonstances, c’est-à-dire à maîtriser l’inattendu.