Sept mois au contact du monde carcéral
Placé en tout début de scolarité, le stage de formation humaine vise à éveiller et développer chez les élèves polytechniciens les compétences relationnelles et humaines indispensables à l’exercice de leurs futures responsabilités d’ingénieurs et de cadres.
Ce stage est aussi l’occasion pour chaque élève de vivre une immersion professionnelle, de faire l’apprentissage de méthodes de management et de découvrir des réalités sociales.
Ce stage s’effectue dans les forces armées, en métropole et outremer ou bien dans des structures civiles, dans l’administration publique ou dans des organismes ou des associations privées, œuvrant tous dans le domaine de l’action sociale.
Ce n’est qu’une fois de retour sur le campus de l’X et après y avoir passé quelque temps que l’on peut mesurer réellement la portée d’un stage de première année.
En effet, si les premières semaines de stage sont celles du choc, les mois qui suivent sont ceux de la banalisation, si bien que les bruits des serrures ou les cris des détenus qui s’interpellent d’une fenêtre à l’autre deviennent anodins.
Après sept mois de stage en maison d’arrêt, la routine s’installe et c’est donc avec empressement que l’on rejoint le Plateau pour commencer ce que l’on voit alors comme notre « vraie » scolarité. Mais en y repensant, une fois habitué à la vie étudiante du Plateau, on prend conscience progressivement de ce que ce stage nous a apporté de nouveau et d’essentiel.
Enseigner et découvrir
Pendant sept mois, j’ai donc été stagiaire à la maison d’arrêt de La Talaudière, en banlieue de Saint-Étienne (Loire).
DERRIÈRE LES MURS
La prison ne se résume pas à un bloc de cellules et de douches : il y a aussi les cuisines, le service des achats (appelé les cantines), le service médical, le service pénitentiaire d’insertion et de probation (qui prépare la sortie des détenus), les ateliers (lieu de travail pour les détenus volontaires) et, donc, le service scolaire.
Je n’y ai pas été surveillant mais principalement enseignant. J’y ai enseigné des matières scientifiques (mathématiques, physique, chimie) et littéraires (français pour des étrangers, anglais) à des niveaux allant du collège au lycée.
Pour moi, l’objectif du stage n’était pas seulement d’enseigner. Il s’agissait plutôt de découvrir, à travers l’enseignement, deux univers qui m’étaient totalement étrangers : d’une part le monde judiciaire, celui des tribunaux, des magistrats et des livres de droit ; d’autre part, le monde carcéral, celui de la délinquance et du crime.
Deux mondes régulièrement évoqués par les médias et les hommes politiques ou au détour de conversations quotidiennes, deux mondes souvent commentés et jugés par les uns et les autres sans qu’ils aient eu la chance de pouvoir les observer en profondeur.
Apprendre à gérer un groupe
C’est pourquoi l’intérêt de ce stage est double. Il est en premier lieu humain. Ces sept mois m’ont appris à gérer un groupe : la « classe » est en effet constituée en moyenne d’une demi-douzaine d’élèves aux profils très différents, la maison d’arrêt accueillant à la fois les condamnés à de courtes peines (moins de deux ans) et les prévenus et accusés pour toute infraction.
“ Des mondes rarement observés en profondeur ”
C’est donc tout le Code pénal, des stupéfiants au meurtre en passant par le vol et l’agression sexuelle, que réunit la maison d’arrêt. Cette diversité pénale engendre des tensions ; certains détenus pour mœurs (agression sexuelle, viol) sont si souvent pris à parti par les autres détenus qu’ils ne viennent plus en cours.
LE DROIT AU QUOTIDIEN
Un stage dans le milieu carcéral est sans doute la manière la plus rapide et la plus concrète de se familiariser avec cette discipline aride qu’est le droit pénal : chaque aspect du droit y est véritablement incarné dans une histoire individuelle.
Autre élément déstabilisateur, les rivalités entre groupes, qui débouchent parfois sur des bagarres violentes (l’une d’entre elles, qui opposait les « Russes », terme utilisé pour désigner les détenus originaires de l’Europe de l’Est, et les Maghrébins, a envoyé plusieurs détenus à l’hôpital) ou plus simplement sur des altercations à connotations racistes en classe : pendant un cours d’anglais, une détenue a accusé une camarade de manger des singes et de détruire ainsi la biodiversité.
Enfin l’instabilité de certains détenus, due à des addictions (certains élèves s’endorment en cours à cause de leur traitement de substitution) ou à des troubles mentaux, est un facteur de risque supplémentaire.
Ces trois éléments nous obligent à garder en permanence le contrôle sur le groupe, à le faire avancer sur des sujets scolaires, sous peine de voir le cours envahi par les histoires personnelles de chaque détenu.
Comprendre l’institution judiciaire
En second lieu, ce stage m’a permis de mieux connaître notre institution judiciaire et les arcanes du droit pénal. J’ai eu l’occasion d’assister à diverses commissions (application des peines, réductions de peines) dont l’enjeu était la réinsertion des détenus.
J’ai aussi pu visiter le centre de détention de Roanne (prison pour les condamnés à de plus longues peines) et la maison d’arrêt de Lyon-Corbas, deux exemples de prisons modernes, plus propres et plus sûres, mais aussi beaucoup moins humaines ; j’ai enfin assisté à un procès devant la cour d’assises de la Loire.
Nouer des liens
“ On ne peut quitter la prison sans une pointe de tristesse”
La principale difficulté de ce stage ne fut pas, comme on pourrait le penser et comme je l’avais anticipé, la dureté du milieu carcéral. La prison est en effet un lieu attachant, dans lequel mes relations avec les prisonniers furent globalement très bonnes, souvent chaleureuses.
Mon âge conduisait les détenus, souvent plus vieux que moi de quelques années, à me considérer pratiquement comme un ami : l’un me confiait qu’il trouvait la surveillante attirante, l’autre me parlait du magasin que tenait sa mère.
Cette relation particulière, que n’avaient pas mes collègues, me permettait d’entrer plus avant dans la vie des détenus et rendait surtout les cours plus agréables. Avec de tels liens, on ne peut quitter la prison sans une pointe de tristesse.
Mon expérience au service scolaire a été rendue plus gratifiante encore par la progression rapide de certains élèves, notamment ceux dont le niveau de départ était le plus faible, tant leur motivation à apprendre était grande. Certains ont du reste pu passer plusieurs diplômes (certificat d’études, diplôme de langue française pour les étrangers) pendant mon stage.
Affronter la solitude
Bien plus que le stage en lui-même, c’est la solitude qui l’a entouré qui fut difficile à gérer.
LE SENS DE L’HUMOUR
Les détenus font souvent preuve d’un sens de l’humour étonnant. Pour prendre un seul exemple, voici le texte qu’a rédigé un prisonnier arménien à qui l’on demandait, au cours de français, d’écrire une carte postale : « Bonjour mon ami, c’est Andrey. Je suis prisonnier La Talaudière SaintÉtienne. Ici très bien viens avec nous, jeux, football, cartes. Non je rigole. »
La prison a été installée au milieu d’une zone industrielle, spécialisée – coïncidence ? – dans l’abattage de bovins, et mon studio, dans lequel je vivais seul, était à une cinquantaine de mètres de la prison.
Certes, le soir du match Saint-Étienne-PSG, j’ai eu le plaisir d’entendre la prison exulter à chaque but de l’AS Saint-Étienne. Mais chose moins agréable, en rentrant d’une sortie le soir, il m’est arrivé d’apercevoir en rentrant des silhouettes cachées aux abords de la prison : des amis des détenus venaient de nuit lancer au-dessus des murs de la prison des paquets contenant drogues et téléphones portables.
Ces conditions ainsi que l’absence d’autres étudiants dans mon entourage immédiat m’ont obligé à nouer des contacts au-delà de mon cercle habituel.
Cette solitude, que nous sommes nombreux à avoir plus ou moins bien vécue pendant nos mois de stage, j’ai dû apprendre à la contourner en m’intégrant très rapidement à des clubs, des associations pour m’éviter des soirées solitaires.
Mieux connaître nos prisons
Je voudrais conclure sur un dernier aspect frappant de mon stage : la méconnaissance que nous, citoyens, avons de nos prisons.
Chaque fois que je raconte mon stage, mes interlocuteurs, passé un moment de stupeur en apprenant que « j’étais en prison », posent les mêmes questions et ressassent les mêmes clichés sur la prison. Ils passent, ce faisant, d’un extrême (« Ils sont mieux qu’à l’extérieur, ils ont Canal Plus gratuitement dans leur cellule ! ») à l’autre (les détenus toujours menottés, les viols dans les douches).
“ Chacun devrait voir un jour une prison de l’intérieur ”
Les prisons sont-elles des lieux de violence ? Comment vivent les prisonniers en prison ? Comment se prépare leur réinsertion ?
De telles questions, je m’en suis posé beaucoup avant d’arriver en prison, et nombreuses sont celles qui ont rapidement trouvé des réponses. La prison est le dispositif central du système répressif français – certains s’en réjouissent et réclament des peines plus fermes, d’autres s’en lamentent et réclament des peines plus courtes ou de nature différente.
Ce débat, dont dépendent les 70 000 personnes actuellement incarcérées en France, est pourtant biaisé : combien d’entre nous ont jamais eu la chance d’entrer dans une prison – je veux dire, du bon côté des barreaux ?
Au terme de ce stage, en confrontant mon expérience aux questions que l’on m’a posées, il me semblerait utile que chacun, en tant que sujet de droit, ait l’occasion – l’obligation ? – de voir, un jour dans sa vie, une prison de l’intérieur.
Sans doute une telle visite pourrait-elle éclairer notre connaissance du système judiciaire, tempérer les jugements que l’on porte à son propos, mais aussi refroidir ceux que la délinquance pourrait attirer ; car nous sommes tous à la fois des commentateurs de l’actualité judiciaire… et de potentiels délinquants.
Fleury-Mérogis. La prison est le dispositif central du système répressif français. © REUTERS