Serge Caillet (75), le gendarme
À 58 ans, Serge Caillet vient de réussir un parachutage hautement périlleux : une reconversion dans le monde de l’entreprise après une longue carrière de serviteur de l’Etat. Encore une innovation à l’actif de celui qui aura été, durant son long parcours au cœur de l’Etat régalien, un authentique créateur d’entreprises.
36 ans durant, Serge aura été gendarme. Rien pourtant ne le prédisposait à ce destin. Sa mère institutrice lui a transmis son sens de l’Etat. Mais à la sortie de l’X, il cherche plutôt du côté des entreprises publiques qui offrent des carrières de terrain.
Or en ces temps-là, un jour, sur le ring de l’X, il croise un commandant de gendarmerie en uniforme. Etonné, il engage la conversation. Le courant passe, et de fil en aiguille, à l’amphi corps, il choisit la gendarmerie.
Il fallait oser. L’ambiance dans la société à l’époque, mais aussi dans la promo, était très antimilitariste. Mais Serge se souvient de son service militaire dans la cavalerie, avec stage commando en plein hiver à Givet dans les Ardennes, descentes en rappel et nuits sous la neige au menu ; de sa découverte des problématiques de la défense à Kaiserslautern, auprès du Commandant Staub (X 70) et des officiers du régiment ; de ses sauts avec les paras dans le cadre du club de l’X, à Pau, et de ses vols en coucou dont il a acquis le brevet de pilote privé d’avion. Il se sent attiré par cette arme.
Encore faut-il s’y faire admettre. La peau d’âne de l’X n’y suffit pas. Serge entre dans un milieu un peu étranger dont les postes de responsabilités sont tenus par les Saint-Cyriens. Il y fait figure d’espèce pionnière, voire invasive. Pour ses nouveaux chefs et collègues, les polytechniciens sont a priori de grands ados boutonneux qu’on peut au mieux planquer dans les services informatiques, alors en plein développement.
Dans ce milieu inspiré par l’esprit juriste, l’approche scientifique et l’humour au deuxième degré des X fait tache. Mais Serge veut être pleinement gendarme et montrer que la formation militaire et humaine à l’X est aussi efficace que celle des trois autres grandes écoles militaires (Saint-Cyr, Air, Navale).
Dès sa sortie de l’école de Melun, il accepte les postes les plus exposés, dans la gendarmerie mobile, commandant d’escadron à 26 ans, « à recevoir des œufs sur la tête et à respirer les gaz lacrymogènes », puis en compagnie de gendarmerie départementale. Ce choix de l’opérationnel précoce lui sera compté comme justice en fin de carrière.
Le tournant de sa carrière arrive avec l’affaire Grégory. Le 16 octobre 1984, Grégory, bambin de 4 ans qui jouait dans son jardin, disparaît et est retrouvé le soir même, pieds et mains liés, noyé, dans la rivière voisine. Les premières investigations criminelles ne donnent rien d’autre qu’un long et triste cafouillage médiatique… Chargée de l’enquête, la gendarmerie, échaudée, décide en 1987 la création d’une Section technique d’investigation criminelle, qui deviendra l’Institut de recherche criminelle de la Gendarmerie nationale (IRCGN). Le jeune Commandant Caillet en est chargé.
« On était jeune, on était fou », chante le poète. Là, ce n’est pas la Bohème, loin s’en faut. Et il faut l’inconscience du jeune Serge pour accoucher au forceps d’une structure qu’il laissera à son départ, en 2001, forte de 250 collaborateurs et d’une autorité scientifique incontestée. Car les obstacles à lever sont nombreux.
Il y a d’abord celui de la bureaucratie. Pour elle, rien ne doit être autorisé qui ne soit expressément permis par un texte. Tout est interdit, sauf ce qui est autorisé, et dans les conditions strictes de son autorisation. Curieuse conception du droit qui ne refroidit pas pour autant Serge le scientifique.
Il y a ensuite le budget, denrée rare – déjà – à l’époque. Tout poste budgétaire est conquis de haute lutte au détriment du voisin. Serge comprend vite qu’il doit identifier ceux qui décident vraiment. Ses descentes cordiales dans les secrétariats de diverses sous-directions aideront ses dossiers à surnager sur les piles. Il y a enfin une culture d’entreprise à créer ex nihilo dans l’équipe. Serge a la chance de pouvoir faire un peu de benchmarking – comme on ne le disait pas alors – auprès des institutions criminalistiques en place.
Il se rend à un congrès en Australie. Il visite le laboratoire des carabinieri. Il est reçu au laboratoire de police scientifique d’Israël, un remarquable concentré de technologie. Et bien sûr, il rend visite à son homologue de la police, déjà bien établi. Il note qu’un profil domine à la tête de ces instituts : le biologiste ou toxicologue. A la gendarmerie, on maîtrise à peu près la balistique et la lecture de l’empreinte digitale, sans plus.
Serge se convainc que la criminalistique, forensic en anglais, ne doit pas rester prisonnière d’une discipline scientifique mais doit articuler de nombreuses spécialités, dont les sciences de l’ingénieur, la reconnaissance de l’image et de la voix, l’informatique, la médecine et l’odontologie… Une mission pour polytechnicien ! Pour autant, il faut convaincre la hiérarchie et ses multiples strates quand on n’est alors qu’un jeune commandant, à une époque où les relations étaient particulièrement formelles, un lieutenant-colonel saluant « à six pas » un colonel !
Avec le recul, deux adages lui reviennent à l’esprit pour illustrer les difficultés qu’il a dû surmonter : « Nul n’est prophète en son pays », et « On a toujours tort d’avoir raison trop tôt ».
Patiemment, il parvient à capter des profils intéressants : beaucoup de gendarmes qui ont acquis une compétence à titre de hobby (un docteur en géologie, qu’il affecte à la microscopie électronique…), de jeunes ingénieurs sortis de Navale ou de l’École de l’air auxquels il confie la microélectronique, son voisin médecin militaire de Rosny qui accepte de le rejoindre, plus récemment des recrues trouvées sur le marché de l’emploi.
Sa volonté d’excellence scientifique se traduit dans le choix des appellations, Institut, départements, plutôt que Service ou sections. Serge innove en soumettant sa décision d’embauche à l’audition préalable des candidats.
Il préconise la création d’une cellule d’identification des victimes de catastrophes. L’actualité ira tristement dans son sens : le crash du Mont Sainte-Odile, le 20 janvier 1992, en décide. Serge a su, dans les jours qui ont suivi la catastrophe, apporter aux enquêteurs une aide précieuse. Sa voix est entendue. Huit ans plus tard, le 25 juillet 2000, il sera avec son équipe sur les lieux du crash du Concorde : trois jours et trois nuits sous une pression énorme, exposé seul au feu des médias.
Serge comprend que sa carrière ne doit pas s’arrêter là. Il lui faut bouger. Il revient au commandement, qu’il a pratiqué en début de carrière, mais à un niveau tout autre ; et bientôt avec les étoiles. Il entre au siège de la direction générale de la gendarmerie nationale, où il crée trois services spécialisés dans le traitement des menaces nouvelles, telles que les atteintes à l’environnement ou le terrorisme.
Il commande ensuite la zone de gendarmerie de Rennes. Il lui faut tout son sens du contact humain pour désamorcer une fronde de ses hommes, dont certains, de retour d’Afghanistan couverts du respect mérité de la République, viennent d’apprendre avec stupeur la dissolution de leur escadron. Son dernier poste est celui de commandant de la gendarmerie d’outre-mer. Il finit avec quatre étoiles au front. Il sait que la cinquième étoile ne sera pas pour lui. Il se sent trop jeune pour raccrocher et se lance dans l’aventure de la recherche d’emploi, dans le civil.
Et c’est ainsi que Serge est aujourd’hui membre du comité de direction de Scutum, une PME familiale dynamique spécialisée dans la sécurité. « Cette recherche d’emploi n’a pas été un long fleuve tranquille. Contrairement aux militaires, le gendarme que j’étais avait pendant toute sa carrière fréquenté la société civile. Mais que dire à un employeur qui vous demande ‘Que pouvez-vous m’apporter, tout de suite, comme portefeuille d’affaires ?’ ? Comment articuler une prétention salariale, alors que le gendarme est formaté pour jouer collectif et que toute tête qui sort du rang y est mal vue ? » Tout 4 étoiles soit-il, le parcours du combattant de Serge aura duré deux longues années. Avec le recul, il s’en félicite.
Aujourd’hui, il a trouvé toute sa place sur l’échiquier de l’entreprise. « Mes collaborateurs, qui avaient commencé à m’appeler par mon prénom, à la mode locale, se mettent à me donner du ‘Mon général’ », s’amuse-t-il. Il est vrai que les personnels ont pu le voir à l’œuvre dans les contacts avec le ministère de l’intérieur et avec les clients. Dans un métier où la confiance est une vertu cardinale, la présence chez le prestataire d’un général de gendarmerie rassure les grands comptes.
Serge cultive aussi sa loyauté, vis-à-vis de l’entreprise comme vis-à-vis du client. Il ne se contente pas de respecter les contrats signés : il va au-devant des problèmes des clients, tels que ceux de pétroliers quand ils lui font part de leur inquiétude à la recrudescence des incivilités dans leurs stations services. Et il écoute beaucoup, plus qu’il ne parle.
Ces vertus sont pour lui assez polytechniciennes. De l’X, il a reçu aussi une puissance de travail salutaire, une grande agilité à sauter d’un sujet à un autre et à organiser les synergies entre disciplines différentes, dont son expérience à l’IRCGN a montré la pertinence, la propension à partir d’un problème ponctuel et à en tirer une conclusion de portée générale, comme on tire une pelote en en attrapant un fil, une curiosité intellectuelle intacte, et un sens des hommes qui lui a été précieux.
A ceux qui prétendent que les fonctionnaires sont des empêcheurs d’entreprendre en rond, la carrière de Serge prouve que le service public peut offrir à qui le veut bien de passionnantes aventures de création d’entreprises.