Services : apprendre à penser contre soi-même
Encourager l’innovation dans les services est un enjeu crucial pour notre pays, ce qui implique d’en comprendre les spécificités. Force est de constater que ce n’est pas toujours le cas.
L’innovation est un processus long, complexe car itératif et foisonnant
En témoigne la suspicion quelque peu désuète de l’administration fiscale sur la réalité de la R&D dans les services, manifestée par cette formulation récente : « Le CIR s’est étendu à tous les secteurs socioprofessionnels, y compris des secteurs où l’existence d’une activité de recherche n’est pas intuitive. Tel est le cas par exemple des banques, des assurances, de la grande distribution et des transports. »
Avec ce genre de considérations, on comprend mieux certains blocages français dans le développement de l’économie numérique.
REPÈRES
Les services représentaient en 2011 quelque 80% de l’économie française, près de la moitié de la dépense intérieure de recherche et développement (R&D) des entreprises en France, et environ le tiers des dépenses de R&D déclarées au crédit-impôt recherche (CIR).
L’importance de ces chiffres frappe, surtout, par leur disparité : ils pourraient indiquer que l’innovation dans les services passe moins que dans l’industrie par la R&D, et moins encore par la R&D technologique (aujourd’hui la seule forme de R&D éligible au CIR).
Ne pas réduire l’innovation à la R&D
Le propos de cet article n’est pas de proposer une nouvelle définition de l’innovation – ni de distinguer l’ensemble des dynamiques d’entreprise regroupées sous ce nom1.
Mécanisme darwinien
Les agrégats de produits et services évoluent progressivement, selon un mécanisme darwinien qui suit les faveurs des consommateurs, est contraint par les techniques disponibles et influe en retour sur l’évolution des techniques et des choix de consommation.
Les rêves des entrepreneurs, qui forment une bonne part de leurs « esprits animaux », s’imposent si les innovateurs trouvent les moyens techniques de les partager avec d’autres à un coût non dissuasif.
Cependant, il n’est pas inutile de rappeler quelques caractéristiques de l’innovation qui sont particulièrement importantes pour le secteur des services. Ainsi, pour nous, l’innovation est un processus long, complexe car itératif et foisonnant, qui se déroule en grande partie en dehors de l’entreprise.
Loin d’être un long fleuve tranquille qui va de l’invention au succès commercial, il s’agit d’une suite d’équilibres ponctués d’allers retours, construits par des alliances sociotechniques successives, traduits en outils et dispositifs plus ou moins repris, transformés, rencontrant ou non leur public et leur rentabilité, et pouvant même susciter une postérité malgré leur échec2 – pas d’iPhone sans Newton, la première tentative d’Apple dans le monde des PDA.
Un processus foisonnant
Les descriptions traditionnelles de l’innovation comme une « cascade » allant de la mise au point d’une nouvelle technologie à son acceptation sous forme d’une génération de produits par les consommateurs n’ont plus de réalité que dans le marketing des télécoms – où la « 4G » succède à la « 3G3 ».
En réalité, les frontières deviennent floues entre produits et services, et les agrégats proposés aux consommateurs comme des « produits » sont des ensembles (le terminal, le réseau, les services, les abonnements, etc.) non maîtrisés de bout en bout par l’entreprise et impliquant de nouveaux modèles d’affaires (schémas de fidélisation, offres liant débits et services culturels, etc.).
Frontières mouvantes
Liens multiples
Outre la R&D, l’innovation dans les services entretient également des liens forts avec d’autres domaines de l’entreprise : ses systèmes d’information qui permettent (ou non) l’intégration de nouveaux acteurs dans la chaîne de valeur5, l’expérience utilisateur qui nécessite de revisiter régulièrement le lien entre la marque et les clients6, l’organisation de la porosité de l’entreprise avec les écosystèmes d’innovation7, etc.
Cette déstructuration des processus d’innovation est particulièrement prégnante dans les services, où l’enjeu porte moins sur l’optimisation des coûts de production que sur la redéfinition des frontières entre acteurs sur les chaînes de valeur, chacun tentant de capter une nouvelle source de valeur ajoutée.
Par exemple, dans l’assurance, on assiste depuis une dizaine d’années à l’émergence des comparateurs, qui tentent de capter les écarts de pricing dus à l’asymétrie d’information entre assureur et assuré ; un autre exemple est l’intégration de services d’assistance et de réparation aux produits d’assurance, dépassant ainsi le simple remboursement des sinistres.
L’innovation ne se confond donc pas avec la R&D – cette dernière pouvant se définir comme l’ensemble des processus de l’entreprise visant à produire de la connaissance (papiers, rapports, articles, mesures, validations techniques, scientifiques et sociales), des techniques (procédés de fabrication, brevets, outils, savoir-faire, processus, usines) et des applications (produits, services, usages, expérience utilisateur, réponse à des besoins).
Pour autant, les deux sont naturellement fortement liés, et les acquis de la R&D sont autant d’affordances4 mobilisables par l’innovateur, suffisant ou non à ce que la magie prenne.
Une nouvelle approche de l’innovation
L’innovation peut donc intervenir à des endroits variés – et inattendus – de la chaîne de valeur et elle peut être générée par un grand nombre d’acteurs – dont les start-ups, qui se donnent spécifiquement pour fonction de rompre avec les traditions d’un secteur. Sur ces bases, on conçoit que, quel que soit le marché, il est plus vraisemblable que la prochaine innovation apparaisse hors des frontières de l’entreprise donnée plutôt qu’en son sein.
L’enjeu porte sur la redéfinition des frontières entre acteurs sur les chaînes de valeur
Il est donc impératif pour les entreprises de se lier à l’écosystème pour ne pas se faire dépasser, pour repérer les innovations, pour s’y allier sans voir la valeur ajoutée disparaître. C’est tout l’enjeu de l’innovation ouverte et fondée sur le numérique – ce qu’Henri Verdier et Nicolas Colin appellent « l’alliance avec la multitude8 ».
De nouvelles méthodes apparaissent pour susciter de l’innovation sur la base de données, d’interfaces (Applications Programming Interfaces ou API) ou de services de l’entreprise.
Trois couches de savoir
On distingue traditionnellement deux phases dans l’innovation : l’étape précompétitive, où les équipes de recherche partagent leurs objectifs, leurs travaux et leurs résultats pour explorer au plus vite l’espace des possibles et converger sur une « génération technologique » pertinente ; puis l’étape compétitive, où chacun, à l’intérieur de cet espace des technologies pertinentes, optimise des produits qui sont en compétition les uns avec les autres auprès des consommateurs.
Événements mobilisateurs
Les entreprises organisent de plus en plus des hackathons qui permettent de mobiliser des communautés de start-ups ou de développeurs autour de leurs champs d’innovation.
Réciproquement, les communautés d’innovation, de la Silicon Valley aux groupements d’universités et écoles en passant par les pôles de compétitivité, proposent de plus en plus des services pour organiser ce type d’événements.
C’est le cas, dans l’assurance, pour AXA, qui a organisé des challenges auprès d’étudiants – un « supercas » d’innovation de services d’assurance avec HEC et Télécom ParisTech – et un hackathon avec l’École 42.
Dans les services, où la notion de génération technologique n’est plus opérante, ces deux types de travaux interviennent en fait simultanément et il convient plutôt de distinguer trois « couches » de savoirs.
En premier lieu, les savoirs qui permettent de construire une réponse directe aux besoins des clients. Ces savoirs sont en général en libre accès et servent de soubassement à l’activité économique. Dans l’exemple des applications grand public de l’Internet, comme les réseaux sociaux, les sites d’enchères ou d’e‑commerce, ces savoirs sont liés au design de services, aux langages de programmation, aux architectures du Web, aux modèles mathématiques de recommandation, etc.
En deuxième lieu, les savoirs qui permettent de construire les plateformes qui rendent opérationnelle l’organisation de la chaîne de valeur et du modèle d’affaires. On compte dans cette catégorie un certain nombre de secrets industriels et commerciaux, comme l’analyse du comportement d’achat des consommateurs – qui permet de créer l’expérience-utilisateur la plus pertinente – ou les algorithmes d’affichage (publicitaire), de recommandation (de produits culturels) ou de pricing (yield management).
En troisième lieu, les savoirs technologiques qui permettent de distancer la concurrence par des gains en performance de plusieurs ordres de magnitude. Dans cette catégorie, on compte un certain nombre d’équipements, d’outils et de savoir-faire uniques.
Le Fonds AXA pour la Recherche
Le Fonds AXA pour la recherche est l’initiative internationale de mécénat scientifique du groupe AXA, leader mondial de l’assurance. Il vise à aller plus loin dans la compréhension et la gestion des risques d’aujourd’hui et de demain.
Depuis sa création en 2007, les aides octroyées par le Fonds totalisent 105 millions d’euros investis dans plus de 401 projets de recherche prometteurs, menés dans des institutions académiques de pointe situées dans 29 pays partout dans le monde. Les financements sont accordés sur décision du conseil scientifique du Fonds.
Le Fonds noue des partenariats à long terme et met l’accent sur la recherche en vue d’alimenter le débat public et d’aider à gérer et prévenir les risques qui pèsent sur l’environnement, la vie humaine et les sociétés. En juin 2013, AXA a annoncé allouer 100 millions supplémentaires à ce type de recherches fondamentales.
Primauté à la vitesse d’exécution
Le foisonnement d’innovations dans de nombreux secteurs des services porte sur les modèles d’affaires ou des « bonnes idées » pour lesquels les régimes classiques de propriété intellectuelle (brevets, droits d’auteur) ne sont pas applicables.
Les régimes classiques de propriété intellectuelle ne sont pas applicables
C’est donc la vitesse d’exécution, la capacité à ajouter en continu des éléments au service et à les faire connaître, qui vont primer – un art qu’une entreprise comme Free, par exemple, maîtrise de manière remarquable, ce qui lui permet d’ajouter régulièrement des services à son offre pour un prix identique.
Les patrimoines ouverts d’outils (logiciels libres) et de savoirs (académiques) deviennent alors des actifs stratégiques, qu’il convient de savoir mobiliser et utiliser de manière pertinente.
La stratégie d’innovation peut donc impliquer de soutenir la constitution de tels patrimoines – le soutien de Microsoft, d’IBM, de Google ou de Facebook aux logiciels libres relève de cette logique, tout comme le soutien que le Fonds AXA pour la Recherche apporte aux chercheurs académiques qui travaillent sur les grands risques contemporains.
Savoirs technologiques stratégiques pour les services Web
Parmi les savoirs technologiques stratégiques dans les services sur le Web, on peut citer la gestion ultradistribuée de gros volumes de données comme la création de Map Request par Google ou l’organisation de communautés open-source autour des nouvelles architectures de centres de données, comme la communauté Open Computing Platform (OCP) animée par Facebook.
Organisations dédiées
Comment, dans une telle fluidité, une entreprise de services peut-elle organiser sa stratégie d’innovation ? Peut-être, à l’instar d’AXA, en créant des organisations dédiées – le Data Innovation Lab – pour se doter des moyens de tester et d’apprendre par la pratique.
Data Innovation Lab
Le Data Innovation Lab est le laboratoire du groupe AXA dont la mission est la transformation vers une entreprise centrée sur les données. Se centrant sur la protection des données personnelles des assurés, le Data Innovation Lab a pour objectifs de faire monter en expertise les métiers du groupe en améliorant la compréhension des données externes et internes, d’accélérer les opportunités de création de nouvelles sources de valeur sur le terrain ainsi que de servir de hub avec l’écosystème d’innovation.
Dans ce bouillonnement, le risque principal que court une entreprise est de ne pas savoir reconnaître une mutation de son marché qui va remettre en cause brutalement jusqu’à son existence9.
C’est du reste l’une des retombées les plus utiles du mécénat d’AXA envers la recherche : être le symbole de la nécessité de rectifier en continu les croyances des leaders et des experts, et offrir à chacun des opportunités pour opérer cette rectification.
Ce qui n’est rien d’autre, finalement, que la réaffirmation de l’importance d’une discipline ancienne : savoir « penser contre soi-même », comme nous y engageaient déjà Platon et Montaigne. Jamais sans doute cette maxime n’a‑t-elle été aussi pertinente qu’aujourd’hui dans les services.
_________________________________________
1. Dont un simple coup d’œil à l’article « Innovation » de Wikipedia suffit à constater la richesse et la variété.
2. Deux points de départs utiles pour éviter les idées trop simples sur ce sujet : M. Akrich, M. Callon et B. Latour, « À quoi tient le succès des innovations », Gérer et Comprendre, 1988, et P. Le Masson, B. Weill et A. Hatchuel, Les Processus d’innovation, Hermès, 2006.
3. Lire à ce propos l’histoire passionnante de la dérégulation des télécommunications dans Lucien Sfez, Technique et idéologie : un enjeu de pouvoir, Seuil, 2002.
4. Selon le mot popularisé par l’ergonome Donald Norman dans son Design of Everyday Things, Basic Books, 1988.
5. Ce qui ne va pas toujours de soi. Pour une analyse critique du rôle des systèmes d’information dans la facilitation ou le frein à l’innovation, voir Michael Ballé et Godefroy Beauvallet, Le Management Lean, Pearson, 2013.
6. Voir le fameux livre de Tim Brown, Change by Design, Harper & Collins, 2009.
7. Open Innovation : The New Imperative for Creating And Profiting from Technology, de Henry Williams Chesbrough, Harvard Business School Press, 2003, est une clef d’entrée toujours pertinente dans le monde de l’innovation ouverte.
8. Henri Verdier et Nicolas Colin, L’Âge de la multitude, Armand Colin, 2013.
9. C’est ce que vivent aujourd’hui les taxis français face aux VTC réservables sur Internet, faute d’avoir su sortir d’une économie de rareté et de rente, comme les commerçants culturels l’ont vécu hier. Pour une brillante analyse à charge :
http://colinverdier. com/les-fossoyeurs-de-l-innovation.