Service public, service au public, service d’intérêt général

Dossier : La mutation du service publicMagazine N°635 Mai 2008
Par Jean-Noël HERMAN (52)

Les ser­vices publics en France ont été fon­dés sur des prin­cipes d’égalité, de conti­nui­té et de muta­bi­li­té. La construc­tion euro­péenne, les évo­lu­tions sociales et tech­no­lo­giques, et les contraintes bud­gé­taires conduisent à revoir ces bases et à ima­gi­ner de nou­velles formes d’organisation et de dis­tri­bu­tion de ces services.

Né sous la IIIe Répu­blique et élar­gi à la Libé­ra­tion, le ser­vice public à la fran­çaise repose sur trois prin­cipes de base : éga­li­té de trai­te­ment des usa­gers ; conti­nui­té, notion qui com­prend le main­tien d’une cer­taine qua­li­té du ser­vice ; muta­bi­li­té, c’est-à-dire capa­ci­té d’adaptation à l’évolution de l’environnement, tech­nique et éco­no­mique, dans lequel s’exerce le service.
Cette der­nière notion est par­ti­cu­liè­re­ment com­plexe : la muta­bi­li­té peut par­fois conduire à des réduc­tions des ser­vices offerts. Un cri­tère plus glo­bal serait le sui­vant : le ser­vice public c’est celui que le mar­ché ne four­ni­rait pas spontanément.

Au début de l’année 2004, le pré­fet d’un des quatre dépar­te­ments pilotes en matière de pré­sence des ser­vices publics en milieu rural rele­vait que 35 bureaux de poste de son dépar­te­ment rece­vaient moins de 10 clients par semaine. Le main­tien ne varie­tur d’une telle situa­tion serait évi­dem­ment aux anti­podes de la mutabilité.

On a long­temps éta­bli, éga­le­ment d’une manière clas­sique, des dis­tinc­tions entre ser­vices mar­chands et non mar­chands et entre ser­vices à carac­tère admi­nis­tra­tif et ser­vices à carac­tère indus­triel et com­mer­cial. Mais, ces dis­tinc­tions s’estompent : il existe des cli­niques pri­vées à côté des hôpi­taux publics (et les uns comme les autres font payer leurs ser­vices) – il existe des entre­prises de mes­sa­ge­ries-cour­siers à côté de La Poste. Cette coexis­tence sou­lève des pro­blèmes de régu­la­tion par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­ciles évo­qués plus loin.
Quant à la notion de « domaine natu­rel » du ser­vice public, elle est fort incer­taine, les cir­cons­tances du moment sem­blant, au contraire, avoir joué un rôle impor­tant dans la créa­tion de la plu­part de nos ser­vices publics : par exemple, la créa­tion de la SNCF en 1937 a per­mis de conju­rer la faillite annon­cée des dif­fé­rentes com­pa­gnies pri­vées de che­min de fer.
Enfin, les Fran­çais font dif­fi­ci­le­ment la dis­tinc­tion entre ser­vice public et sec­teur public, alors qu’un ser­vice public peut être assu­ré par une entre­prise pri­vée, dans le cadre d’une conces­sion (ou autre contrat ana­logue comme l’affermage) assor­tie d’un cahier des charges adé­quat. C’est d’ailleurs le cas, en France même, d’une large majo­ri­té des ser­vices de dis­tri­bu­tion d’eau.
L’approche de la plu­part de nos voi­sins est dif­fé­rente et porte sur le ser­vice au public (sans insis­ter sur la nature juri­dique du pres­ta­taire), ce qui a conduit l’Union euro­péenne à rete­nir, quand elle a com­men­cé à s’intéresser au domaine, une autre ter­mi­no­lo­gie, notam­ment celle de « ser­vice d’intérêt général ».

La construction européenne change la donne

L’Union euro­péenne s’est inté­res­sée très tôt aux ser­vices publics et en pre­mier lieu à ceux que nous appe­lons ser­vices publics mar­chands. En effet, l’objectif d’intégration éco­no­mique des États membres, consi­dé­ré comme essen­tiel, a pour corol­laire l’élimination des entraves aux échanges entre les États membres. Or, l’existence dans cer­tains de ces États, de ser­vices publics, a for­tio­ri sous forme d’établissements publics béné­fi­ciant d’un mono­pole, inter­ve­nant dans l’économie mar­chande posait pro­blème. Par exemple : est-il admis­sible qu’EDF s’abrite en France der­rière son mono­pole et cherche à inter­ve­nir sur le mar­ché d’un autre État ?
C’est pour­quoi l’Union euro­péenne a été ame­née à recon­naître l’existence des « ser­vices éco­no­miques d’intérêt géné­ral », puis à pré­ci­ser que le fonc­tion­ne­ment de ces ser­vices doit se faire « sur la base de prin­cipes et dans des condi­tions qui leur per­mettent d’accomplir leurs mis­sions » et enfin à recon­naître l’accès à ces ser­vices comme un des droits fon­da­men­taux garan­tis par l’Europe (trai­té de Nice).
Enfin, l’approche euro­péenne a été éten­due à la notion plus large de « ser­vices d’intérêt géné­ral », mar­chands ou non mar­chands (Livre vert 2003 – Livre blanc 2004).
Cet édi­fice, assez com­plexe, recon­naît l’existence des obli­ga­tions de ser­vice public et habi­lite les États à accor­der à l’exploitant dudit ser­vice public des com­pen­sa­tions finan­cières, directes (sub­ven­tions) ou indi­rectes (péréqua­tion tari­faire, droits exclu­sifs), à condi­tion que ces com­pen­sa­tions soient stric­te­ment pro­por­tion­nées au sur­coût que les obli­ga­tions de ser­vice public imposent à l’exploitant, par rap­port à ce que serait une ges­tion sur la base exclu­sive de l’économie de mar­ché, et ne consti­tuent en aucun cas une sub­ven­tion indi­recte des autres acti­vi­tés de l’exploitant.
Dans ce cadre, l’Union euro­péenne a éga­le­ment défi­ni la notion de « ser­vice uni­ver­sel », à savoir un sous-ensemble de ser­vices mis à la dis­po­si­tion de tous les consom­ma­teurs et uti­li­sa­teurs sur la tota­li­té du ter­ri­toire d’un État membre, indé­pen­dam­ment de leur posi­tion géo­gra­phique et à un prix abor­dable (direc­tive du 7 mars 2002). Cette notion s’est appli­quée prin­ci­pa­le­ment, jusqu’à pré­sent, aux ser­vices de télé­com­mu­ni­ca­tions et postaux.

Vers la fin des monopoles

La notion de ser­vice uni­ver­sel conduit à la fin des monopoles

Cela conduit iné­luc­ta­ble­ment à la fin de la plu­part des mono­poles, par­fois de manière pro­gres­sive (par exemple, trans­port inter­na­tio­nal, puis trans­port interne ou : fret, puis voya­geurs). Il en résulte ou va en résul­ter, d’importantes inno­va­tions juri­diques, ins­ti­tu­tion­nelles et économiques.
En pre­mier lieu, dès lors que « l’opérateur his­to­rique » se trouve en situa­tion concur­ren­tielle, même pour une petite par­tie de ses acti­vi­tés, son sta­tut doit être adap­té. Et sur­tout, cet opé­ra­teur ne sau­rait exer­cer une forme quel­conque de tutelle sur ses concur­rents. D’où la créa­tion « d’autorités » telles que « l’Autorité de régu­la­tion des com­mu­ni­ca­tions élec­tro­niques et des postes » (ARCEP), ou la « Com­mis­sion de régu­la­tion de l’énergie ». Ces mis­sions de régu­la­tion sont par­ti­cu­liè­re­ment déli­cates lorsqu’elles s’exercent sur un ensemble d’entités très hété­ro­gènes : c’est ain­si que les Agences régio­nales de l’hospitalisation (ARH) char­gées de coor­don­ner la mise en œuvre, sur leur ter­ri­toire, des moyens des hôpi­taux publics et des cli­niques pri­vées ont de fortes chances de mécon­ten­ter tout le monde !

Adaptations en cours

Dans cer­tains cas, la réforme est beau­coup plus lourde et va jusqu’à la dis­so­cia­tion entre l’opérateur de ges­tion de l’infrastructure et celui de la pres­ta­tion de ser­vices. Ain­si ont été créés Réseau fer­ré de France (RFF) par scis­sion de la SNCF et Réseau de trans­port de l’électricité (RTE) par réor­ga­ni­sa­tion admi­nis­tra­tive et comp­table d’EDF.

D’autres contraintes sont à prendre en compte, comme la néces­si­té d’optimiser la rela­tion coût-effi­ca­ci­té. Il s’agit de pro­mou­voir l’adaptabilité et la facul­té d’évolution des ser­vices au public, plu­tôt que de suc­com­ber à la ten­ta­tion du « mora­toire », dont il est dif­fi­cile de sor­tir et qui est géné­ra­teur d’effets per­vers : des ser­vices de proxi­mi­té, de médiocre qua­li­té, main­te­nus ne varie­tur finissent par n’avoir plus comme usa­gers que les couches les plus défa­vo­ri­sées de la population.
Ce mou­ve­ment est d’ailleurs, fort heu­reu­se­ment, déjà amor­cé. À la notion de proxi­mi­té se sub­sti­tue la notion, plus géné­rale et plus riche, d’accessibilité, celle-ci pou­vant être assu­rée par dif­fé­rents moyens tels que le recours à l’hélicoptère pour le ser­vice médi­cal d’urgence ou le recours aux NTIC pour évi­ter cer­tains déplacements.
Par exemple, La Poste a pas­sé avec l’État un contrat de per­for­mances en décembre 2002, pour la période 2003–2007, qui défi­nit ses obli­ga­tions quant à l’accès du public au ser­vice uni­ver­sel. Mais ce ser­vice peut être assu­ré par dif­fé­rents moyens qui com­prennent, outre le bureau de poste tra­di­tion­nel, des agences pos­tales com­mu­nales et des relais-postes (chez des com­mer­çants). Ces solu­tions diver­si­fiées per­mettent à La Poste de gérer un réseau de 17 000 points de contact avec le public. En outre, les ser­vices finan­ciers de La Poste ont été éri­gés, depuis le 1er jan­vier 2006, en une « Banque pos­tale » qui offre, grâce au réseau pos­tal, un ser­vice de proxi­mi­té sans com­mune mesure avec ceux des éta­blis­se­ments de cré­dit. De plus, la loi de régu­la­tion pos­tale du 20 mai 2005 défi­nit de manière très pré­cise le ser­vice uni­ver­sel et des normes d’accessibilité du public aux points de contact : 90 % de la popu­la­tion de chaque dépar­te­ment doit pou­voir accé­der à un point de contact en moins de vingt minutes en voiture.
Paral­lè­le­ment, dif­fé­rentes solu­tions inno­vantes avaient déjà com­men­cé à se déve­lop­per : regrou­pe­ment de ser­vices publics dans des lieux ad hoc les mai­sons de ser­vices publics (aux­quelles pour­ront s’associer à l’avenir des par­te­naires pri­vés) – pres­ta­tions de ser­vices croi­sés entre orga­nismes publics (vente de billets SNCF par La Poste) voire publics et pri­vés (por­tage de médi­ca­ments par le facteur).

Les dif­fé­rents scé­na­rios plus ou moins inno­vants évo­qués ci-des­sus (de manière non exhaus­tive) ne sont bien enten­du par­faits que sur le papier et c’est l’expérience qui nous ensei­gne­ra pro­gres­si­ve­ment leur effi­ca­ci­té réelle.
Il n’en est pas moins récon­for­tant de consta­ter une volon­té forte d’évolution, dont témoigne le pas­sage sui­vant de l’avis ren­du par le Conseil éco­no­mique et social à l’appui de son rap­port de jan­vier 2006 :
« Le Conseil éco­no­mique et social estime que le res­pect de ce prin­cipe (le prin­cipe d’égalité de trai­te­ment des citoyens) ne doit pas conduire à faire sys­té­ma­ti­que­ment finan­cer par la col­lec­ti­vi­té des ser­vices fon­dés sur des cri­tères éta­blis par le pas­sé dans un contexte très dif­fé­rent de celui qui pré­vaut aujourd’hui. Le ser­vice public doit s’adapter pour mieux répondre aux besoins. Il s’agit, dans une pers­pec­tive dyna­mique, de le confor­ter en inven­tant de nou­velles offres, de nou­veaux ser­vices au regard de nou­velles priorités. »

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